Auteur : José Médina

Sharon A. LLOYD (ed.), Interpreting Hobbes’s Political Philosophy Cambridge, Cambridge University Press, 2019, 281 p.

La diversité des approches et des interprétations de l’œuvre de Hobbes n’est pas un phénomène récent. On s’en convaincra aisément en consultant les précieuses mises au point proposées périodiquement par d’éminents spécialistes comme Arrigo Pacchi (« Cinquant’anni di studi hobbesiani », Rivista di Filosofia, LVII, 1966, p. 306-335), W. H. Greenleaf, (« Hobbes: The Problem of Interpretation », Hobbes Forschungen, Reinhart Koselleck et Roman Schnur (ed.), Berlin, 1969), Bernard Willms, (« Tendencies of Recent Hobbes Research », Thomas Hobbes: his View of Man, J. G. van der Bend (éd.), Amsterdam, 1982), P. Zagorin (« Hobbes on our Mind », Journal of the History of Ideas, 51, 2, p. 317-335).

En 2013 Sharon A. Lloyd, dans son Bloomsbury Companion to Hobbes (New York, Bloomsbury Publishing, 2013), prenait acte de l’important renouveau des études hobbesiennes au cours des 30 dernières années, notamment dans le monde anglo-américain, en présentant des contributions originales de spécialistes de la pensée de Hobbes sur les principaux thèmes et idées de la pensée de Hobbes. Le volume était organisé en chapitres thématiques, mais le dernier chapitre (« Des débats pérennes et des questions ouvertes ») présentait les aspects les plus controversés de la pensée de Hobbes sur sa conception du contrat social, de la condition féminine, de la nature de Dieu, de la loi naturelle, des droits de l’individu et de la souveraineté. Le présent volume, sous sa direction, vient heureusement enrichir et compléter le dernier chapitre du Bloomsbury Companion to Hobbes en rassemblant quatorze essais destinés à « aider les lecteurs à s’orienter dans la littérature savante complexe ». Parmi les auteurs, aux côtés de spécialistes comme Michael Byron, Luc Foisneau, Eva Odzuck et Paul Weithman, nous retrouvons des collaborateurs du Bloomsbury Compagnon :  Adrian Blau, Samantha Frost, Michael J. Green, A.P. Martinich, Gianni Paganini, Gabriela Slomp, Johann Sommerville, Susanne Sreedhar et Peter Vanderschraaf.

Dans son introduction, S. A. Lloyd constate que « l’avancée spectaculaire des études hobbesiennes au cours du dernier demi-siècle […] a donné lieu à la fois à de nouvelles écoles d’interprétation de la théorie politique de Hobbes et à des interprétations de plus en plus sophistiquées d’éléments spécifiques de cette théorie ». Or, explique S. A. Lloyd, les commentateurs « mélangent et rapprochent ces différents nouveaux éléments pour tenter de modifier ou de défendre l’interprétation de l’ensemble de la philosophie politique de Hobbes que chacun trouve la plus convaincante ». Nous assistons donc à une « fragmentation des débats locaux » qui nécessite une mise au point. Ce constat annonce le contenu du livre : Interpreting Hobbes’s Political Philosophy ne nous propose pas une nouvelle interprétation de la philosophie politique de Hobbes dans son ensemble mais plutôt des interprétations d’éléments spécifiques de sa théorie qui font l’objet des débats actuels. Ces éléments spécifiques sont (quatrième page de couverture) : « la méthode philosophique de Hobbes, ses intentions, son matérialisme, sa théorie psychologique et sa théorie morale, sa conception de la bienveillance, de la loi et des libertés civiles, de la religion et des femmes, ainsi que ses idées sur l’autorisation et la représentation, son utilisation de l’état de la nature et sa réponse à l’injuste insensé. ». De manière assez équilibrée, l’ensemble des contributions offre un bon panorama des interprétations les plus récentes sans pour autant négliger les grands interprètes. Ainsi, dans le premier chapitre (« Methodologies of Interpreting Hobbes : Historical and Philosophical », p. 10-28), Adrian Blau pose judicieusement la question de savoir quelle est la meilleure approche interprétative de la théorie de Hobbes. Selon lui, les approches unilatérales – historique (ou contextualiste), philosophique, marxiste – sont toutes insuffisantes, et l’interprétation qui consiste à ne s’intéresser qu’à la consistance logique d’une théorie n’est pas davantage satisfaisante. A. Blau leur préfère une approche multiple qui soit à la fois historique et philosophique, étant entendu qu’elle doive évidemment s’appuyer sur une analyse textuelle. Pour illustrer son propos, A. Blau offre une remarquable analyse des travaux de deux grands interprètes : Quentin Skinner « l’historien » et Jean Hampton « la philosophe » contractualiste. Il reproche au premier de négliger le contexte textuel (p. 18) et montre, notamment en s’appuyant sur les travaux de S. A. Lloyd, combien la théorie des jeux conduit à une mésinterprétation de l’œuvre de Hobbes (p. 21-27).

Les mésinterprétations ne sont cependant pas dénuées d’intérêt. C’est ce que montre l’essai de Luc Foisneau (chapitre 14 : « The Productivity of Misreading : Interpreting Hobbes in a Hobbesian Contractarian Perspective », p. 242-257) consacré à la mauvaise interprétation contractualiste de la théorie morale hobbesienne proposée par David Gauthier (Morals by Agreement, 1986). Luc Foisneau commence par montrer (p. 243-248) comment l’interprétation contractualiste de Gauthier découle de la mauvaise interprétation par Wolff de La Théorie de la justice de Rawls en ce qu’elle fait dériver la moralité de la seule rationalité. Il examine ensuite de manière détaillée (p. 248-257) les erreurs commises par la lecture que fait Gauthier de certains éléments de la réponse de Hobbes à l’insensé. L’analyse de ces erreurs met au jour à la fois le fondement de l’interprétation contemporaine de la morale inaugurée par Gauthier et l’orientation sociale et non étroitement égocentrique de la théorie morale de Hobbes.

L’on pourrait tout aussi bien qualifier de mésinterprétations les essais de A. P. Martinich (chap. 2, « Hobbes’s Political-Philosophical Project: Science and Subversion » p. 29-49) et de Michael Byron (chap. 12, « Hobbes’s Confounding Foole », p. 206-222) en ce qu’ils partagent la thèse discutable, défendue par Martinich (The Two Gods of Leviathan. Thomas Hobbes on Religion and Politics, Cambridge University Press, 1992) selon laquelle il convient de lire Hobbes en rétablissant deux états de nature : un premier état de pure nature, privé des lois naturelles et d’un pouvoir commun, et un second état dans lequel s’exerce le pouvoir divin de sorte que les lois naturelles obligent non seulement parce qu’elles sont dictées par une raison pratique soucieuse de conservation de soi et de bien-être mais aussi et surtout parce qu’elles sont commandées par Dieu. Dans son chapitre, Martinich défend à nouveau l’idée que Hobbes est un chrétien sincère, une vérité que, selon lui, l’interprétation contextualiste est incapable d’établir, tandis que Byron passe en revue les interprétations traditionnelles de la réponse de Hobbes à l’insensé (celles de Hampton, Gauthier, Kavka), approuve celle de S. A. Lloyd mais la corrige sur un point essentiel : au lieu de distinguer l’insensé injuste et l’insensé athée, il convient au contraire de considérer que l’insensé est à la fois injuste et athée et de reconnaître que c’est précisément la condition qui caractérise tous les « habitants du premier état de nature » (p. 219), pour peu que l’on comprenne, de manière selon moi forcée, que l’absence de pouvoir commun dans l’état de pure nature signifie absence de pouvoir divin (p. 220).

L’actualité des débats n’est pas le seul critère de choix des éléments « spécifiques » examinés dans cet ouvrage. C’est sans doute le cas du chap. 13 (« “Not a Woman-Hater,” “No Rapist,” or Even Inventor of “the Sensitive Male” ? Feminist Interpretations of Hobbes’s Political Theory and Their Relevance for Hobbes Studies » p. 223-241), consacré aux interprétations féministes de Hobbes (notamment Nancy J. Hirschmann et Joanne H. Wright (ed.), Feminist Interpretations of Thomas Hobbes, Pennsylvania State University Press, 2012), dans lequel Eva Odzuck soutient que Hobbes justifie la domination des hommes sur les femmes. Par ailleurs, la question des opinions religieuses de Hobbes, soulevée par Martinich, justifie le chap. 9 (« Hobbes and Christian Belief », p. 156-172) dans lequel Johann Sommerville conteste les interprétations de Curley et de Skinner selon lesquelles Hobbes remettrait en question la religion chrétienne.

