Auteur : Pauline Nadrigny

Arthur DONY, Leibniz et J.-S. Bach, Métaphysique et pensée musicale à l’âge baroque, Presses Universitaires de Liège, « Série Philosophie », 2017, 135 p.

Penser en musique. Les formes musicales peuvent nous séduire, nous émouvoir ; elles se présentent aussi comme ce tissu dont la nature évoque celle des productions de l’esprit rationnel : complexité, densité, clarté, économie, cohérence, consistance… Le déploiement de ce tissu dans la trame temporelle d’une œuvre n’est pas éloigné du développement déductif. Une telle analogie est devenue un lieu commun. Que l’on puisse penser en musique et définir la musique comme une forme sensible de production rationnelle présentant sa régularité, sa logique interne – et ses propres erreurs et inconséquences – n’est pas une thèse originale en théorie musicale et trouve son expression la plus parfaite dans les avant-gardes du XXe siècle. Il est d’ailleurs notable que ce rapprochement entre logique et formes musicales se fasse, chez un Schönberg, dans un saut par-dessus les classiques, vers le baroque et la forme privilégiée du contrepoint. En cela, analyser la pratique du contrepoint chez Bach à la lumière de son inscription dans la philosophie de Leibniz et des lois que ce dernier théorise (économie des principes et variété des apparences, principe de continuité et d’uniformité, par exemple) est un geste qui n’a rien de scandaleux.

L’ouvrage d’Arthur Dony va cependant plus loin que cette analogie entre deux tissus logiques. Il en va, dans ce petit livre à la fois clair et didactique, d’une connivence thématique latente. Derrière l’analogie dégagée entre la pensée de Leibniz et la composition de Bach se profile une parenté plus profonde, qui ne tiendrait pas seulement à l’équivalence de deux structures, mais qui se fonderait, in fine, dans une même thèse métaphysique. Cette ambiguïté est au cœur d’un ouvrage qui, se présentant sous la figure de l’isomorphisme entre pensée philosophique et composition musicale, garde un telos leibnizien.

D’un côté, en effet, Arthur Dony déploie avec brio un isomorphisme sur plusieurs niveaux ou ordres, véritable « fil d’Ariane » du raisonnement (p. 13). Cet isomorphisme joue au niveau de chacune des pensées : harmonie préétablie du coté leibnizien, engendrant un ensemble de principes métaphysiques rapidement exposés ; volonté compositionnelle du côté de Bach, à partir de laquelle s’organise également le champ de la création contrapuntique et que l’auteur exemplifie à partir d’analyses brèves mais éclairantes. Chaque pensée trouve ici sa cohérence structurelle, la thèse formaliste étant privilégiée par l’auteur pour penser la musique de Bach. Cette thèse présente une écoute résolument structurale, « lucide à la loi, aveugle à l’objet », selon les mots de Michel Serres (p. 23), pour laquelle les puissances sonores comptent moins que l’idée organisatrice dans laquelle prennent place consonances et dissonances (chapitre V), dans un équilibre savamment dosé, et où chaque partie, dans une densité fractale (chapitre V), trouve sa place en regard de l’harmonie du tout. L’indépendance des voix, le refus de la suggestion et de l’imitation entre les différentes parties de l’œuvre, le principe compositionnel de l’unité dans la diversité, tous ces points sont dès lors un tremplin pour présenter un autre isomorphisme organisant cette fois les rapports entre les deux figures étudiées. Il s’agirait, entre monde leibnizien et monde musical de Bach, d’une même structure logique, d’une même configuration du réel. Cet isomorphisme peut, pour Arthur Dony, se résumer dans la définition même de l’harmonie telle qu’elle est exposée par Leibniz : unité dans la diversité, permettant de penser comment les individualités s’entre-expriment en renvoyant toutes à un ordre qu’elles manifestent mais qui les transcende. Si chaque monade est un certain point de vue sur le tout harmonieux, chaque déploiement musical est une certaine métamorphose de la cellule initiale où est contenue, in nuce, sous sa forme la plus pure et la plus dense, l’ensemble des possibles que le contrepoint, spécialement sous la modalité du canon, se charge de déployer. Traçant l’image de cet isomorphisme entre pensée métaphysique et composition musicale, Arthur Dony rejoint la conception d’un Boris de Schlœzer, qui voyait dans l’œuvre du Cantor le jaillissement d’une idée concrète, organique, dont l’expressivité sensible se fonde dans une démarche pourtant formelle.

