Auteur : Nicolas Piqué

Nicolas DUBOS, Thomas Hobbes et l’histoire. Système et récits à l’âge classique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2014, 436 pages.

Le livre de Nicolas Dubos se propose d’étudier les usages de l’histoire dans l’œuvre de Hobbes. Un tel programme de travail ne va de soi ; il contribue même à remettre en cause les lectures les plus classiques, enclines à reconnaître l’indépendance de la théorie politique hobbesienne par rapport à l’histoire. L’hypothèse de l’état de nature et l’anhistoricité apparente du fondement anthropologique de la politique de Hobbes semblent confiner les références historiques dans un rôle inessentiel. C’est évidemment à ce type de lecture que les analyses de N. Dubos vont s’opposer pour souligner, circonscrire et peser le rôle, le sens et l’importance des usages de l’histoire.

Le livre suit d’abord un ordre chronologique pour mesurer l’importance du rôle joué par l’histoire dans l’ensemble de l’œuvre. Dans la première partie, qui leur est consacrée, N. Dubos commence par les premiers textes de Hobbes, en présentant leur contexte d’époque, que l’on a pu qualifier de « révolution historiographique » (p. 44), soit le champ divers et riche des pratiques et usages de l’histoire au début du XVIIe siècle en Angleterre. Le rôle de Bacon et de la pratique de « l’histoire ruminée » est analysé dans le détail de la succession d’un paradigme tacitéen à un modèle davantage marqué par Thucydide, sensibilisant Hobbes à l’enjeu de la narration.

Les analyses de ces premiers écrits (aux chapitres 1, 2 et 3) sont précises, soulignant l’importance du cadre épistémologique baconien, mais l’essentiel est ailleurs, dans les deuxième et troisième parties. Le tournant philosophique des écrits de Hobbes, marquant son éloignement d’un modèle humaniste structurant ses premiers écrits, n’induit nullement l’exclusion de l’histoire, telle sera l’hypothèse de travail de N. Dubos. L’histoire continue de jouer un rôle fondamental, même s’il ne s’agit plus du même exercice de l’histoire. Les analyses se font alors serrées, parfois peut-être difficiles à suivre tant elles induisent, à partir d’un texte, les allers-retours avec d’autres textes de Hobbes, mais aussi la nécessaire référence au contexte ou la comparaison avec d’autres auteurs (Bacon encore, mais aussi Spinoza à plusieurs reprises à propos de l’histoire sainte, ou Hume à propos d’une écriture empiriste de l’histoire). Mais cela reste cependant au service d’une lecture problématisante de Hobbes, toujours soucieuse de cerner la part et l’enjeu des usages de l’histoire.

Les analyses les plus intéressantes me semblent être celles permettant de souligner le rôle joué par l’histoire dans la présentation de l’anthropologie du Léviathan. À deux reprises (dans la 2e partie qui lui est dédiée, puis dans la 3e consacrée aux « Historiographies de Hobbes », soit successivement ses pratiques de l’histoire sacrée, de l’histoire intellectuelle puis de l’histoire monumentale avec le Béhémoth), N. Dubos entreprend, de manière tout à fait convaincante, de détailler le sens et la nécessité d’une anthropologie historique compte tenu de l’importance prise par l’analyse de la quatrième partie consacrée au « Royaume des ténèbres ». L’entrelacement des lumières et des ténèbres, circonscrit dès le début du Léviathan, conduit à une nécessaire élucidation historique de l’anthropologie hobbesienne. La critique de la tradition augustinienne du salut, articulée à son « monisme matérialiste » (p. 250), amène Hobbes à une thématisation de la culture pour rendre compte, à partir entre autres d’une reprise de la référence à Prométhée, de la complexité de l’histoire à laquelle, contrairement à ce que permet l’hypothèse augustinienne, le Salut ne permet pas d’échapper. Les analyses de N. Dubos (les chapitres 5 et 8) restituent de manière puissante cette historicisation de l’analyse. La lecture de la place de l’histoire dans Béhémoth (chap. 9) éclaire quant à elle le lien entre l’écriture de l’histoire et le contexte historique anglais.

N. Dubos, à partir de la reconfiguration qu’il propose, s’interroge sur la rareté des références à Hobbes dans les analyses de ceux (par exemple R. Koselleck, p. 289-293) qui se sont attachés à décrire et mesurer le processus de sécularisation du Grand Siècle. Elle n’est pas si étonnante si l’on n’est pas assez attentif, au-delà d’une sécularisation immédiate, consciente et volontaire, aux effets de sécularisation. Or les positions de Hobbes sont de cet ordre. Hobbes continue de penser dans un cadre marqué par la religion (l’histoire reste pour lui aussi bien sacrée que civile, l’histoire des hommes continue de devoir être pensée dans le cadre du salut) ; mais, et les analyses de N. Dubos le montrent très bien, les effets de ses analyses, effets aussi bien politiques qu’historiques (au sens d’une nécessaire prise en compte de l’inscription historique et culturelle de toute anthropologie), auront des effets sécularisateurs. La place de Hobbes ne tient donc pas tant à des effets d’annonce délibérés qu’aux effets plus souterrains que ce livre, faut-il le répéter, permet de repérer et d’éclairer de façon détaillée, convaincante et passionnante.

Nicolas PIQUÉ

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Pour citer cet article : Nicolas PIQUÉ, « Nicolas DUBOS, Thomas Hobbes et l’histoire. Système et récits à l’âge classique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2014, 436 pages » in Bulletin d’études hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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