La nouveauté est également à prendre en considération, notamment quand Paul Weithman (chapitre 10, « Hobbes on Persons and Authorization », p. 173-190) d’une part, prétend que la conception hobbesienne du commonwealth s’inspire des idées d’Edward Coke sur la corporation (p. 185-186), d’autre part, soutient que Hobbes a commis une erreur en prétendant (Leviathan XVI, 4) « qu’une personne ne peut autoriser une autre qu’à faire ce qu’elle a elle-même le droit d’accomplir ». L’erreur serait due à l’analogie infondée entre autorité et possession. Ce genre de critique – dont nous préserve la note de Tricaud p. 163 de sa traduction du Léviathan, qui précise que « l’authority n’est jamais un attribut de l’auteur mais un mandat délégué au représentant » – est un bon exemple d’une tradition interprétative américaine qui consiste à étudier les textes en leur substituant une construction d’arguments formalisés dans le but d’en éprouver la cohérence logique, ce qui conduit souvent à dénoncer les erreurs ou les contradictions de l’auteur, et même à proposer de les corriger. Peter Vanderschraaf est un autre représentant de cette tradition interprétative. Au chap. 11 (« The Character and Significance of the State of Nature », p. 191-205), après un examen des diverses interprétations de la signification de l’état de nature – y compris celles qui ont recours à la théorie des jeux (p. 197-204) – il propose une nouvelle interprétation selon laquelle l’état de guerre de tous contre tous, loin de résulter d’une absence de moralité tient plutôt au manque d’une nécessaire information publique qui suffirait à « rendre les hommes capables de se gouverner eux-mêmes » sans avoir besoin de l’aide d’un « souverain absolu » (p. 205). Une autre tendance propre à la tradition américaine est aussi présente : celle qui, comme dans un autre ouvrage également dirigé par S.A. Lloyd : Hobbes Today. Insights for the 21st Century (Cambridge University Press, 2013), consiste à lire un auteur en se demandant en quoi il peut nous aider à penser les problèmes de notre époque dont il n’avait aucune idée, ou à reformuler certaines de ses questions en termes plus contemporains. C’est précisément cette démarche qu’examine Susanne Sreedhar (chap. 8 « Interpreting Hobbes on Civil Liberties and Rights of Resistance », p. 141-155).

Mais le principal critère de choix des éléments retenus dans le livre consiste en ce que les « débats locaux » correspondent dans l’ensemble à des questions abordées par S. A. Lloyd, d’abord en 1992 dans Ideals as Interests in Hobbes’s Leviathan: The Power of Mind over Matter (Cambridge University Press), puis en 2009 dans Morality in the Philosophy of Thomas Hobbes: Cases in the Law of Nature (Cambridge University Press). L’interprétation de S. A. Lloyd a en effet manifestement marqué un tournant dans la recherche telle qu’elle se pratique outre-Atlantique – mais aussi au sein de l’European Hobbes Society. Son importance tient au fait qu’elle s’oppose à l’interprétation traditionnelle (dite « standard ») de la théorie politique de Thomas Hobbes, partagée par des auteurs aussi divers que Gauthier, J.W.N. Watkins, Macpherson, Nagel, Plamenatz, Skinner, Kavka et Hampton. Au-delà de leurs différences de fond, tous ont en commun de considérer : (1) que le désir d’auto-préservation constitue la plus importante force de motivation de la condition humaine et le facteur déclenchant de la situation de guerre de tous contre tous dans l’état de nature ; (2) que l’établissement de l’État politique, créé à partir du contrat social, éradique définitivement le conflit par le déploiement effectif de l’autorité du souverain. Or S. A. Lloyd affirme que, si le contrat social permet de surmonter la « situation de guerre de tous contre tous », il existe un type de conflit qui persiste dans l’État politique (généré par des intérêts transcendants – des intérêts qui l’emportent sur la peur de la mort – exposés dans les parties 3 et 4 du Léviathan). Ainsi, Lloyd suggère qu’en réalité, le problème de la théorie politique de Hobbes est « le problème de l’établissement et du maintien de l’ordre » et que, dans cette mesure, l’interprétation standard ne peut rendre compte du problème ou de la solution politique de Hobbes, parce qu’elle se fonde sur une vision limitée des intérêts humains, en ne prenant en compte que les intérêts prudentiels (qui s’inscrivent dans le schéma du désir d’auto-préservation) et qu’elle laisse de côté les intérêts transcendants et, surtout, le conflit que ceux-ci peuvent générer au sein de l’État politique. L’interprétation de Lloyd exclut d’une part que la simple force physique puisse assurer l’ordre social : la solution des désordres passe non par la force mais par l’éducation et, d’autre part, de manière cohérente, que l’établissement de l’État repose sur une anthropologie mécaniste et matérialiste. Ce que résume bien Arnaud Milanese (Hobbes et le matérialisme, Éditions Matériologiques, 2016, p. 107) : le gouvernement part non d’une représentation tirée d’une physique de l’homme comme corps en mouvement, ni d’une norme idéale de ce que devrait être l’intérêt du peuple, mais d’une rationalisation de ce que les individus se représentent comme leurs propres intérêts ».

L’interprétation de S. A. Lloyd – ainsi que sa propre contribution (chap. 7 : « Interpreting Hobbes’s Moral Theory : Rightness, Goodness, Virtue, and Responsibility », p. 122-140) – occupe donc une position centrale dans le livre et en assure l’unité. Conformément à l’objectif pédagogique de l’ouvrage, le chap. 7 commence par un rappel des différentes interprétations de la théorie morale de Hobbes. Constatant leur extrême diversité, au point que certains commentateurs (Nagel, Watkins, Hampton) ont même nié que Hobbes ait une théorie morale, Lloyd entreprend de « clarifier » le débat en examinant les « notions de base » constitutives de toute théorie morale : la justice, la bonté, la vertu et la responsabilité. « La vraie théorie des lois de nature » étant « la vraie philosophie morale » (Leviathan, XV, §40), Lloyd commence par rappeler que la réciprocité – l’acceptation du fait que ce qui constitue une raison pour moi constitue également une raison pour toi – est la condition de toute moralité. Il y a donc bien chez Hobbes une théorie morale dont l’unité réside dans sa conception de la raison – la réciprocité interdisant toutes les exceptions égoïstes car « déraisonnables » et « injustifiables ». Selon Lloyd, c’est proprement l’accord avec la raison qui nous porte à observer la loi naturelle et non pas notre « désir d’éviter la guerre » (p. 129), « la préservation de soi » ou « le profit de l’agent » (p. 138). La théorie morale de Hobbes n’est ni téléologique ni dépendante d’un commandement divin (Martinich), d’une loi dictée par le souverain ou d’une convention ; la justice est fondée sur le principe de réciprocité, la bonté implique la sociabilité et la responsabilité ; « les lois de nature ne sont pas des obligations volontaires mais des devoirs naturels » (p. 139).

Dans ces conditions, on comprend que la majorité des auteurs instaurent un véritable dialogue avec Lloyd. Ainsi, deux chapitres concernent sa remise en question du fondement matérialiste de la philosophie politique et morale de Hobbes : d’abord le chap. 3 de Gianni Paganini (« Hobbes’s Philosophical Method and the Passion of Curiosity », p. 50-69) qui défend avec raison l’unité du système de Hobbes et de sa méthode en montrant comment la passion de curiosité, cette passion spécifique de l’homme, en constitue le fondement, si bien qu’il est impossible de « séparer la politique et la morale de Hobbes de son matérialisme (p. 67) ; ensuite le chap. 4 (« Hobbes, Life, and the Politics of Self-Preservation: The Role of Materialism in Hobbes’s Political Philosophy » p. 70-92) dans lequel Samantha Frost reprend les résultats de son Lessons from a Materialist Thinker: Hobbesian Reflections on Ethics and Politics (Stanford, Stanford University Press, 2008). Une première partie est consacrée à dénoncer le refus de la majorité des commentateurs de prendre au sérieux le fondement matérialiste de l’anthropologie et de l’éthique de Hobbes. La force du préjugé antimatérialiste est très justement repérée chez des auteurs comme Tom Sorell ou Watkins (p. 72-73). Une seconde partie, particulièrement originale mais aussi moins convaincante, tente de déduire de l’explication matérialiste de la sensation telle qu’elle est présentée dans le De Corpore (chap. XXV) et de l’importance que Hobbes accorde au souci de l’avenir, l’idée que l’individu hobbesien, loin d’être soucieux de sa propre préservation, est un être intersubjectif, c’est-à-dire inséré dans des réseaux de relations sociales qui le constituent. De cette manière, Samantha Frost réussit à fournir à l’interprétation de Lloyd un fondement bien plus pertinent, à la fois « conceptuel et ontologique » (p. 91). On regrettera toutefois que la justesse de certaines des analyses de Samantha Frost perdent de leur force du fait d’un manque de rigueur : à aucun moment elle ne définit le matérialisme de Hobbes présenté soit comme une position « métaphysique », soit comme l’équivalent d’une explication mécaniste du comportement des corps. On pourra également s’étonner de lui voir constamment attribuer à Hobbes l’expression improbable d’« impetus to persist in living ». Il est enfin particulièrement regrettable qu’à l’appui de ses thèses, elle préfère citer les commentateurs récents plutôt que les textes de Hobbes, si possible dans leur langue originale – un défaut hélas trop largement partagé ; ainsi, les citations du De Corpore sont en fait extraites de la traduction anonyme : Elements of philosophy, The first section concerning Body (1656) – je signale une coquille p. 82 : le numéro de l’article du chapitre VIII du De Corpore est 16 et non 6.

