Auteur : Sophie Roux

BEN-YAMI, Hanoch, Descartes’ Philosophical Revolution: A Reassessment, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015, 281 p.

À qui se contenterait d’en consulter la table des matières, cet ouvrage apparaîtra comme étrangement composite. Quel peut donc être le propos d’un livre dont deux chapitres portent sur la théorie de la perception de D., deux sur ses conceptions physiologiques, deux enfin sur la naissance de son projet métaphysique et les arguments déployés dans les deux premières Méditations ? Qu’on aille toutefois jusqu’aux premières lignes de l’introduction (chap. 1), et le propos commencera à se clarifier. Si D. a révolutionné la philosophie, écrit d’entrée de jeu l’A., c’est qu’au moins une de ses idées était révolutionnaire – et, si tel a été le cas, il convient de déterminer comment il a bien pu avoir une idée de ce genre. Ayant examiné différentes idées pouvant se présenter comme révolutionnaires et conclu que seul le cogito l’était véritablement, l’A. se propose de déterminer ce qui a conduit D. à éliminer tout ce qui est douteux et à trouver dans le sujet pensant la première source de certitude et le fondement d’un système philosophique (p. 4). Sa thèse est que, contrairement à ce que D. et bon nombre de ses interprètes voudraient bien nous faire croire, le « Je » des Méditations est « profondément ancré dans son contexte et ne peut pas en être abstrait » (p. 7), de sorte que la révolution philosophique cartésienne ne vient pas « d’arguments libres de toute théorie » et « développés sans rien présupposer à partir de fondations sûres, mais de développements scientifiques et technologiques. […] Descartes fut le premier à développer une vision de monde convaincante qui prolongeait d’importantes traditions plus anciennes tout en y intégrant ce que la science de cette époque et ses techniques, avec leurs réussites et leurs limites, semblaient exiger » (p. 8). Tout en rejoignant la cohorte d’interprètes qui ont jugé que les sciences de D. étaient au moins aussi décisives que sa métaphysique, l’A. entend donc étudier ces sciences non pas en elles-mêmes, mais pour la révolution philosophique qu’elles auraient provoquée.

Les chap. 2 et 3 consacrés à la théorie cartésienne de la perception constituent le premier élément de la démonstration. Après avoir décomposé cette théorie en différentes thèses (un récapitulatif p. 24), l’A. montre que l’innovation décisive par rapport aux théories antérieures de la perception (p. 33-44), mais aussi par rapport à la théorie avancée dans les Regulae (p. 44-51), est la thèse que les sensations que nous éprouvons peuvent représenter des propriétés objectives sans pourtant leur ressembler. L’origine de cette innovation viendrait d’un passage fameux de l’Essayeur de Galilée (p. 51-62), mais surtout de l’invention de la géométrie analytique, dans laquelle une équation représente une courbe sans pourtant lui ressembler (p. 62-72). Un signe textuel de l’influence qu’aurait exercée la géométrie analytique serait l’emploi dans les deux contextes des verbes « exprimer » et « se rapporter » (p. 70-71). L’A. s’adresse cependant à lui-même l’objection selon laquelle, dans le passage du Monde où D. introduit la thèse de la représentation sans ressemblance, il ne mentionne pas le rapport entre géométrie et analyse que met en place la géométrie analytique, mais le rapport que le langage ordinaire établit entre les mots et les choses qu’ils signifient. Mais, répond l’A., ce rapport étant arbitraire, il ne constitue pas un modèle satisfaisant du rapport impliqué dans la perception, qui est naturel ; il ne pourrait donc pas être à l’origine de la thèse de la représentation sans ressemblance (p. 71-74). La discussion est intéressante, mais aurait due être complétée par l’analyse d’un rapport naturel de représentation sans ressemblance mentionné dans le Monde que l’A. laisse bizarrement de côté, le rapport entre les émotions et leurs manifestations psychologiques.

Quant aux êtres vivants, qu’étudient les chap. 4 et 5, l’innovation philosophique principale de D. serait la thèse que des principes purement physiques suffisent à les expliquer. L’A. expose des faits passablement connus (considérer les animaux comme de simples automates, c’est dépouiller l’âme de sa fonction de principe du mouvement) et conclut le chap. 4 par une importante distinction entre l’animisme pré-cartésien et le vitalisme post-cartésien (p. 120). Comme précédemment, l’essentiel est toutefois pour lui de montrer que l’origine de cette révolution se trouve en-dehors de la philosophie, en l’occurrence dans les automates qui sont construits à partir du milieu du XVIe s. (p. 93-98) – c’est d’ailleurs pourquoi la couverture du livre représente le moine mécanique attribué à Gionello della Torre. Selon le chap. 5, cette référence technologique explique également les limites de la pensée de D. : étant donné ce qu’étaient les automates de son temps, il ne pouvait imaginer des machines capables de dialoguer et de s’adapter aux circonstances (p. 122-131).

