Auteur : Patrick Thierry

Michael JACOVIDES, Locke’s Image of the World, Oxford, Oxford University Press, 2017, xxiv-231 pages.

Un simple ouvrier : c’est ainsi que Locke se présente au début de l’Essai sur l’entendement humain, se vouant à une tâche subalterne (« nettoyer un peu le terrain ») dans une République de virtuosi qui aligne Boyle, Sydenham, Huygens et « l’incomparable » M. Newton. Cette tâche est une entreprise qui fait que la théorie de la connaissance avancée par Locke ne peut être dissociée d’un état des savoirs scientifiques, et du choix qu’il fait de la théorie corpusculaire. M. Jacovides analyse les difficultés et même les impasses qu’entraîne ce choix : comment se fait-il que « la capacité cognitive de Locke soit contrainte de telle manière qu’il ne puisse concevoir des alternatives à la théorie corpusculaire ? » (p. 25).

Locke aura pu fréquenter des alternatives dans les domaines de la physiologie et de la médecine et user de concepts non corpusculaires dans l’étude des fluides : l’explication de la fermentation dans le sang (Willis) fait appel à un « agent » dans l’air permettant la respiration. Vers 1667, il appelle à des « principes séminaux ou ferments » pour expliquer certaines maladies ou la génération des plantes et s’intéresse aux processus chimiques. Son activité de médecin le conduit à une collaboration poussée avec Sydenham et le porte au scepticisme à l’égard des hypothèses : l’histoire naturelle des maladies et les observations qu’on peut y associer ne permettent pas la connaissance de leurs causes cachées. Ce scepticisme sera mitigé par la suite : Locke utilise aussi le terme « hypothèse » de manière favorable (« Method », 1694).

Une ressource de la théorie corpusculaire est d’user d’analogies entre mécanismes naturels et artificiels qui dispensent d’hypothèses spéculatives et peuvent être traitées selon des procédés mathématiques. Rapporter les phénomènes naturels au fonctionnement des machines, selon les mêmes lois du mouvement et la configuration des parties, permet de les lier entre eux. Commentant l’attrait de Locke pour les verrous, les serrures et les montres, l’auteur propose l’exemple d’une série de machines mises en ligne qui agissent successivement les unes sur les autres et deviennent l’équivalent d’une démonstration. Locke, lorsqu’il rend compte des Principia, suggère que, si les lois de la nature nous étaient parfaitement connues, la mécanique serait aussi certaine que les mathématiques. Nous aurions alors accès à la texture des corps, la constitution inconnue de leurs parties insensibles qui détermine leurs qualités observables.

La substance n’est pas « une entité ayant les propriétés et qui en elle-même n’a aucune propriété ». Les substances sont des objets « ordinaires » (des atomes, l’âme …) existant par eux-mêmes, distincts de la somme de leurs qualités et à quoi celles-ci inhèrent. Si nous avions des idées claires de la substance, nous ne saurions pas seulement que des qualités y adhèrent mais comment elles le font. Les qualités primaires des corps sont déterminables (l’extension) et déterminées (telle longueur) : on va des propriétés qui découlent de la substance aux « essences réelles » des corps (p. 105). Cohésion et transmission du mouvement sont des « deep propria » de la substance : elles en sont inséparables et n’appartiennent qu’à elle ; existant objectivement, elles placent au « point de vue de Dieu ». Les qualités secondaires (le son, la couleur) sont des faits subjectifs de perception. Si les idées qu’on en a ne correspondent en rien aux objets qu’elles « représentent », nos jugements à leur propos peuvent être faux. Locke les sauve en analysant ces idées comme de simples pouvoirs et en distinguant « vérités mentales » et « vérité des mots ». Les termes abstraits portent sur les idées elles-mêmes et non sur notre relation au monde (« whiteness » et non « white »). Nous joignons les idées abstraites entre elles par l’intermédiaire d’objets extérieurs : quelque chose qui tombe sous l’idée abstraite de rose produit l’idée de rouge. On sauve la vérité et la certitude de nos assertions ordinaires et utiles sur les qualités secondaires, sans s’inquiéter « des conditions dans lesquelles elles apparaissent et disparaissent » (p. 195). Le langage de Locke est souple : « chaleur » peut désigner une idée, le pouvoir de produire cette idée ou une structure sous-jacente (une violente agitation des parties imperceptibles de la matière), et marque ses hésitations. Ces qualités « dépendent des qualités primaires de leurs parties minuscules et insensibles ; ou, si ce n’est pas d’elles, de quelque chose qui est encore plus éloigné de notre compréhension » (E., IV, 3, 12). Dans les limites de celle-ci, le modèle corpusculaire amène des explications circulaires : on explique par exemple la cohésion des corps par la pression, c’est-à-dire la cohésion d’autres corps. À côté de ce qui est incompréhensible, il y a ce qui est proprement inconcevable. C’est le cas de l’attraction à distance, mais rejeter une proposition ne nous garantit pas que sa négation est vraie : Locke finira par croire à l’attraction à distance, sur la base de l’autorité de la communauté scientifique, de ses relations avec Newton et après avoir pris des garanties mathématiques. La toute-puissance divine, concevable, peut suppléer (« God of the Gaps… ») à l’inconcevable en lui substituant une explication probabiliste. Comme lorsqu’il faut expliquer les miracles ou le déluge, Locke s’efforce de « minimiser » l’intervention divine mais c’est son dernier recours.

Explorer l’image du monde de Locke supposerait de s’intéresser à ces autres substances que sont les esprits. Ce n’était pas l’objet de l’ouvrage mais la question est abordée cependant quant aux propriétés éventuellement surajoutées à la matière : un peu contre l’air du temps, Jacovides prend nettement parti pour l’immatérialité de l’âme et un « dualisme » de Locke : les deux hypothèses (l’âme matérielle ou immatérielle) peuvent se justifier mais lorsqu’il déclare qu’il est « probable au plus haut degré » que la pensée est immatérielle, il ne les met plus en équilibre ni n’est dans la précaution. La première, réserve faite de la Toute-puissance divine, engendre des absurdités (produire la pensée à partir de particules non-pensantes). L’intérêt de ce livre, en tout cas, est de non seulement mieux replacer Locke dans son environnement scientifique mais aussi de prendre en compte un héritage intellectuel parfois ignoré : ainsi de formes de pensée scolastique toujours à l’œuvre dans la discussion de la ressemblance des corps et de nos images mentales.

Patrick THIERRY

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Pour citer cet article : Patrick THIERRY, « Michael JACOVIDES, Locke’s Image of the World, Oxford, Oxford University Press, 2017, xxiv-231 pages » in Bulletin d’études hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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