Le point plus délicat de l’ouvrage consiste dans le fait que cette analogie structurelle, cette homologie entre Bach et Leibniz cherche à se fonder sur le plan d’une parenté théorique réelle. En restant prudent, Arthur Dony suit ici d’autres auteurs (comme Carl Immanuel Gerhardt et Hans Eggebrecht) et prête attention à la participation active de J.-S. Bach, dans la dernière décennie de sa vie, à la Société des Sciences Musicales d’Arthur Mizler. Prudence, car Mizler hérite de la philosophie de Leibniz à partir de l’influence de Wolff, et parce que le rapport de Bach aux ouvrages de Leibniz n’est nullement avéré. Les contributions de Bach à la Société Mizler sous la forme de pièces musicales servent plutôt à dépeindre une certaine ambiance intellectuelle, ce qui permet à Arthur Dony de faire passer plus aisément une thèse autrement plus engageante et qui consiste à penser la musique de J.-S. Bach comme une « mise en œuvre concrète » (bien que pas nécessairement explicite ni même consciente) de la pensée de Leibniz. Cette thèse dépasse le repérage d’une analogie structurelle et décrit une parenté métaphysique. Outre qu’elle ne se fonde pas sur des données musicologiques clairement vérifiées, elle présente l’inconvénient de centrer l’analyse de l’œuvre du Cantor sur la dernière décennie de son activité, vers des œuvres dont la densité formelle corrobore le tournant formaliste de l’analyse. Cette approche téléologique vient à l’encontre d’autres traditions musicologiques, qui repèrent dans l’œuvre de Bach des mécanismes plus rhétoriques et imitatifs (on se référera sur ce point aux travaux engagés dès le début du XXe siècle par André Pirro dans L’Esthétique de Jean-Sébastien Bach, Paris, 1907). Et la gêne s’accroit lorsque le dernier chapitre cède à la tentation des « portraits croisés », proposant un parallèle entre les vies des deux hommes et leurs tempéraments – c’est moins la justesse du parallèle qui peut être contestée que sa valeur explicative.

Si Arthur Dony propose ici un certain coup de force, ce dernier a bien un enjeu dans l’économie de l’ouvrage : cet enjeu est esthétique. Reprenant l’opposition canonique entre partisans d’un art nouveau incarné par Jean-Philippe Rameau et continuateurs de la forme contrapuntique (dès l’introduction puis au chapitre VIII), l’auteur se place clairement en défenseur des seconds. Dans ce tableau, c’est évidemment la figure de Descartes qui vient symétriser le combat. Rameau est présenté à travers le prisme du Compendium musicae de Descartes. Charmer, toucher l’âme de l’auditeur par des figures simples et variées et par le déploiement desquelles la mélodie harmonisée se présente comme une formule à la fois philosophique et musicale. À l’opposé se dresse le couple baroque Bach/Leibniz, tous deux héritiers d’une histoire que la modernité philosophique et esthétique prétend dépasser : la pensée scolastique d’un côté, la conduite contrapunctique des voix de l’autre. Dessiner un tel Kampfplatz est cependant problématique à plusieurs égards. De même qu’il n’est pas évident de donner au couple Bach/Leibniz une réalité historique et explicite (et non seulement homologique), le couple Rameau/Descartes est moins évident qu’il n’y paraît. Si des auteurs comme André Charrak ou Catherine Kintzler ont excellemment montré la cohérence théorique qui relie ces figures dans une commune recherche esthétique et scientifique sur l’harmonie, le cartésianisme de Rameau n’est pas une thèse incontestable (nous renvoyons sur ce point aux recherches de Benjamin Straehli – « Le cartésianisme de Rameau : un mythe ? » in Revue de musicologie, t. 101, 2015).