Les deux derniers chapitres utilisent les résultats acquis pour déconstruire le projet métaphysique de D. et le contenu des deux premières Méditations. Le chap. 6 soutient successivement que l’intervention de Bérulle peut seule expliquer que D. le scientifique se soit intéressé à la métaphysique, que ce dernier a écrit les Méditations de manière purement tactique, de façon à obtenir l’approbation des théologiens et surtout à habituer imperceptiblement les esprits à une physique nouvelle et, finalement, qu’Augustin a exercé une grande influence sur lui (p. 162-174). Il reste, dans l’ultime chapitre, à examiner l’argumentation des deux premières Méditations : l’argument du rêve, le cogito, l’affirmation que l’esprit est mieux connu que le corps seraient tous des arguments incomplets et qui ne pourraient se comprendre sans présupposer les conséquences que D. avait tirées de la science de son temps et qui ont été examinées dans les chapitres précédent. « Le nouveau scepticisme de Descartes, qui porte sur le monde extérieur, présuppose sa métaphysique achevée. Loin de tout démolir complètement et de commencer directement à partir des fondations, Descartes déduit de nouvelles possibilités, qui découlent d’une vision du monde complexe et novatrice, elle-même basée sur différentes idées technologiques, scientifiques et méthodologiques, etc. La méthode affichée de la Première Méditation, qui tente de laisse de côté toute présupposition théorique, est une illusion » (p. 201). Ou encore : « De nouveau, nous voyons comment un aspect central des Méditations de Descartes – cette fois, la caractérisation de la nature de l’esprit – loin d’être la conclusion de réflexions dégagées de toute supposition théorique, est fondée sur ses théories complexes de la perception » (p. 217 et passim). D’un mot, les idées puissantes de D. sont venues des sciences et des techniques de son temps ; sa métaphysique ne fut que leur couverture incomplète et éphémère.

Ce livre est pourvu de grandes qualités formelles : défendre élégamment une thèse historiographique forte ; formuler avec clarté les arguments ; rejeter en note les discussions de l’A. avec d’autres interprètes, ce qui permet à la lectrice de s’attacher tantôt à la ligne d’argumentation principale, tantôt au détail du commentaire. C’est aussi un ouvrage dont on a bien envie de dire qu’il est intelligent. Mais a-t-il raison pour autant ? Avec toute la sympathie qu’on peut avoir pour l’entreprise consistant à « intégrer » l’histoire des sciences et l’histoire de la philosophie, deux réserves de méthode seront ici formulées. (1) Même si ce qui intéresse l’A. n’est pas les sciences cartésiennes en tant que telles, mais leurs effets sur la philosophie, il demeure que, pour comprendre les effets d’une science, il faut commencer par la décrire assez précisément. Or les sciences cartésiennes sont parfois regardées d’assez loin et pour tout dire avec les yeux d’aujourd’hui – ce qui n’est pas interdit mais contredit l’ambition de replacer D. dans son contexte, plus précisément dans son contexte de découverte. Par exemple, l’A. estime la physiologie cartésienne faible et prématurée parce qu’elle ne s’appuierait ni sur des découvertes empiriques ni sur une théorie nouvelle (p. 86, p. 107-108, p. 118-119), ce qui revient à la juger selon les normes des manuels d’aujourd’hui. Étant donné que le propos de l’A. est de replacer la philosophie cartésienne dans son contexte, le plus curieux est qu’il traite ses outils historiographiques fondamentaux – la notion de révolution, la relation entre science et philosophie, la méthode de D. dans les Méditations, l’idée même que D. aurait été à l’origine d’une révolution philosophique – comme des données atemporelles qui seraient facilement accessibles, alors qu’ils devraient être l’objet d’une analyse historique et d’une discussion conceptuelle. (2) L’historien de la philosophie sera vraisemblablement gêné par la manière dont l’A., tout en bénéficiant d’une excellente connaissance du corpus cartésien, entend dévoiler, par-delà les raisons que D. nous donne, ses véritables raisons de penser ce qu’il a pensé. Un peu courts les historiens qui estiment que, si D. ne cite pas l’Essayeur ou Contre les académiciens, c’est qu’il ne les a pas lus : c’est justement parce qu’il ne les cite pas qu’il s’en sert ! Bien naïfs les interprètes qui ont pris les Méditations au pied de la lettre : il ne s’agissait en fait que d’une manipulation ! Il y a là un peu de caricature, mais le fait est que, loin de se contenter de donner une reconstitution rationnelle des arguments de D., l’A. souhaite faire ressurgir un D. que personne n’aurait connu avant lui. Par exemple, dans le cas de la théorie de la perception, il examine bien les arguments de D. en faveur de cette théorie (p. 24-33), mais entend surtout montrer comment, sans nous le dire, ce dernier a proposé une synthèse entre les thèses de Galilée concernant la matière et les idées sensibles et ses propres thèses concernant la notion de représentation, qu’il avait tirées de la géométrie analytique (p. 51-74). Pas plus que précédemment, il n’y a là une manière de faire qu’on devrait interdire par principe, mais le fait est qu’elle n’est pas appliquée systématiquement : dans le cas de la physiologie animale et humaine par exemple, il semble que nous devons croire D. lorsqu’il présente les automates comme ce qui a inspiré sa théorie (p. 81-83, p. 87-98). Cela pose à tout le moins la question de savoir comment l’historienne ordinaire distingue les arguments qu’elle peut prendre à la lettre et les arguments qu’elle doit entreprendre de démystifier…

