Auteur : Philippe Crignon

Aurélie KNÜFER, La philosophie de John Stuart Mill, Paris, Vrin, coll. « Repères », 2021, 196 p.

Les ouvrages d’introduction générale à la pensée de John Stuart Mill ne sont pas si nombreux, surtout en langue française, aussi le livre d’Aurélie Knüfer, spécialiste de l’auteur, vient-il combler un manque. Conformément à la maquette de la collection, il expose en trois parties la vie de J. S. Mill, sa pensée et un résumé de ses œuvres principales. À l’intérieur de cette structure tripartite, les inévitables redites sont finalement légères. Il convient tout de suite de relever que le livre se caractérise par une grande clarté et rend intelligible une philosophie qui déborde largement le seul traité De la liberté dont le succès a eu tendance à éclipser les autres travaux de Mill. L’un des principaux intérêts de l’ouvrage est en effet de présenter sa philosophie dans son ampleur, depuis ses réflexions logiques, épistémologiques et anthropologiques jusqu’à ses considérations politiques et même ses engagements partisans. L’autre intérêt est de souligner la complexité de cette pensée et parfois les tensions qui la travaillent et qui ne se résorbent pas totalement, par exemple entre une conception nécessitariste du comportement humain et une théorie de la liberté (p. 95 et 150). Disons tout d’abord un mot de la partie biographique. Elle n’est pas seulement intéressante parce qu’elle éclaire le développement d’une pensée par son contexte politique et intellectuel (le succès du libéralisme économique classique, l’émergence d’une tradition socialiste, les réflexions autour du suffrage, dont Pierre Rosanvallon disait qu’il avait été la grande affaire du XIXe siècle), mais aussi parce que la vie de Mill réalise en quelque sorte la conception qu’il se faisait de l’existence humaine, orientée vers la formation du caractère individuel grâce à l’influence croisée de l’effort personnel et de la confrontation aux autres. Il est indispensable, pour comprendre les thèses individualistes et libérales de Mill, de les relier à son projet de science politique et de science sociale qui présuppose lui-même une épistémologie générale. Mill développe celle-ci dans le Système de logique (1843). Ce n’est certes pas la partie la plus connue de son œuvre, et l’exposé qu’en fournit A. Knüfer est tout à fait éclairant pour saisir les principes qui définissent les objets de sa pensée politique (notamment la notion de « caractère ») et qui en fondent, en dernier ressort, les conclusions les plus connues (l’engagement en faveur du progrès individuel et collectif). La méthode expérimentale, indispensable mais insuffisante à elle seule, précède une construction scientifique qui se qualifie en revêtant une facture déductive. Mill défend, comme d’autres à son époque, la possibilité d’une science de l’homme et de la société. Mais s’il existe des lois de la nature humaine et des faits sociaux, encore faut-il préciser qu’il n’est possible de déduire que des tendances. Une tendance est plus qu’une indétermination, mais moins qu’une cause mécanique ; elle n’implique aucun renoncement au déterminisme, mais prend en compte le niveau de complexité spécifique des phénomènes humains, individuels et collectifs. Une science des tendances – A. Knüfer mentionne ici l’influence de Comte, mais celle de Tocqueville est tout aussi sensible – peut être une science rigoureuse. Ce que Mill appelle « l’éthologie », c’est-à-dire la science qui établit les lois de la formation du caractère, tant individuel que national, est sans doute l’innovation épistémologique la plus lourde de conséquences. On peut soutenir en effet l’idée que les essais De la liberté, L’utilitarisme et les Considérations sur le gouvernement représentatif ne se comprennent vraiment qu’à partir de ce concept. Pour cette raison, il aurait été souhaitable de disposer d’une définition précise ; or l’idée que le caractère recouvre l’ensemble des « manières de penser, de sentir et d’agir » d’un être humain ou d’un groupe social (p. 53 et 100) laisse sur sa faim. Mill lui-même n’est cependant pas plus précis, et il n’explique pas davantage quel serait le principe d’unité du caractère. En outre, l’analogie répétée entre le caractère individuel et le caractère national (p. 50, 62, 66, 151, etc.) est très intrigante et elle mériterait certainement une solide justification. Elle rend compte ainsi des quelques éléments de type « communautarien » présents chez Mill sous la forme d’un nationalisme libéral (voir le chapitre 16 des Considérations), ce qui n’est pas sans conséquences sur sa conception de l’individu. L’ouvrage consacre des passages éclairants à ce que l’on pourrait appeler la philosophie de l’histoire de Mill – où un principe de pluralité favorise le progrès, lequel a au contraire tendance à l’uniformisation –, à la situation exceptionnelle de l’Europe, ainsi qu’à des notions controversées (« civilisation », « barbarie », « race ») dont A. Knüfer montre que Mill en fait un usage finalement complexe, ce qui ne le disculpe pas nécessairement de toute forme d’ethnocentrisme, voire de racisme. Sur ces points épineux, l’autrice fait preuve d’une prudence informée. Si Mill a ainsi d’abord fait grand cas de la « race » dans la compréhension des sociétés humaines, il a été par la suite de plus en plus sceptique quant à l’importance des facteurs biologiques dans le caractère des nations. La défense par Mill du régime représentatif d’une part et de l’égalisation des conditions entre les sexes d’autre part est également résumée avec rigueur.