Cette présentation a aussi pour conséquence une simplification de l’interprétation sur le plan esthétique. Insistant sur le relativisme de l’esthétique cartésienne et l’importance que prend, dans le Compendium musicae, l’idée d’un effet sur l’auditeur de motifs mélodiques simples, Arthur Dony lui oppose une esthétique leibnizienne concurrente, qui progresse de la clarté confuse des perceptions sonores puis de la densité du contrepoint à une compréhension musicale dans laquelle le plaisir esthétique se réalise réellement, dans sa dimension éminemment cognitive. Cette opposition n’est pas infondée mais pose deux problèmes principaux. Tout d’abord, il n’est pas sûr que l’on gagne à rabattre l’esthétique leibnizienne – si ce terme est approprié – du côté de la distinction intellectuelle, en considérant la confusion sensible, qui se fonde dans la sensation de tout son, comme un état passager que l’écoute avertie doit surmonter. La musique chez Leibniz a deux places et deux fonctions : elle est le thème d’une esthétique embryonnaire, contenue dans les pages des Nouveaux Essais sur l’entendement humain consacrées aux petites perceptions, qui trouvera toute sa postérité chez Baumgarten, auteur qui prendra pleinement au sérieux cette confusion inhérente à la perception et pensera l’esthétique comme la science du sensible, pensé dans toute sa particularité. Mais elle joue également le rôle d’un modèle ou d’une métaphore pour penser les principes métaphysiques. Arthur Dony fonde l’analogie qui gouverne son ouvrage sur ce deuxième plan, mais il sous-estime l’originalité de l’esthétique leibnizienne en projetant cet usage métaphorique sur sa conception de la sonorité. Autrement dit, il n’est pas sûr que l’analogie métaphysique soit le point de départ d’une esthétique proprement leibnizienne. Quant à l’opposition de cette esthétique à celle de Descartes, il subsiste ici un malentendu. Les premières pages du chapitre VIII rabattent l’esthétique cartésienne sur une exigence de « clarté et d’intelligibilité immédiates » qui conduisent à rejeter la confusion apparente et temporaire du contrepoint. Mais c’est sous-estimer le thème de la variété chez Descartes, variété qui ne vient pas seulement épicer ou contrebalancer la clarté mais constitue un principe cardinal du plaisir esthétique (et sur la base duquel Descartes admet la tierce au rang des intervalles, plus parfaite que la quinte ! – nous renvoyons ici aux analyses d’André Charrak dans Musique et philosophie à l’âge classique, PUF, 1998). En projetant l’usage analogique du musical sur son traitement esthétique, Arthur Dony opte pour une lecture formaliste de l’esthétique leibnizienne et force des oppositions justes historiquement (entre essor de l’opéra et contrepoint), mais qui demanderaient un traitement plus approfondi.

Ces remarques n’ôtent pas à l’ouvrage d’Arthur Dony sa force didactique et la clarté de sa méthode – justement leibnizienne. Partant, son originalité se joue peut-être moins du côté de la pensée musicale que du côté de l’histoire de la philosophie. En pensant l’importance des métaphores musicales chez Leibniz, c’est la Monadologie elle-même qui se présente comme un Art de la Fugue.

Pauline NADRIGNY

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Pour citer cet article : Pauline NADRIGNY, « Arthur DONY, Leibniz et J.-S. Bach, Métaphysique et pensée musicale à l’âge baroque, Presses Universitaires de Liège, 2017 », in Bulletin leibnizien V, Archives de Philosophie, tome 82/3, juillet-septembre 2019, p. 587-646.

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