Sophie ROUX

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Pour citer cet article : Sophie ROUX, « BEN-YAMI, Hanoch, Descartes’ Philosophical Revolution: A Reassessment, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2015 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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SCHMALTZ, Tad M., Early Modern Cartesianisms. Dutch and French Constructions, Oxford, Oxford University Press, 2016, 392 p.

Cet ouvrage propose, non pas une histoire du cartésianisme, mais une histoire des différents cartésianismes construits en France et aux Pays-Bas entre les années 1640 et le début du XVIIIe siècle. Les bornes chronologiques indiquent que les ouvrages de D. eux-mêmes ont contribué à ces constructions. La restriction géographique spécifiée dans le titre tient aux limites qu’impose toute publication mais n’est pas pour autant arbitraire, puisque France et Pays-Bas sont les deux pays où la réception de l’œuvre de D. a été la plus rapide et la plus profonde (p. 12). Quant au pluriel de « cartesianisms », que vient renforcer la notion de « construction », il est à la fois le signe de l’impossibilité de définir le cartésianisme comme on définirait une essence (p. 5-11) et la manifestation d’un parti-pris pluraliste sur lequel on reviendra.

Le premier chap., « Cartesianism in Crisis », montre que deux des questions qu’Arnauld avait signalées à D. comme théologiquement sensibles ont conduit à des controverses puis à des condamnations officielles dans des contextes religieux et politiques différents. Une question était de savoir si la physique cartésienne est compatible avec la transsubstantiation : elle aura expliqué que, dans une France catholique, un décret royal ait interdit l’enseignement du cartésianisme. Une autre était de savoir si nous sommes libres de contribuer à notre salut indépendamment de la grâce divine : une question cruciale dans les Pays-Bas calvinistes, le Synode de Dordrecht s’étant conclu par la condamnation des arminiens. D’entrée de jeu, l’histoire de la réception des idées de D. est articulée à une histoire historienne, prenant au sérieux les contextes politiques et religieux. Un autre type de contexte historique qui a façonné la réception des idées de D. a été celui des différents lieux de savoir où elles ont été diffusées, universités aux Pays-Bas ou salons en France (p. 26-27, p. 70 et p. 100). Ainsi, le chap. 2, après une synthèse sur l’ambivalence que D. aurait manifestée par rapport aux anciens (p. 65-70), montre comment des professeurs hollandais, en particulier Johannes de Raey (p. 77-83), se sont efforcés d’intégrer au cursus universitaire les idées de D., alors que les successeurs français de ce dernier l’enrôlait dans les causes du jour, celle des modernes contre les anciens dans le cas de Bernard Le Bovier de Fontenelle (p. 112-115), celle des femmes dans le cas de François Poulain de la Barre (p. 104-107). – Après cet important préambule sur les différents contextes dans lesquels les différents cartésianismes se sont construits, l’A. se tourne vers des questions métaphysiques