Cette introduction à la philosophie de J. S. Mill est bienvenue et sera particulièrement précieuse à ceux qui voudraient avoir une vision d’ensemble de sa pensée et de sa cohérence, et qui souhaiteraient comprendre les liens qui existent entre sa théorie de la science, son libéralisme moral et ses propositions institutionnelles. Relativement peu de pages, finalement, sont dévolues à la thèse du harm-principle et aux difficultés qu’elle soulève, mais la perspective qui est donnée de la philosophie de Mill en sort en revanche plus complète.

Philippe Crignon

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Pour citer cet article : Aurélie KNÜFER, La philosophie de John Stuart Mill, Paris, Vrin, coll. « Repères », 2021, 196 p., in Bulletin de philosophie anglaise I, Archives de philosophie, tome 85/2, Avril-Juin 2022, p. 171-208.

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Christopher Scott MCCLURE, Hobbes and the Artifice of Eternity, New York, Cambridge University Press, 2016, 234 pages.

Les ouvrages ayant l’ambition de réinterpréter la pensée politique de Hobbes dans son ensemble sont assez rares, plus rares encore ceux qui le font de manière convaincante. Aussi le livre de Christopher Scott McClure est-il le bienvenu puisqu’il propose de reconsidérer le sens de l’entreprise hobbesienne à partir d’une stratégie rhétorique autant que philosophique visant à épuiser la croyance en quelque forme que ce soit d’immortalité. La lecture originale de l’A. suppose de s’engager sur un terrain hautement délicat, celui des intentions réelles de Hobbes, et de concevoir les thèses développées, en particulier dans le Léviathan, de manière instrumentale plutôt que simplement théorique.

L’idée générale que défend l’A. est que si la crainte de la mort est le principe qui motive aussi bien la fondation de l’État que l’obéissance des citoyens, elle est moins un trait fondamental de la nature humaine qu’une disposition culturelle à forger et à encourager. Le discours anthropologique de Hobbes est donc prescriptif plutôt que descriptif (p. 9) ; il ne découvre pas une vérité par des voies scientifiques, mais cherche à façonner chez ses lecteurs des inclinations qui permettront au projet politique d’être viable. L’A. revêt ainsi Hobbes d’un statut singulier, non plus tout à fait le savant sincèrement convaincu par ses raisonnements et la justesse de ses conclusions, mais le « sculpteur » (p. 68) qui modèle une œuvre aux fins de provoquer des réactions, d’instiller des soupçons et finalement de transformer les mentalités. La croyance en l’immortalité devient ainsi l’obstacle principal à la réalisation de la paix civile et de l’ordre politique ; elle connaît deux formes majeures : la conception religieuse de la vie éternelle et la conception héroïque de la gloire impérissable. L’une et l’autre menacent la stabilité de l’État. Et pour l’A., Hobbes s’est avant tout employé à éradiquer ces convictions dans une entreprise rien de moins que civilisationnelle.

La difficulté d’une telle thèse est qu’il s’agit moins d’étudier ce que Hobbes dit que ce qu’il fait, d’envisager donc son discours comme un moyen d’action plutôt que comme un exposé théorique. Ce qui revient à ne pas prendre pour argent comptant ce qui est écrit. De ce point de vue, l’A. rejoint des commentateurs qui, comme Leo Strauss (La critique de la religion chez Hobbes, Paris, PUF, 2005) ou Edwin Curley (« “I Durst Not Write So Boldly” or, How to Read Hobbes’ Theological-Political Treatise », in Hobbes e Spinoza, D. Bostrenghi éd., Naples, Bibliopolis, 1992, p. 497-593), défendent une lecture non littérale des thèses hobbesiennes. Tout en revendiquant cette tradition où il s’agit de déchiffrer les opinions réelles de Hobbes derrière des propos délibérément équivoques, l’A. s’en écarte sur plusieurs points. Tout d’abord au lieu de se concentrer sur les seules positions religieuses de Hobbes – athée, chrétien orthodoxe ou hétérodoxe ? –, il globalise cette attitude à l’ensemble du dispositif théorique, de telle sorte que le Léviathan tout entier doit être pensé à partir de sa fonction stratégique, consistant à susciter un certain nombre de réactions déterminées. Ensuite, il ne s’agit plus de camoufler des opinions scandaleuses ou de les laisser transparaître sous un propos modéré mais de manipuler habilement les opinions des autres. C’est un Hobbes particulièrement retors qui se dessine au fil des pages.