Enfin, au souci qu’a Lloyd de ne pas fonder l’éthique de Hobbes sur l’égoïsme ou l’auto-préservation répondent, chacun à leur manière, les chap. 5 et 6. Le titre du premier (Michael J. Green, « Human Nature and Motivation: Hamilton versus Hobbes », p. 93-105) est surprenant. Quel rapport peut-il bien avoir entre Hobbes et le fondateur du parti fédéraliste américain, Alexander Hamilton (1757-1804) ? La réponse est donnée après un résumé peut-être un peu trop rapide de la première partie du Léviathan (p. 95-97). Il se trouve que celui qui fut le secrétaire personnel et aide de camp de George Washington était connu pour son ambition de gloire militaire. Or, sans que l’on comprenne bien pourquoi, Michael J. Green décide d’illustrer l’opposition entre les hommes disposés à obéir à un pouvoir commun et ceux qui sont plutôt enclins à susciter des guerres et des discordes civiles (Léviathan, XI, 4) en comparant « le jeune Alexander Hamilton » et le « jeune Hobbes ». S’il est clair que ce que nous savons du premier justifie pleinement l’association avec les fauteurs de guerre, on suivra plus difficilement l’auteur lorsqu’il affirme, en invoquant l’autobiographie de Hobbes, que « le jeune Hobbes avait différentes ambitions […] et fait clairement partie de ceux qui désirent la commodité et la volupté sensuelle ou le savoir et les arts pacifiques » ou lorsqu’il semble approuver la thèse de Philip Pettit (Made with words, 2008) selon laquelle les hommes sont dotés de la faculté naturelle qu’est la curiosité « parce qu’ils disposent du langage » – alors que c’est l’inverse. Cela dit, l’évocation d’Alexander Hamilton ne prend son sens qu’une fois abordée (p. 99) la question de l’égoïsme psychologique communément attribuée à Hobbes. La thèse de Green est à la fois nouvelle et singulière. Elle consiste tout d’abord à donner raison aux commentateurs qui, à la suite de B. Gert, Kavka et Lloyd réfutent l’égoïsme psychologique de Hobbes (p. 100). À partir de là, Green soutient que : (1) « le rapport entre l’égoïsme psychologique et les causes de la guerre dans l’état de nature ne sont pas aussi évidentes que ce que l’on prétend » : les motivations qui conduisent les hommes à la guerre sont loin de se rapporter au seul égoïsme dont Hobbes « pourrait entièrement se passer » (p. 103) tout en « aboutissant aux mêmes conclusions à propos de l’état de nature » ; (2) la critique a généralement « exagéré » les difficultés rencontrées dans l’établissement de l’ordre politique : une fois écartés les dangers de la guerre, « il est peu probable que la société soit remplie de Hamiltons. Peu de gens sont prêts à risquer leur vie pour une promotion sociale quand une vie confortable est une issue possible » (104). Quant aux ambitieux comme Hamilton, l’État a les moyens de les contrôler en les honorant par des signes de faveur (Léviathan. X, 36), « en conséquence, l’État n’a pas besoin d’être répressif même si les sujets sont décidés à poursuivre leur propre voie » ; (3) D’un autre côté, cependant, le naturel religieux pousse les hommes à craindre Dieu, parfois même plus que le Dieu mortel : Lloyd a raison de « souligner que la politique de Hobbes ne peut pas s’appuyer uniquement sur la peur du châtiment » du pouvoir civil.

Heureusement, la question de l’égoïsme est remarquablement traitée dans l’excellent chap. 6 de Gabriella Slomp (« On Benevolence and Love of Others », p. 106-112). Si les hommes ne sont ni méchants ni égoïstes, la bonne question est en effet de savoir s’ils « sont capables d’aimer les autres ». G. Slomp envisage tour à tour deux réponses proposées par la critique – de Joseph Butler et David Hume à nos jours : (1) Hobbes exclut radicalement la possibilité d’une bienveillance désintéressée ; (2) Hobbes admet la possibilité d’actions bienveillantes mais remarque qu’elles sont rares. Elle conclut que Hobbes ne cherche pas à établir la possibilité de la bienveillance ni même à l’encourager parce qu’elle est fondamentalement dangereuse pour l’État.

Dans son introduction, Lloyd précisait que « dans de nombreux cas » les auteurs présentaient des « interprétations nouvelles et révolutionnaires » (« groundbreaking »). Il n’est pas certain que les lecteurs qui connaissent les études hobbesiennes menées en France depuis de nombreuses années seront sensibles à la nouveauté de certaines interprétations. On remarquera d’ailleurs, qu’à l’exception de Luc Foisneau et de Martine Pécharman, aucun chercheur français n’est présent dans la bibliographie (p. 258-278). Quant à l’aspect révolutionnaire, il relève le plus souvent d’une négligence des textes de Hobbes. Reste que l’aspect le plus réussi de l’ouvrage est sans doute sa dimension pédagogique, d’abord, dans les parties que chaque auteur consacre à l’historique des débats sur les sujets qu’ils ont choisi de traiter – à cet égard, les synthèses de G. Paganini (p. 50-53), de S. Frost (p. 70-75), de G. Slomp (p. 106-116) sont remarquables –, ensuite, dans sa présentation, somme toute exemplaire, de la tendance des recherches anglo-américaines.

José MÉDINA

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Pour citer cet article : José MÉDINA, « Sharon A. LLOYD (ed.), Interpreting Hobbes’s Political Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2019 », in Bulletin d’études hobbesiennes III (XXXI), Archives de Philosophie, tome 83/2, avril-juin 2020, p. 197-222.

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Laurens VAN APELDOORN et Robin DOUGLASS (eds.), Hobbes on Politics and Religion, Oxford, Oxford University Press, 2018, 336 p.

Ce très riche volume de quinze chapitres est l’aboutissement du projet de recherche inaugural de la jeune European Hobbes Society. Autour d’un thème commun : la relation entre la pensée politique de Hobbes et sa pensée religieuse, soit les deux parties du Léviathan, il rassemble des contributions pour la plupart issues des travaux réalisés en 2015, au King’s College de Londres et à l’Université de Leyde. Comme l’indiquent dans leur introduction Laurens van Apeldoorn et Robin Douglass, « l’accent est principalement mis sur la politique religieuse de Hobbes, plutôt que sur ses propres croyances religieuses, ou leur absence ». C’est dire la nouveauté du cadre de la recherche : la question de l’athéisme de Hobbes étant écartée, « tous les chapitres de ce volume traitent, d’une manière ou d’une autre, de son traitement de la religion en tant que phénomène politique ou des dimensions politiques de sa position par rapport aux doctrines chrétiennes et leur histoire ». Sans prétendre à l’exhaustivité, ce livre a ainsi pour ambition de poser de nouvelles questions et d’éclairer de nouvelles perspectives. Cette nouveauté, qui fait tout l’intérêt du livre, ne concerne pas seulement le questionnement mais aussi les auteurs : de manière équilibrée sont rassemblées les contributions d’éminents spécialistes de la pensée de Hobbes (Jeffrey Collins, Alan Cromartie, Franck Lessay, S. A. Lloyd, A. P. Martinich, Glen Newey, Jon Parkin, Patricia Springborg) mais aussi de jeunes chercheurs (Teresa M. Bejan, Elad Carmel, Alexandra Chadwick, Paul B. Davis, Daniel Eggers, Alison McQueen, Johan Olsthoorn) dont la présence atteste la vitalité des recherches hobbesiennes au sein de l’European Hobbes Society.