qui, selon lui, n’avaient que peu d’importance pour D. lui-même, de sorte qu’on pourrait parler d’un « cartésianisme sans Descartes » (p. 10). Le chap. 3, « Augustinian Cartesianisms », explique ainsi que, si l’influence d’Augustin sur D. a été à peu près nulle (p. 122-126), les croisements entre cartésianisme et augustinisme ont été multiples et pas toujours concordants, comme le montrent les positions différentes qu’ont soutenues Dom Robert Desgabets, Malebranche et Arnauld quant à la création des vérités éternelles, mais aussi la grande querelle des deux derniers, brièvement évoquée par ce biais (p. 139-164). De manière similaire, le chapitre « Cartesian Occasionalisms » commence par récuser la thèse que D. lui-même aurait été occasionaliste (p. 167-176) avant d’en venir aux divers occasionalismes que ses successeurs ont mis en place : occasionalismes concernant l’interaction du corps et de l’esprit chez Clauberg et Arnauld (p. 176-189), occasionalismes physiques chez Cordemoy et La Forge (p. 189-204), occasionalismes « complets » chez Geulincx et Malebranche (p. 204-227). L’A. est ici habile non seulement à distinguer différentes formes d’occasionalisme, mais surtout à montrer quels sont les différents problèmes qui motivent ces derniers et les différents arguments qui permettent de les défendre. – Les deux derniers chap. reviennent aux œuvres de D. pour étudier le destin non plus de sa métaphysique mais de sa physique, qui plus est d’une physique qui s’est parfois autonomisée par rapport à la métaphysique. Le chap. « Cartesianisms in Dutch Medicine » est l’occasion de faire le point sur les cartésianismes médicaux : bien sûr celui de D. lui-même à travers les catégories de mécanisme et d’empirisme (p. 229-239), mais aussi celui des différentes figures de Regius (successivement « the disciple », « the outcast » et « the authority »), ou de ceux qu’il inspira, par ex. Cornelius Van Hogelande (p. 255-256), Johannes De Raey (p. 264-266) ou Burchard de Volder (278-280). De la même façon, le chapitre « Cartesianisms in French Physics » commence par étudier la physique cartésienne à travers les notions de mécanisme et d’empirisme (p. 285-294), pour faire ensuite la part belle à Rohault et Regis, mais aussi à ceux qui défendirent la physique des tourbillons contre le système newtonien, par exemple Malebranche, Fontenelle, Joseph Privat de Molière et Philippe de Villemot. Alors que les premiers proposèrent une physique qualitative, à bien des égards semblable à la physique scolastique qu’ils entendaient détrôner, les seconds auraient élaboré une physique cartésienne quantitative au sein de l’Académie des sciences (p. 285, p. 314 et p. 335-336). Mais, par un ultime renversement, si la physique de D. avait été promue au détriment de sa métaphysique, ce sont des éléments métaphysiques (l’utilisation d’un doute systématique ou la prééminence de la connaissance intellectuelle par rapport à la connaissance sensible) qui seront mis en avant à partir du moment où, vers le milieu du xviiie siècle, la science cartésienne apparaîtra comme périmée (p. 337-341).