On s’en doute, interpréter l’œuvre de Hobbes à partir de ses intentions supposées est extrêmement périlleux. C’est d’ailleurs ce qui rend certaines déclarations de l’A. singulièrement discutables, lorsque celui-ci affirme que tel ou tel propos du philosophe ne doit pas être compris « trop littéralement » (p. 32, 46, 57, 74, 102, etc.), reprochant souvent à d’autres commentateurs d’être victimes d’un tel travers. C’est aussi le cas quand il prétend révéler les opinions ou les volontés de Hobbes tapies derrière les thèses explicites du texte ; Hobbes apparaît comme un maître manipulateur parfaitement conscient des effets qu’il provoque et rarement sincère dans ses déclarations (p. 58, 90, 100, 108, 140-141, etc.). On ressent la part d’arbitraire qu’il y a à faire ainsi le partage entre ce qu’il faudrait prendre à la lettre et ce qu’il faudrait décrypter comme dispositif rhétorique. La prétention à détecter des intentions et un projet délibéré par-delà le texte ne convainc pas toujours.

Et pourtant, le propos de l’A. n’a rien d’une spéculation gratuite qui, à son tour, manipulerait les textes pour mieux les conformer à une hypothèse initiale. L’A. s’appuie en effet constamment sur le corpus hobbesien ; il y prend son point de départ et y retourne sans cesse. Il affronte ses difficultés en éclairant les passages les plus connus par d’autres en général moins mobilisés. Et cette démarche est rapidement fructueuse. L’analyse de la fierté (pride) aboutit ainsi à distinguer la conception traditionnelle de la gloire immortelle (telle que Thucydide la rapporte) de l’orgueil qui reste subsumable sous le principe de la préservation de soi. Par son usage du concept de pride, Hobbes réduit la première à la seconde et peut ainsi se débarrasser d’une passion qui pousse les hommes à dédaigner la vie et qui est finalement peu compatible avec les conditions de l’État hobbesien (p. 26 passim).

L’interprétation que fait l’A. de la théologie développée dans la troisième partie du Léviathan est, elle aussi, solidement étayée. Selon lui, le caractère ostensiblement hétérodoxe des positions théologiques de Hobbes ne permet pas d’envisager qu’il ait pu sérieusement croire convaincre ses lecteurs. Si elles demeurent simplement plausibles, le but de Hobbes serait surtout de montrer l’incertitude fondamentale qui entoure les dogmes chrétiens. Les variations, voire les incohérences, présentes dans les divers textes (sur l’enfer, le paradis, le royaume de Dieu) seraient alors intentionnelles (p. 148, 162, 214) puisqu’elles viseraient à introduire le doute chez les lecteurs, quelle que soit leur obédience. Hobbes serait ainsi un agent du scepticisme religieux.

Les analyses de l’A. sont denses et fournies ; elles scrutent les textes de Hobbes avec maîtrise et s’y collettent avec ténacité. La littérature secondaire la plus récente fait l’objet de discussions serrées, souvent éclairantes. Enfin, il faut souligner que ce travail aboutit à des conclusions aussi fortes que nuancées. S’il apparaît que Hobbes tâche de déconstruire la culture de la gloire, il en réintroduit certains éléments lorsqu’il s’agit de fonder le devoir du soldat à défendre l’État sur le champ de bataille (p. 160 sq.). S’il est nécessaire de faire disparaître l’assurance d’une vie future, qui pourrait rivaliser avec la sécurité terrestre, il est tout aussi indispensable de maintenir l’espoir d’une rétribution à venir (p. 207). Tout cela plaide, selon l’A., pour une entreprise délibérée de manipulation (terme qui revient à plusieurs reprises). Luc Foisneau a récemment publié un excellent ouvrage intitulé Hobbes. La vie inquiète (Gallimard, 2016) ; selon Christopher S. McClure, cette vie inquiète (« disquiet mind », p. 2, « restless anxiety », p. 205) constitue la grande réussite culturelle de Hobbes, celle qui a rendu possible l’émergence de l’État moderne.

L’approche générale de l’ouvrage ne manquera pas de susciter des réactions chez les lecteurs. Et certaines affirmations particulières nous paraissent devoir être discutées, d’autant que l’A. voit parfois des incohérences (stratégiques) là où il n’y en a pas forcément. À titre d’exemple, Hobbes ne se contredit pas lorsqu’il affirme d’une part qu’il n’existe pas de bien absolu (Léviathan, XI) et d’autre part que l’homme désire par dessus tout se préserver. La raison en est que, chez Hobbes, la vie n’est pas une fin, mais le moyen, pour le désir, de se perpétuer. Il n’y a donc pas lieu d’expliquer par des intentions hypothétiques une contradiction inexistante (p. 202).

L’ouvrage de Christopher S. McClure figure sans nul doute parmi les très bons livres sur Hobbes publiés ces dernières années. Sa lecture stimulante oblige à reconsidérer certaines certitudes au sujet de l’auteur du Léviathan. Et, ce qui ne gâche rien, ce livre à grande envergure intellectuelle est aussi écrit avec élégance. Une énigme demeure finalement. S’il a véritablement cherché à détourner ses contemporains de tout horizon d’immortalité, comment expliquer alors que Hobbes ait été lui-même travaillé par sa propre postérité ?

Philippe CRIGNON

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Pour citer cet article : Philippe CRIGNON, « Christopher Scott MCCLURE, Hobbes and the Artifice of Eternity, New York, Cambridge University Press, 2016, 234 pages » in Bulletin d’études hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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