La pensée théologique de Hobbes, comme l’avait jadis remarqué Arrigo Pacchi (« Hobbes e la teologia » in Hobbes oggi. Atti del Convegno internazionale di studi (Milano-Locarno, 18-21 maggio 1988), promosso da Arrigo Pacchi, a cura di Andrea Napoli; con la collaborazione di Guido Canziani, Milano, FrancoAngeli, 1990, p. 105) se prête particulièrement à un traitement historique. On ne sera donc pas surpris de constater que c’est ici l’approche dominante. Ainsi, A. P. Martinich (chap. 3 : « Natural Sovereignty and Omnipotence in Hobbes’s Leviathan »), suivant une ligne interprétative inaugurée dans son Two Gods of Leviathan : Thomas Hobbes on Religion and Politics (Cambridge, Cambridge University Press, 1992), défend l’idée selon laquelle Hobbes aurait pensé la souveraineté civile sur le modèle de la souveraineté divine fondée sur l’omnipotence. Il identifie alors les sources bibliques de cette modélisation – le livre de Job, un certain nombre de psaumes – mais montre également que la conception de Dieu comme souverain absolu est partagée par des contemporains de Hobbes tels que Thomas Adams dans son Commentary or, Exposition upon the Divine Second Latin Epistle General, Written by the Blessed Apostle St. Peter (London, 1633), William Ames dans Conscience with the Power and Cases thereof Devided into V. books ([Leyden and London], 1639) et même le niveleur John Lilburne (The Free-man’s Freedom Vindicated, London, 1646). Alan Cromartie (chap. 6 : « Hobbes, Calvinism, and Determinism ») s’interroge sur les circonstances dans lesquelles Hobbes est devenu déterministe et montre que contrairement à l’opinion courante le calvinisme ne peut en être le fondement. Bien plus, l’anthropologie de Hobbes est « totalement non calviniste » (p. 97) et ses positions théologiques révèlent plutôt une « ignorance surprenante » de la théologie protestante, comme l’avait d’ailleurs pressenti Bramhall.

Le contexte biblique de la pensée politique de Hobbes fait l’objet de deux contributions : au chap. 7, « Mosaic Leviathan : Religion and Rhetoric in Hobbes’s Political Thought », Alison McQueen examine la place que l’Israël biblique occupa dans les débats politiques et religieux entre les défenseurs du pouvoir monarchique et les parlementaires. Dans le Léviathan, Moïse étant présenté comme le souverain représentant de Dieu, elle considère que ce « tournant mosaïque » est paradoxal vu que les parlementaires s’appuyaient sur la politique des Israélites sous Moïse pour défendre leurs positions politiques. Selon elle ce « tournant mosaïque » doit être compris comme un geste polémique de la part de Hobbes visant à subvertir l’appel parlementaire à la politique mosaïque.

Paul B. Davis, (chap. 8, « Devil in the Details : Hobbes’s Use and Abuse of Scripture »), présente une analyse particulièrement intéressante de la manière dont Hobbes utilise les Écritures. On apprend ainsi que, contrairement à l’opinion de Pacchi, seule une infime partie de ses citations bibliques provient de ses propres traductions. La plupart du temps, Hobbes cite des traductions contemporaines qui varient cependant selon la langue dans laquelle il écrit : les citations du De Cive et de l’Anti-White proviennent de l’édition Clémentine de la Vulgate latine; celles des Elements of Law de la Bible de Genève, mais celles du Leviathan sont tirées de la Bible du roi Jacques publiée en 1611. Davis attire alors l’attention sur des exceptions notables, lorsque sur certains points, notamment ceux qui concernent les phénomènes surnaturels, les citations divergent considérablement des traductions contemporaines. Davis en dresse minutieusement l’inventaire et montre comment ces divergences relèvent de la volonté chez Hobbes de faire concilier la Bible avec ses propres principes. Ce remarquable chapitre montre également que l’examen des traductions permet d’établir certaines des sources de l’exégèse biblique hobbesienne, comme les écrits de l’érudit Joseph Mede et, de manière convaincante, il fournit de nouvelles preuves à l’appui de la thèse selon laquelle le texte latin du Léviathan n’est pas antérieur à la version anglaise.

Toujours suivant une approche contextuelle, Patricia Springborg (chap. 9, « The Politics of Hobbes’s Historia Ecclesiastica ») et Glen Newey, (chap. 10, « A Profile in Cowardice ? Hobbes, Personation, and the Trinity »), abordent la question de savoir si, après la restauration, les écrits théologiques de Hobbes sont motivés par la nécessité de répondre aux accusations d’hérésie et d’athéisme auxquelles il était confronté. Pour P. Springborg, c’est sans doute le cas de l’Historia Ecclesiastica qui prolonge l’appendice du Léviathan latin (1668). En revanche, Glen Newey à qui l’on doit une excellente mise au point sur la prétendue couardise de Hobbes, écarte cette hypothèse pour ce qui concerne le Léviathan latin et les Appendices. Dans ces textes, Hobbes, qu’en réalité aucun danger de condamnation pour hérésie ne menaçait, réaffirme en effet de manière encore plus radicale sa doctrine théologique controversée, notamment dans l’application de sa théorie de la personnification à la Trinité. Il convient donc selon Newey de « se méfier de l’application trop mécanique du contexte personnel ou politique à l’interprétation historique des textes philosophiques ». De fait, dans ce volume, l’explication par le contexte côtoie celle interne au système et à son développement. C’est le cas des chapitres 1, 2, 4 et 5. Au chap. 1, « The Theocratic Leviathan : Hobbes’s Arguments for the Identity of Church and State », Johan Olsthoorn retrace l’évolution des points de vue de Hobbes sur la relation entre les autorités civiles et religieuses du De Cive (1642, 21647) au Léviathan et montre comment l’évolution de Hobbes sur la personnification de l’Église explique le tournant théocratique du Léviathan.

La question de la tolérance de Hobbes en matière religieuse est abordée par les contributions de Teresa M. Bejan (chap. 3, « First Impressions : Hobbes on Religion, Education, and the Metaphor of Imprinting ») et de Franck Lessay (chap. 4, « Tolerance as a Dimension of Hobbes’s Absolutism). De manière assez fine, T. M. Bejan remet en question l’idée largement répandue selon laquelle les souverains hobbesiens sont tolérants parce qu’incapables d’affecter la croyance intérieure. À partir d’une analyse minutieuse de la métaphore de l’empreinte dans les écrits de Hobbes et après un judicieux rappel que, dans le contexte d’une anthropologie soumise aux principes du mécanisme, toute action est un mouvement local qui produit une réaction chez un patient, elle montre comment le souverain, grâce à l’éducation, dispose d’une marge de manœuvre pour façonner les convictions religieuses de ses sujets. De son côté, Franck Lessay (chap. 4, « Tolerance as a Dimension of Hobbes’s Absolutism »), estime au contraire que la tolérance doit être considérée comme une dimension de l’absolutisme du souverain. Enfin, au chap. 5, « Hobbes on the Motives of Martyrs », Alexandra Chadwick s’oppose à la thèse de S. A. Lloyd (Morality in the Philosophy of Thomas Hobbes : Cases in the Law of Nature, Cambridge, Cambridge University Press, 2009), selon laquelle le matérialisme mécaniste de Hobbes est incompatible avec son explication des motivations des martyrs qui privilégient le salut éternel à la préservation corporelle. Là où la théologie de Hobbes révèle que les martyrs comprennent mal ce qui est requis pour le salut, Chadwick soutient que sa psychologie révèle qu’ils se méprennent plus fondamentalement sur leur propre nature en tant qu’ êtres humains.

On situera les derniers chapitres de ce volume dans le cadre des nouvelles perspectives annoncées dans l’introduction. Jon Parkin (chap. 11, « Hobbes and the Future of Religion ») et Elad Carmel (chap. 12, « Hobbes and Early English Deism ») examinent l’héritage des idées de Hobbes sur la religion tandis que l’approche des trois derniers chapitres de Jeffrey Collins (chap. 13, « All the Wars of Christendom : Hobbes’s Account of Religious Conflict »), Daniel Eggers (chap.14, « Religious Conflict and Moral Consensus : Hobbes, Rawls, and Two Types of Moral Justification ») et S. A. Lloyd (chap. 15, « Hobbes on the Duty Not to Act on Conscience ») est assurément la plus originale en ce qu’elle s’interroge sur la pertinence des idées de Hobbes pour les préoccupations contemporaines.