Dans des temps qui semblent voués aux études microscopiques, l’entreprise est impressionnante. Bien sûr, certains ne manqueront pas de dire qu’il aurait fallu que tel problème, telle controverse ou tel ouvrage, ait été plus amplement et plus précisément traité. Mais depuis l’Histoire de la philosophie cartésienne de F. Bouillier (Paris-Lyon, 1854), personne ne s’était plus risqué à une synthèse de cette envergure ! Les différences sont toutefois importantes entre Early Modern Cartesianisms et l’Histoire de la philosophie cartésienne : le premier bénéficie des travaux de plusieurs générations d’historiens de la philosophie, alors que le second devait cartographier à grands traits un nouveau territoire ; le premier est organisé autour de problèmes et de questions spécifiques donnant lieu à des analyses conceptuelles détaillées, tandis que le second examinait successivement un auteur après l’autre, donnant parfois l’impression de rabouter des fiches de lecture ; le premier rend justice aux adversaires de D., là où le second tendait à dire qu’ils ne pouvaient être que des ennemis du progrès. La différence la plus importante est toutefois que Bouillier écrivait la philosophie cartésienne au singulier, alors que l’A. affiche ici la pluralité des cartésianismes et en tire un parti méthodologique. Cette pluralité tient aux contextes dans lesquels D. a été lu et aux disciplines dans le cadre desquelles son œuvre s’est trouvée prise : elle est celle des lectures que les cartésiens firent de l’œuvre de leur maître, l’A. insistant tant et plus sur les divergences qui les séparèrent. La pluralité de ces lectures est un fait historique, mais la prendre au sérieux constitue un parti-pris méthodologique. Ce dernier a au moins deux conséquences. (1) Cela défait immédiatement certains liens supposés exister consubstantiellement entre le cartésianisme et tel ou tel courant de pensée. Ainsi l’association entre cartésianisme et jansénisme est-elle présentée comme « non-essentielle » (p. 55). De manière similaire, il est remarqué que la question de l’alliance entre Augustin et D. est « largement une construction post-cartésienne » et que la distinction faite par H. Gouhier entre cartésianisme augustinisé et augustinisme cartésianisé est souvent difficile à appliquer (p. 122 et p. 128-129). Ou encore, il est noté (p. 167) que l’occasionalisme, que certains interprètes voyaient comme une conséquence du dualisme cartésien, s’est construit non pas en conformité à, mais contre l’interactionnisme causal qui fut celui de D. (2) Si l’œuvre de D. a été l’objet de lectures divergentes, on doit en second lieu reconnaître qu’elle ne constituait pas un système totalement cohérent, mais plutôt un ensemble composite d’énoncés ambigus, ambivalents et malléables (p. 9-10, p. 16 et p. 63). Il n’y a pas là une critique faite au nom d’un idéal de cohérence et de systématicité, mais la mise en œuvre d’un mouvement d’interprétation rétroactif : si les héritiers de D. ont tiré de son œuvre des leçons à ce point incompatibles, c’est qu’il y avait quelque chose de fondamentalement ambigu, ambivalent ou malléable dans les énoncés de D. Les lectures effectives qui ont été faites de l’œuvre de D. révèlent ainsi certaines de ses potentialités et de ses caractéristiques, qu’on n’aurait pas nécessairement vues sans elles. – Soulignons pour conclure que l’A. ne cède pas aux sirènes d’un constructivisme de l’interprétation. En règle générale, les historiens qui veulent savoir ce qu’a dit un auteur négligent les diffractions que manifeste sa postérité au prétexte qu’il s’agirait d’un phénomène relevant d’une histoire des idées par définition superficielle ; l’A. n’est pas de ceux-là. Inversement, ceux qui insistent sur la pluralité des lectures qui ont été faites d’une œuvre se contentent souvent de s’émerveiller devant cette pluralité sans chercher à savoir si une des lectures en question est plus vraie ou plus juste que les autres ; ce n’est pas davantage le cas de l’A. Ce n’est pas son moindre mérite que d’avoir réussi à tenir les deux bouts, en procédant rétroactivement de la postérité de D. vers ses textes, mais sans renoncer à l’idée qu’il y aurait des réceptions mieux fondées que d’autres.

Sophie ROUX

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Pour citer cet article : Sophie ROUX, « SCHMALTZ, Tad M., Early Modern Cartesianisms. Dutch and French Constructions, Oxford, Oxford University Press, 2016 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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SCHUSTER, John A., Descartes Agonistes: Physico-mathematics. Method and Mechanism 1618-1633, Dordrecht, Springer, 2013, 631 p.

Le lourd ouvrage porte sur la philosophie naturelle que D. élabora dans les œuvres de jeunesse qu’il n’a pas publiées, des fragments des années 1618-1619 connus par le Journal de Beeckman jusqu’au Monde inclus. Les thèses constitutives de cet ouvrage sont que D. était avant tout un philosophe naturel (p. 2, 7, 11, 36, 77-82, passim) et qu’un tournant décisif a eu lieu en 1629. Jusqu’à cette date, le jeune D. se serait proposé de réformer les sciences mixtes de l’intérieur et aurait en tant que mathématicien embrassé deux rêves successivement, le rêve d’une mathesis universalis et le rêve d’une méthode générale. Après cette date, l’impuissance à réaliser ces rêves aurait conduit D. agonistes à embrasser un projet consistant à proposer sa philosophie naturelle sous la forme d’un système.

