Auteur : Frédéric Lelong

MORICE, Juliette, Le Monde ou la Bibliothèque. Voyage et éducation à l’âge classique, Paris, Les Belles Lettres, 2016, 352 p.

Cet ouvrage étudie avec précision le beau sujet de la réflexion pédagogique et philosophique consacrée au voyage (sa justification, sa méthode, ses dangers, son sens philosophique) qui naît dans l’humanisme de la Renaissance, à partir de la satire érasmienne de la « folie » inhérente aux « pèlerinages », et qui se prolongera à l’âge classique, jusqu’au XVIIIe siècle, chez Rousseau. La position de D. dans cette histoire de la littérature « apodémique » est singulière et intéressante. L’A. aborde la question du « voyage cartésien » en trois moments principaux et décide de mettre à distance l’axe historiographique reliant Montaigne à D. pour privilégier notamment une comparaison éclairante avec le sceptique libertin La Mothe Le Vayer : le voyage comme mise en œuvre d’un « doute délibéré et maîtrisé », sans être encore « méthodique », qui s’inscrit, selon une « nécessité hypothétique », dans un cheminement philosophique (lui-même constitué de trois moments : le « voyage » symbolique de la lecture, l’expérience du « Livre du monde », et enfin l’étude du moi pensant et fondateur) menant à la certitude du Cogito ; le voyage comme affirmation de la liberté par rapport aux chaînes de l’enracinement, qui renvoie à un « cosmopolitisme métaphysique » ; enfin la relation problématique, en contexte cartésien, du voyage au plaisir de la « nouveauté ». L’A. soutient la thèse d’une rupture entre D. et la tradition « humaniste » dans la mesure où disparaissent dans sa réflexion le souci normatif d’élaborer une « éthique du voyage » à l’usage de tous les hommes, la défense de « l’honnête curiosité » et le pur « plaisir » de voyager associé à celui de la « conversation » avec les autres hommes. Ce chap. IV que l’ouvrage consacre à D. tend en particulier à montrer que le « voyage cartésien » n’est pas le déplacement d’un lieu vers un autre, qu’il n’est plus un « voyage » au sens strict, mais une affirmation spirituelle de la liberté à l’égard du Lieu en général, et de l’enracinement, selon une problématique qui aurait pu selon nous être éclairée, dans un contexte bien entendu plus contemporain renvoyant aussi au rapport intime entre « voyage » et « technique », par la réflexion que développa Levinas en 1961 dans l’article « Gagarine, Heidegger et Nous » (1961, repris in Difficile Liberté), même si le propos levinassien comporte un horizon théologique que J. Morice met à distance dans sa réflexion sur le « cosmopolitisme cartésien ». En ce sens le rapport de D. au « voyage » manifeste bien, selon l’A., une dimension essentielle du sujet cartésien en tant que tel, au-delà d’une dimension empirique ou biographique, à savoir sa transcendance à l’égard de tout enracinement et l’ouverture essentielle à l’universel qui en est le corrélat, mais aussi à la « nouveauté » des mondes modélisés par la science, contre l’exaltation du séjour sensible et charnel dans l’environnement.

Cependant, la mise à distance dans le propos de l’A. de la dimension métaphysique de la pensée cartésienne ne semble pas toujours pleinement justifiée. (1) Par ex., il n’est pas certain que la métaphore du monde comme « spectacle » dépende seulement chez D. d’une modification « phénoménologique » (en tant qu’une « certaine » phénoménologie se voudrait indépendante de la métaphysique proprement dite) du regard sur le monde (p. 223), comme le soutient l’A. avec P. Guenancia, car la distance des « grandes âmes » à l’égard de la fortune est aussi associée par D. à des convictions métaphysiques fortes. Par exemple, dans la lettre à Élisabeth de mai ou juin 1645 (évoquée p. 210-211), D. écrit que les grandes âmes se considèrent comme « immortelles » et jointes à des corps « mortels et fragiles », et estiment très peu la « fortune » au regard de « l’éternité », et dans la lettre du 15 sept. 1645, il réaffirmera l’utilité morale de la vérité que « la nature de notre âme, en tant qu’elle subsiste sans le corps, est beaucoup plus noble que lui » (AT IV 292). Avant d’avoir la connaissance démonstrative et proprement métaphysique de sa nature, l’âme peut avoir en contexte cartésien un sentiment de sa liberté constitutive, de son extranéité, liberté qui n’est pas le résultat d’un détachement, mais une donnée primitive de notre condition. (2) Notons également que la relation métaphorique entre la connaissance scientifique et le voyage, évoquée au terme de ce chap. IV, est intéressante, mais la prise en compte de sa complexité exigerait peut-être un développement plus approfondi. D’un certain côté, comme le souligne l’A., la science cartésienne « dépayse » l’esprit en le conviant, notamment à travers le procédé de la « fable » dans le Monde, à la découverte d’« un nouveau monde » reconstruit par la raison théorique, et en même temps D. ne cesse dès les Regulae d’inscrire ses hypothèses scientifiques, au moins dans leurs fondements, dans la dimension de l’objectivité ordinaire, « à portée de main » et « facile ». Ainsi, la pensée cartésienne exige de trouver un équilibre complexe entre « l’étranger » et « l’ordinaire », entre l’altérité surprenante et le familier, comme en témoigne aussi la réappropriation par D. du principe platonicien de la « réminiscence ».

Frédéric LELONG

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Pour citer cet article : Frédéric LELONG, « MORICE, Juliette, Le Monde ou la Bibliothèque. Voyage et éducation à l’âge classique, Paris, Les Belles Lettres, 2016 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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