La riche bibliographie secondaire qui complète le volume appelle une remarque : à quelques rares exceptions près les ouvrages présentés sont publiés en langue anglaise. Qu’il nous soit permis d’y voir ici une invitation pour les chercheurs européens et américains de lire leurs collègues italiens, allemands et français et peut-être pour les chercheurs français de publier en langue anglaise.

José MÉDINA

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Pour citer cet article : José MÉDINA, « Laurens VAN APELDOORN et Robin DOUGLASS (eds.), Hobbes on Politics and Religion, Oxford, Oxford University Press, 2018 », in Bulletin d’études hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 417-448

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François LOGET, « Thomas Hobbes : la géométrie et l’expérience » in Évelyne Barbin et Jean-Pierre Cléro. Les mathématiques et l’expérience. Ce qu’en ont dit les philosophes et les mathématiciens, Paris, Hermann, « Les collections de la République des Lettres – Symposiums », 2015, p. 71-90.

François Loget est un des rares historiens des mathématiques qui s’intéresse à Hobbes et est l’auteur d’une excellente étude sur la controverse qui opposa Wallis et Hobbes sur l’angle de contact (« Wallis entre Hobbes et Newton la question de l’angle de contact chez les anglais », Revue d’histoire des mathématiques, 8 (2002), p. 207-262). Il s’agit ici d’une des 17 contributions à un ouvrage collectif issu d’un colloque qui s’est tenu en 2013 à l’université Paris 7 : Les mathématiques et l’expérience. Ce qu’en on dit les philosophes et les mathématiciens, sous la direction d’Évelyne Barbin et de Jean-Pierre Cléro. Malgré ce que suggère le titre du volume, n’y sont abordées ni la question controversée du statut de l’expérience chez Hobbes ni celle du traitement mathématique de la science qu’il a le plus étudiée : l’optique. L’exposé se présente en deux parties. Dans la première, après un bref rappel des polémiques dont l’œuvre scientifique de Hobbes fut l’objet, l’A., en s’appuyant sur une thèse défendue par Douglas Jesseph (Squaring the Circle. The War between Hobbes and Wallis, University of Chicago Press, 1999, p. 73-130) sur le caractère matérialiste de la mathématique de Hobbes, se propose de montrer « que la mathématique exposée dans le De Corpore, qui fonde l’enquête de philosophie naturelle, entretient avec cette dernière une troublante proximité » au point de la qualifier d’« expérimentale ». Pour illustrer « l’étrangeté » de la mathématique hobbesienne, la deuxième partie reprend partiellement les résultats de son étude sur la controverse qui opposa Wallis et Hobbes sur l’angle de contact (angle constitué par une courbe et sa tangente).

Le plus grand mérite de cette contribution est dans l’ensemble de souligner la complexité et l’originalité des conceptions mathématiques de Hobbes même si, comme l’A. le reconnaît, elle n’en « rend pas un compte exact » et qu’il « faut lire Hobbes in extenso ». L’exposé de la conception hobbesienne de l’angle de contingence aurait toutefois mérité d’être explicité par une figure et l’on regrettera que la bibliographie d’un texte publié en 2015 ne mentionne que l’ouvrage de Jesseph publié en 1999. Parmi les nombreuses études consacrées aux mathématiques de Hobbes – y compris celles plus récentes de Jesseph – on signalera en particulier la thèse de Johan Prytz soutenue en 2004 à l’université d’Uppsala : « A Study of the Angle of Contact with a special focus on John Wallis’ conception of quantities and angles ». Dans sa thèse, ce chercheur suédois admet la possibilité d’une influence de Hobbes sur le changement d’opinion de Wallis dans son dernier traité de 1685, mais précise que « cette influence ne doit pas provenir uniquement de Hobbes ». En effet, d’une part « certaines critiques de Hobbes avaient déjà été formulées par Clavius contre le traité de Peletier sur l’angle de contact dès 1574 », d’autre part, la façon dont Hobbes et Wallis conçoivent les angles en général et les angles de contact en tant que quantités est fondamentalement différente.

José MÉDINA

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Pour citer cet article : José MÉDINA, « François LOGET, « Thomas Hobbes : la géométrie et l’expérience » in Évelyne Barbin et Jean-Pierre Cléro. Les mathématiques et l’expérience. Ce qu’en ont dit les philosophes et les mathématiciens, Paris, Hermann, 2015 », in Bulletin d’études hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 431-432

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Simone MAZAURIC, Le Physicien nîmois Claude Guiraud (1612-1657) et la vie savante dans le Midi réformé. Avec ses traités inédits : De la lumière et Observations sur un fragment de M. Hobbes sur la lumière. Textes latins édités et traduits par Sylvain Matton, Paris, Honoré Champion, coll. « Vie des Huguenots », 2017, xiv-381 p.

Avant la parution de ce livre de Simone Mazauric, spécialiste de l’histoire et de la philosophie des sciences à l’âge classique, ce que l’on savait sur celui que Descartes désigne dans sa lettre à Mersenne du 30 septembre 1640 comme « l’homme de Nismes » se limitait à l’indication de C. Adam et P. Tannery (Œuvres de Descartes, A.T. III, p. 198) : « sans doute Claude (ou David ?) Guiraud » avec trois références : deux passages des Sorberiana, dans lesquels il est effectivement question de Claude Guiraud, une lettre de Sorbière à Gassendi (1er septembre 1646) et enfin la Vie de Gassendi par Bougerel (1737). Quant aux propos de Descartes à son sujet, ils nous apprennent que Guiraud est l’auteur d’objections à sa Dioptrique, objections d’ailleurs rudement réfutées : « Je juge du peu que vous m’en écrivez, qu’elles ne doivent guère valoir. Car de dire qu’on ne doit pas supposer que la balle n’ait ni pesanteur, ni figure &c., c’est montrer qu’il ne sait ce que c’est de science ». Ainsi, Guiraud, cité par Mersenne et ami de Sorbière, est un savant qui s’intéresse à l’optique que Descartes juge cependant « ridicule » de ne pas accepter l’abstraction nécessaire au traitement géométrique de l’optique.

Grâce à la minutieuse enquête de Simone Mazauric, elle-même nîmoise, nous en savons plus sur ce physicien qui n’a jamais rien publié : l’ouvrage fait toute la lumière sur sa vie, sa culture et ses relations dans un « espace savant languedocien très dynamique », dresse un bilan complet de ses œuvres scientifiques abondamment commentées et surtout comprend, outre la correspondance échangée entre Sorbière et Guiraud (p. 349-381), trois manuscrits inédits retrouvés à la Bibliothèque universitaire de Leipzig : Fragmentum D. Hobs Angli, De luce, Observationes in fragmentum quoddam de luce Domini Hobes ad D. Saportem, textes latins édités et traduits par Sylvain Matton. Mais l’intérêt de cette étude tient aussi à ce que l’exploitation des sources permet de révéler : une activité savante durant les décennies 1630-1650 dans un espace occitan religieusement marqué par une forte présence protestante. Ainsi est-il possible d’une part de mettre en question le « topos d’une vie savante provinciale sinon totalement inexistante, du moins fortement anémiée par comparaison avec la vitalité de la vie savante parisienne » (p. 211), d’autre part de s’interroger, tout au long de l’ouvrage, sur une corrélation entre protestantisme et adhésion à la nouvelle philosophie de la nature mécaniste et même atomiste, comme c’est le cas pour Guiraud.