Après des considérations méthodologiques inutilement longues (chap. 1 et 2), les chap. 3 à 7 portent sur le jeune D. Une idée forte est que D. a non pas mathématisé la physique mais physicalisé les mathématiques : alors que les mathématiques mixtes traditionnelles, ne s’engageant pas sur les questions ontologiques, délaissaient la recherche des causes physiques des phénomènes, il aurait introduit cette recherche dans sa pratique physico-mathématique (p. 12, 56 sqq., 102, passim). L’analyse du manuscrit portant sur le paradoxe hydrostatique de 1619 qui est proposée au chap. 3 est ici exemplaire : Stevin avait donné une démonstration purement mathématique de cette loi, D. en propose une démonstration physique, consistant à supposer qu’il existe des atomes pesants auxquels s’appliquent des concepts mécaniques. Cette approche permet également de renouveler la compréhension des fragments consacrés à la loi de la chute des corps ou à la réfraction de la lumière, la découverte de la loi des sinus étant l’objet d’une analyse circonstanciée au chap. 4. Le chap. 5 présente comme des excroissances de la pratique mathématique effective de D. (à laquelle seulement quelques pages sont consacrées) : en premier lieu la mathesis universalis de la deuxième partie de la Règle 4, qui aurait été écrite entre mars et novembre 1619 et ne concernerait que les disciplines mathématiques, et en second lieu le projet d’une méthode absolument universelle correspondant à la première partie de la Règle 4, que D. aurait élaborée après la seconde partie, vers la mi-novembre 1619. La thèse développée au chap. 6 est alors que tout discours de la méthode, dont évidemment celui que D. tenterait de mettre en place à partir de novembre 1619, est un discours mythique qui aurait une fonction « politique » dans la légitimation des sciences et dans leur organisation. Quand D. serait revenu au projet méthodique des Regulae à la fin des années 20, il aurait encore une fois tenté de lier mathesis et méthode, mais aurait toutefois rapidement été confronté au fait que ce projet entrait en contradiction avec la démarche que lui inspiraient ses recherches physico-mathématiques : d’où le tournant qui marquerait sa carrière de philosophe naturel (chap. 7).

On aborde à ce point ce qui peut être considéré comme la seconde partie de l’ouvrage, qui va du chap. 8 au chap. 12. D., ayant totalement cessé de croire à la méthode à partir de 1629, aurait changé d’objectif : il s’agirait désormais de mettre en place un système de philosophie naturelle fondée sur une métaphysique. Le lecteur que les 400 premières pages n’auront pas perdu en route pourra dans ces chapitres encore rencontrer çà et là des analyses stimulantes. Le chap. 8 ayant décrit le changement de stratégie de D. (en termes parfois inexacts, comme lorsqu’il est question de la théologie volontariste de D., p. 360-380) et le chap. 9 ayant présenté le Monde dans son ensemble, le chap. 10 donne ainsi une interprétation charitable de la théorie des tourbillons, dont je n’ai jamais vu l’équivalent où que ce soit. La force de ce chapitre est de placer une théorie que nous savons être périmée au centre de l’édifice cosmologique du Monde, en ordonnant tout autour d’elle les autres questions physiques qui sont abordées dans cet ouvrage, qu’il s’agisse du poids, du mouvement de la lune, des marées ou des comètes. Le chap. 11 en revient malheureusement à des considérations extrêmement générales, avant que le chap. 12 ne présente les Principia philosophiae comme l’aboutissement de la stratégie systématisante de D.

Descartes Agonistes est un ouvrage rassemblant des recherches menées pendant plus de trente ans. Il propose une reconstruction des Regulae que nous serons mieux à même d’évaluer quand R. Serjeantson aura publié le manuscrit qu’il a découvert à Trinity College. Il s’interroge à bon droit sur les fonctions qu’un discours de la méthode peut tenir par rapport à la pratique effectives des sciences. On y trouve des analyses originales de textes peu étudiés, comme les fragments physico-mathématiques de la fin des années 10 et la théorie des tourbillons du Monde et des Principia philosophiae. On regrette toutefois deux choses. En premier lieu, l’A. soutient que les textes de D. doivent être replacés dans le « champ » de la philosophie naturelle (la référence aux travaux de P. Bourdieu est explicite aux p. 43, 48-50, 65-66, passim), mais il ne se donne pas les moyens d’un tel travail, qui aurait requis bien plus de références en histoire des sciences qu’il n’en donne. En second lieu, l’A. et son éditeur auraient dû faire en sorte d’alléger ce livre des deux-tiers, pour ne pas dire des trois-quarts : les analyses intéressantes en matière de philosophie naturelle y auraient été percutantes, alors qu’elles se trouvent en l’état noyées dans une masse indigeste.

Sophie ROUX

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Pour citer cet article : Sophie ROUX, « SCHUSTER, John A., Descartes Agonistes: Physico-mathematics. Method and Mechanism 1618-1633, Dordrecht, Springer, 2013 » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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