À partir des indications fournies par l’édition Adam-Tannery qui conduisent tout naturellement à la correspondance de Sorbière, et de deux autres sources que sont les deux notices biographiques excessivement élogieuses du pasteur Étienne Chauvin et du catholique Léon Ménard, le chap. I (« L’homme de Nismes ») établit une biographie du savant protestant qu’est Claude Guiraud. Les lecteurs de Hobbes qui connaissent la notice biographique de Sorbière établie par Noel Malcolm dans son édition de la correspondance de Hobbes, notice qui doit beaucoup à Pintard (Le libertinage érudit) tireront le plus grand profit des corrections et des précisions apportées par Simone Mazauric. On retiendra notamment que l’intérêt de Sorbière pour les questions de philosophie naturelle date de sa rencontre non, comme on le prétend souvent, avec Mersenne et les savants qui l’entourent à Paris mais plutôt avec Guiraud avec qui il noua très tôt à Nîmes « un commerce amical mais aussi savant, dont on trouve l’écho dans leur correspondance ultérieure » (p. 41). Selon moi, cette précision pourrait expliquer pourquoi Sorbière éditeur et traducteur du De Cive semblait plus particulièrement soucieux de la parution des premières parties des Éléments de philosophie, autrement dit du De Corpore et du De Homine (voir lettres à Henricus Bornius et à Thomas Bartholin (1647), in Copie de la correspondance de Samuel Sorbière, BnF. Lat. 10352, I, ff. 103 et 112). Manifestement Sorbière a un rôle déterminant dans la diffusion des œuvres scientifiques de Guiraud demeurées manuscrites auprès des savants qui constituent autour de Mersenne un réseau auquel est consacré le chap. II : « Un savant et son réseau ». D’abord les savants les plus « remarquables » (2-1) : Gassendi, Descartes, Mersenne, Sorbière ; puis « Les savants languedociens » (2-2) : le médecin et mathématicien Bonnel et l’avocat Pierre Saporta, tous deux protestants, montpelliérains et familiers de Guiraud mais aussi le catholique toulousain Pierre de Fermat ; ensuite, « le cercle des nîmois » (2-3) ; enfin un réseau élargi (2-4), établi cette fois non sur la base des relations personnelles de Guiraud mais en prenant pour objet la circulation de ses manuscrits. Ainsi, d’après la correspondance de Mersenne, on constate qu’un traité de Guiraud sur les cercles qui se dessinent dans l’eau est entre les mains du mathématicien Jacques Pujos à la Rochelle (2-4-1) tandis qu’un autre traité sur la réflexion de la lumière fait l’objet de l’admiration du médecin Théodore Deschamps à Bergerac (2-4-2). Le réseau s’élargit hors de France puisqu’en Hollande (2-4-3), Descartes a reçu par l’intermédiaire de Constantin Huygens le traité sur « les cercles qui se font dans l’eau » et que trois manuscrits se trouvent à Leipzig (2-4-4). Sur la raison de leur présence à Leipzig, S. Mazauric privilégie l’identité confessionnelle du réseau de Guiraud : « la diaspora protestante », en se fondant sur l’existence d’un ex libris signalant qu’ils ont appartenu au Conseiller de Frédéric II, roi de Prusse, Charles Etienne Jordan, « érudit fils d’émigrés huguenots originaires du Dauphiné, établi à Berlin ». On regrettera peut-être alors qu’en signalant en note 301 p. 105 que « Noel Malcolm fait à deux reprises allusion », en 1995 et en 2011, au fragment conservé à Leipzig « en précisant les deux fois qu’il appartenait peut-être à Guiraud », elle ait omis une troisième référence, cette fois signalée par Sylvain Matton (p. 207) : Aspects of Hobbes, 2002, note 15 p. 461. Malcolm est catégorique sur l’attribution du fragment et des Observationes à Guiraud mais surtout évoque dans la même page le projet d’une nouvelle édition des œuvres de Hobbes comprenant divers manuscrits inédits par Thomas Fritsch, éditeur et libraire à Leipzig. Une piste intéressante est alors suggérée : le frère de Thomas Fritsch, Caspar, établi à Amsterdam, pourrait être à l’origine du projet. Pour ce qui concerne Hobbes, on retiendra que Bonnel, qu’admirait Sorbière, écrivit à Mersenne le 2 juillet 1646 (C.M. XIV, p. 324) : « j’attendrai aussi avec impatience de voir le livre de cet Anglois, “De Cive, Imperio, et Religione” que vous dites qu’on va reimprimer à Amsterdam. ». Quant à Pierre Saporta, il est celui qui fit parvenir à Guiraud le fragment manuscrit d’une partie du chapitre IX de l’Anti-White de Hobbes, objet des Observations sur un fragment de M. Hobbes sur la lumière.

Le chap. III : « Guiraud savant (1) » dresse un bilan de l’œuvre savante de Guiraud bien que tous ses écrits scientifiques ne nous soient pas parvenus : c’est le cas des traités sur les couleurs et sur la nature du son évoqués dans la correspondance avec Sorbière ainsi que de celui sur les cercles qui se décrivent dans l’eau mentionné dans la correspondance de Mersenne. Le chap. V fera le point sur ces traités et s’achève sur la présentation d’un récit contenu dans la lettre de Guiraud à Sorbière du 6 juin 1639 à propos d’un phénomène de foire largement commenté dans le milieu savant parisien : « le buveur d’eau de la foire Saint-Germain ». En revanche, le traité perdu sur la réflexion de la lumière à angles égaux diffusé par Mersenne nous est mieux connu. En effet, on apprend (3-1-3) qu’un extrait est reproduit dans L’Optique et la catoptrique de Mersenne (Catoptrique, II, Proposition II, p. 81), ouvrage posthume édité en 1651 puis en 1652 à la suite de La Perspective curieuse du R.P. Niceron, Minime par Roberval (et non comme l’indique Sylvain Matton p. 307 par Niceron, mort le 22 septembre 1646). Après avoir exposé l’explication cartésienne en Proposition I (tout en anticipant sur d’autres) Mersenne souligne la difficulté de la question et écrit : « J’ajoute ici le raisonnement d’un excellent esprit ». Selon S. Mazauric, qui suit Cornelis de Waard, il s’agit de Guiraud. J’ajouterai au passage que dans le même livre, toujours sur la réflexion du rayon lumineux, Mersenne juge également utile de citer l’explication de Hobbes : Proposition III, « Expliquer encore autrement pourquoi la réflexion se fait à angles égaux & comme se peut faire la réflexion perpendiculaire » : « Je mets ici la pensée d’un autre Philosophe sur ce sujet ; afin que le lecteur embrasse ce qui lui agréera davantage, c’est-à-dire ce qu’il jugera plus raisonnable et plus véritable ». Dans un livre qui réunit Hobbes et Guiraud, cette association aurait mérité d’être remarquée car non seulement elle témoigne d’une égale importance aux yeux de Mersenne des deux explications concurrentes (à condition toutefois que l’on se souvienne que la proposition IV qui en dénonce l’incertitude et le caractère « visionnaire » n’est pas de Mersenne mais de Roberval, comme l’a remarqué R. Lenoble), mais encore elle montre à l’évidence combien l’explication hobbesienne de la réflexion, bien qu’elle fasse également appel à la composition des mouvements, diffère de celle de Descartes sur un point essentiel : la résistance de la surface réfléchissante (Fragment, sect. 8, p. 273) est telle que la composante perpendiculaire du mouvement se perd au point d’impact E et c’est seulement parce que la surface résiste en rebondissant que se produit un « nouveau mouvement contraire », d’où l’appellation par Roberval dans la Proposition IV de la Catoptrique de Mersenne (p. 89), à la suite de Descartes citant Mersenne (lettre de Descartes à Mersenne du 18 mars 1641, A.T. III, p. 334-340) d’explication « par le ressort » réfutée par Descartes, et par Guiraud qui soutient (p. 303) que le mobile n’a « perdu aucun impetus quand il parvient en E » et « qu’on ne doit pas inférer que quand le mobile parvient en E [par erreur noté F] alors cesse le mouvement par CA ».

Le chap. IV : « Guiraud savant (2) : l’optique », analyse minutieusement les manuscrits de Leipzig, leur contenu théorique permettant de reconstituer celui du traité perdu sur la réflexion de la lumière diffusé par Mersenne. S. Mazauric a la bonne idée de le situer dans le contexte des objections à la Dioptrique de Descartes par Pierre de Fermat, Pierre Petit et le Père Bourdin (4-2-1) avant d’exposer celles de Guiraud et la réponse de Descartes (4-2-2). Là encore, on s’attendrait à voir figurer en bonne place les objections de Hobbes et la réponse de Descartes présente dans leur échange épistolaire au début de 1641, mais, de manière surprenante, on lit p. 172 que « l’ensemble de cette correspondance permet davantage de découvrir la façon dont Hobbes a réagi à la Dioptrique qu’elle ne permet de se faire quelque idée dont Descartes aurait reçu les thèses de Hobbes ». Pour un avis contraire, on se reportera aux lettres de Descartes du 21 janvier et du 18 février et surtout à celle généralement négligée – même par Noel Malcolm – du 18 mars 1641.

Le manuscrit sur la lumière, rédigé en 1639, à l’intention de Sorbière, nous apprend que la lumière est un corps composé de particules sphériques, condition nécessaire à l’explication correcte de sa réflexion à angles égaux rappelée par Mersenne. Quant aux manuscrits sur Hobbes, apparemment autographes, le premier est la copie que Guiraud a effectuée d’un fragment du chapitre IX de l’Anti-White amputé du premier paragraphe de la première des 16 sections originales et des sept dernières, le second, ses Observations critiques sur ce fragment, rédigées entre 1649 et 1655 et comportant une longue digression (p. 319-341) sur deux ouvrages de Gassendi : les Lettres sur la grandeur apparente du soleil (1642) et les Animadversiones in decimum librum Diogenis Laertii (1649). Sur la base d’une conception atomistique de la lumière, ces Observations réfutent systématiquement les thèses avancées par Hobbes dans le fragment de l’Anti-White, thèses inacceptables pour qui, comme Guiraud – mais contrairement à Hobbes –, part du principe de la nature corporelle de la lumière : la propagation instantanée de la lumière (p. 281-283), le mouvement alternatif de dilatation et de contraction de la source lumineuse (p. 283), « per vices alternas systole & diastole, sive contractio & dilatatio » – hypothèse abandonnée dans le De Corpore – la diminution de la vitesse (et de la pression) avec la distance (p. 285-287), l’intensification de la lumière par la vitesse et la quantité du corps lumineux (p. 291), le rôle de la réflexion sur les aspérités des surfaces dans la vision (p. 293), enfin la démonstration de la loi de la réflexion (p. 293-295).

L’intéressant « excursus » sur lequel s’achève la partie de S. Mazauric : « Atomisme et protestantisme au XVIIe siècle dans le Midi languedocien » ouvre une piste de recherche assurément féconde dans le champ des études hobbesiennes. Lorsqu’elle commente la théorie de la pan-causalité divine de Basson et cite judicieusement (p. 204) un passage du pamphlet de Calvin (Contre la secte phantastique et furieuse des libertins qui se nomment spirituelz. Response à un certain holandois) dans lequel l’ordre de la nature est rapporté à la seule « main de Dieu », les lecteurs de Hobbes ne peuvent manquer de rapporter cette citation à ce qu’il écrit à Charles Cavendish le 8 février 1641 (Correspondence I p. 83) à propos de la cause de la contraction du soleil qu’il rapporte précisément à « la main de Dieu » : « Et si un homme pouvait faire une hypothèse pour sauver cette contraction du soleil, la nature des choses naturelles est telle que l’on pourrait demander de nouveau une cause pour une telle hypothèse et ne jamais parvenir à un terme sans faire appel à l’action immédiate de la main de Dieu ».

Vu l’importance pour les études hobbesiennes des Observationes, une des rares critiques de quelques points de l’optique de Hobbes avec celles de Cureau de la Chambre (La Lumière, II, p. 349-350), de Molyneux (« Concerning the apparent magnitude of the sun and moon, or the apparent distance of two stars, when nigh the horizon, and when higher elevated », Philosophical Transactions, 10 mars 1687, p. 314) et bien entendu de Descartes, et surtout une preuve supplémentaire de la circulation d’extraits du manuscrit de l’Anti-White dont on ne connaissait jusqu’à ce jour que les témoignages de Descartes (lettre à Mersenne du 26 avril 1643, A.T. III, p. 57-58) et de Deschamps (lettre à Mersenne, 7 juillet 1643, C.M. XII, p. 230), leur présentation et leurs commentaires appellent en conclusion quelques remarques.

Dans son analyse des Observationes, S. Mazauric s’attache à juste titre à développer les thèses atomistes de l’optique de Guiraud en les rapportant systématiquement aux autres traités évoqués dans la correspondance de Mersenne. Si elle résume parfaitement les critiques adressées à Hobbes en précisant quand il le faut les grandes lignes de sa théorie, elle s’interroge moins sur leur bien-fondé. Ainsi, ne dit-elle rien sur ce qui me paraît la plus grande erreur de Guiraud sur laquelle se fondent toutes ses critiques. Cette erreur consiste à ne pas avoir compris que pour Hobbes la lumière n’est pas un corps et qu’il ne s’agit donc pas d’expliquer la propagation de la lumière par un transport de matière de la source lumineuse vers l’œil mais seulement par une pression qui se transmet instantanément de proche en proche dans les couches contiguës du milieu à partir d’une infime pulsation. Par conséquent le mouvement des particules du soleil doit être compris chez Hobbes comme un mouvement certes local mais interne puisqu’il est précisé qu’« en son corps tout entier il ne change pas de lieu » (p. 267).

On aurait également souhaité un commentaire sur le fait que Guiraud reproche à Hobbes de ne pas démontrer ses calculs sur le rapport entre les orbes concentriques de la sphère pulsante (p. 285), comme s’il ne connaissait pas les Éléments d’Euclide qu’il cite pourtant p. 309. En effet c’est bien la proposition 18 du livre XII des Éléments d’Euclide : « Les sphères sont entre elles en raison triplée de leurs diamètres » qui fonde le raisonnement de Hobbes. Lorsqu’il calcule le rapport des rayons des couches successives des sphères concentriques (section 4) et celui des vitesses du mouvement des corps présents dans ces couches (section 6), il applique ce théorème en utilisant les rayons des sphères à la place des diamètres, ce qui ne change rien. En prenant les sphères successives en fonction de la dilatation, comme la suite 1, 2, 3, 4 etc., leurs rayons étant AB, AC, AD, AE, Hobbes conclut qu’ils seront entre eux comme les racines cubiques des nombres 1, 2, 3, 4, etc. » (p. 269, je rétablis « entre » omis). Pour arriver à la proposition suivante qui concerne cette fois le rapport des épaisseurs des couches successives AB, BC, CD, DE, c’est-à-dire les solides (orbes) compris entre deux surfaces sphériques concentriques, pour calculer ces épaisseurs, il suffit de considérer les rayons de chaque sphère concentrique et de soustraire le premier du suivant. Ainsi, BC = AC – AB, CD = AD – AC etc.. D’où : « AB sera à BC comme le côté du cube simple [1] au côté du cube double [c’est-à-dire la racine cubique de 2 ; je corrige l’erreur « triple » et signale au passage une coquille p. 305, l. antépénultième, « ligne FH » au lieu de EH] moins le côté du cube simple ». On obtient ainsi les valeurs : 1, 3√2-1, 3√3-3√2, 3√4-3√3, etc.. Ces proportions sont maintenues pour les vitesses à l’intérieur de ces couches.

Lorsque Guiraud aborde la section 9 du fragment sur la réflexion à angles égaux (p. 293), il prétend que la cause avancée par Hobbes est la même que celle de Kepler, Descartes et « l’auteur du petit traité en français sur les mouvements composés » qu’il attribue à Roberval. S. Mazauric (p.179) note avec raison qu’il ne peut s’agir du traité tel qu’il a été publié en 1693 par l’Académie des sciences et suppose qu’il a pu circuler dans un premier temps sous forme manuscrite. De son côté, S. Matton cite l’avertissement placé en tête de l’édition de ce manuscrit dans les Divers ouvrages de mathématique et de physique par Messieurs de l’Académie royale des sciences, publiés par l’Imprimerie royale en 1693 dans lequel est mentionnée la note manuscrite de Roberval qui précise que l’invention de l’ouvrage « est de lui mais qu’il ne l’a pas mis en l’état tel qu’il est » mais que c’est un gentilhomme Bordelais à qui il avait donné des leçons particulières « qui l’a composé à sa manière ». Cette fois, les auteurs auraient pu exploiter la notice biographique de François du Verdus établie par Noel Malcolm (Correspondence II, p. 904-913). C’est en effet ce gentilhomme bordelais, futur ami et traducteur de Hobbes, qui rédigea probablement entre 1642 et 1643 ce manuscrit dont plusieurs exemplaires circulaient sous le titre « Brieves observations sur la composition des mouvemens et sur le moyen de trouver les touchantes des lignes courbes » (voir BnF, Fr. 9119, ff. 409-464 ; Fr. N.A. 5175). De plus, d’après les Mémoires de Michel de Marolles, (Part. I, p. 199) le même du Verdus lui présenta Sorbière ainsi qu’Abraham du Prat et Thomas de Martel « de la Province de Languedoc », tous deux en relation avec Sorbière. Il est donc probable que ce dernier ait communiqué à Guiraud le mémoire de du Verdus.

Enfin, quand, parmi les précieuses remarques de S. Mazauric sur Sorbière, nous lisons (p. 53) que les raisons qu’il invoque pour justifier sa conversion sont « à la fois théologiques et politiques », la liberté laissée à chaque fidèle d’interpréter librement l’Écriture Sainte étant tenue pour une maxime « fausse et séditieuse », un ferment de désordre et de dissentions, en un mot de « guerres civiles », il n’est pas interdit d’y voir une influence de Hobbes dont témoigne par ailleurs un passage d’une lettre à Mazarin du 8 mai 1659 (Lettres et Discours de M. de Sorbière Sur diverses Matières Curieuses, 1660, p. 712-717) dans lequel Sorbière recopie textuellement l’article 5 du chapitre X du De Homine en se l’appropriant afin de démontrer « que la politique a ses démonstrations aussi bien que la géométrie ».

José MÉDINA

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Pour citer cet article : José MÉDINA, « Simone MAZAURIC, Le Physicien nîmois Claude Guiraud (1612-1657) et la vie savante dans le Midi réformé. Avec ses traités inédits : De la lumière et Observations sur un fragment de M. Hobbes sur la lumière. Textes latins édités et traduits par Sylvain Matton, Paris, Honoré Champion, 2017 », in Bulletin d’études hobbesiennes II (XXX), Archives de Philosophie, tome 82/2, avril-juin 2019, p. 432-437

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Gregorio BALDIN, Hobbes e Galileo. Metodo, materia e scienza del moto, « Biblioteca di Galilaeana », vol. 6, Firenze, Olschki, 2017, xxiv-242 pages.

La philosophie naturelle de Hobbes est entièrement fondée sur les principes d’un mécanisme strict, définitivement mis en place – si l’on en croit La Vie en vers – en 1636, à son retour du troisième voyage sur le continent d’octobre 1634 à octobre 1636 : une période initiale de 10 mois à Paris, un séjour en Italie (Florence-Rome-Florence) de septembre à juin 1635, un dernier séjour à Paris de 5 mois. Ce voyage fut marqué par deux rencontres exceptionnelles : avec Marin Mersenne dont il fréquenta assidument le cercle, avec Galilée auquel William Cavendish et Hobbes rendirent visite dans sa résidence forcée d’Arcetri en novembre. Les sources dont nous disposons au sujet de ces rencontres n’ont cependant pas la même valeur : les deux autobiographies de Hobbes font grand cas de la rencontre avec Mersenne sans jamais évoquer celle avec Galilée attestée seulement par une lettre du savant italien à Micanzio (1er décembre) faisant état de la visite d’un seigneur anglais « venu d’outremont ». Nous disposons par ailleurs de la biographie de John Aubrey dans laquelle est évoquée l’amitié entre Hobbes et Galilée. Cette différence de statut et la relative rareté des mentions du nom de Galilée dans les écrits hobbesiens expliquent sans doute que les rares commentateurs qui se sont intéressés aux circonstances de ce que Jean Terrel nomme le « tournant scientifique » de Hobbes, accordent plus d’importance à Mersenne (et aux savants qui l’entourent : Gassendi, Roberval, Mydorge et même Descartes) qu’à Galilée dans la formation de la philosophie naturelle de Hobbes. Bien plus, selon Jean Bernhardt, qui considère le Short Tract (1630) comme une première étape de la carrière scientifique de Hobbes, son mécanisme serait d’abord dû au médecin et physicien hollandais Isaac Beeckman.

L’immense mérite de l’étude de Gregorio Baldin est de prendre au sérieux les propos de Hobbes lorsqu’il déclare dans le De motu, loco et tempore (1642-1643) que Galilée est le « plus grand philosophe de tous les siècles » et remarque dans la Dédicace du De Corpore (1655) qu’« Après lui [Copernic], une fois reconnu le mouvement de la terre, s’est posée la question difficile de la chute des graves. De nos jours Galilée a affronté cette difficulté et le premier nous ouvrit la première porte de la physique générale : la nature du mouvement. Il apparaît donc impossible de faire remonter avant lui l’âge de la physique ». Mais loin de négliger le rôle fondamental de Mersenne G. Baldin lui consacre heureusement un premier chapitre : « Hobbes et Mersenne » (p. 1-55) dont l’originalité consiste à établir avec précision l’influence du minime sur l’auteur du Léviathan, influence qui ne se limite pas à son rôle de traducteur et de diffuseur des idées galiléennes. Une lecture minutieuse de La vérité des sciences (1625) et des Questions inouïes (1634) permet notamment en effet de dégager un certain nombre de positions dont G.B. souligne de manière convaincante la convergence avec celles de Hobbes : l’importance et l’utilité des mathématiques, dont la structure est essentiellement syllogistique, pour les autres sciences, en particulier les mathématiques mixtes (statique, hydraulique, pneumatique) ; une attention particulière au statut épistémologique des sciences soulignant la certitude des mathématiques et le caractère hypothétique de la physique ; le souhait d’étendre aux autres sciences la certitude des mathématiques. Parmi les extraits reproduits dans ce chapitre, on notera en particulier (p. 15) l’énoncé de l’argument du fabricant pour justifier le fait « qu’il est difficile de rencontrer des principes ou des vérités dans la physique » dont l’objet appartient aux choses que Dieu a créées, « puisque nous ne savons les vraies raisons que des choses que nous pouvons faire de la main et de l’esprit » (Harmonie Universelle, vol. II, Nouvelles Observations Physiques et Mathématiques, p. 8).

Dans son ouvrage G.B. se prononce clairement en faveur d’une influence décisive du savant italien sur la philosophie naturelle de Hobbes, influence patente non seulement au niveau méthodologique et épistémologique, mais aussi « dans le domaine de la physique » du fait « de profondes analogies conceptuelles et lexicales » (présentation, 4e page de couverture). À cette influence, conformément à cette description, sont donc consacrés les chap. II et III (« Hobbes : Principes de philosophie galiléenne » ; « Le moment de Galilée et le conatus de Hobbes »). Un dernier chapitre (IV. « Les paradoxes de la matière ») examine les conceptions de la matière chez Hobbes, Galilée et Descartes ; l’ouvrage se clôt par un appendice (« Le Short Tract on First Principles ») dans lequel G.B., apparemment rallié aux analyses de Noel Malcolm et de Timothy Raylor, justifie son choix de ne pas prendre en compte ce manuscrit dont il défend néanmoins l’importance documentaire. À l’appui de sa thèse, G. Baldin fait référence à l’ensemble des œuvres de Hobbes mais privilégie bien évidemment le De motu, loco et tempore, ce « laboratoire du De Corpore » qui de fait contient le plus de développements sur Galilée. À chaque fois en effet que les démonstrations de l’auteur du De Mundo l’amènent à mettre en question les principes de la mécanique galiléenne sur des bases aristotéliciennes, Hobbes réfute point par point les paralogismes de White, rétablit la vérité sur les positions de Galilée qu’il partage à l’exception de l’explication galiléenne des marées. Les chap. II et III mettent parfaitement en lumière cette adhésion de Hobbes aux principes galiléens. En revanche le chap. IV apparaît moins convaincant : dans sa confrontation des conceptions de la matière chez Hobbes et Galilée, l’argumentation en faveur d’une influence de Galilée s’appuie seulement sur des ressemblances terminologiques qui, reprises dans un cadre plus général, se révèlent en fait nettement insuffisantes. C’est le cas de la problématique de la division du continu (p. 169-193) qui selon nous est chez Hobbes comme chez Galilée largement tributaire de ce qu’en dit Aristote, leur source commune. De même, la problématique de la transsubstantiation (p. 196-201) est à rapporter selon nous à sa source théologique. Le refus de la part de Hobbes – qui se montre ici fidèle à Aristote – d’admettre l’infini actuel et, en conséquence, l’existence d’atomes indivisibles compromet sérieusement la possibilité d’une influence suggérée p. 172 et 186. Comme l’écrit Yvon Belaval à propos de la question de l’influence directe ou indirecte de Leibniz sur Diderot (Études leibniziennes, Gallimard, 1976, p. 245) : « des ressemblances ne peuvent établir une filiation, que si elles ne sont pas contredites par des dissemblances fondamentales ». Or, à nouveau, c’est bien une dissemblance fondamentale que G. Baldin lui-même souligne lorsqu’il écrit : « La conception hobbesienne de la vision diverge radicalement de celle de Galilée sur un point fondamental : le philosophe anglais considère que la lumière n’est rien d’autre qu’un mouvement qui se propage à travers le milieu alors que Galilée lui attribue une réalité autonome en la considérant comme un corps extrêmement raréfié et dissout dans ses atomes indivisibles » (p. 204).

Néanmoins, cette relative faiblesse du chap. IV ne remet pas en cause la justesse de la thèse d’une influence décisive de Galilée dans la formation de la philosophie naturelle de Hobbes.

José MÉDINA

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Pour citer cet article : José MÉDINA, « Gregorio BALDIN, Hobbes e Galileo. Metodo, materia e scienza del moto, « Biblioteca di Galilaeana », vol. 6, Firenze, Olschki, 2017, xxiv-242 pages » in Bulletin d’études hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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