Auteur : Véronique Decaix

 

Durand de Saint-Pourçain, Commentaire des Sentences, prologue, présentation et traduction par David Piché, Paris, Les Belles Lettres, « Sagesses médiévales », 2021, 284 p.

L’ouvrage présente la première traduction du prologue au Commentaire des Sentences de Durand de Saint-Pourçain (1275-1334), un théologien dominicain dont les positions doctrinales se situent à contre-courant de son ordre marqué par la domination de la pensée de Thomas d’Aquin. Ses thèses furent condamnées à plusieurs reprises en 1314 et en 1317 dans un procès orchestré, entre autres, par son opposant Hervé de Nédellec. L’ensemble des huit questions traduites permet de mesurer la subtilité de ce penseur « moderne » et « résolu » sur la scientificité, le sujet et la finalité de la théologie. Cette traduction est assortie d’une bibliographie, d’un index nominum et d’une ample introduction (132 pages) de David Piché, replaçant la pensée de Durand de Saint-Pourçain dans son contexte et mettant en lumière la manière dont elle doit être comprise dans sa dimension critique des positions adverses à son époque, telles que le thomisme, la doctrine de l’illumination spéciale d’Henri de Gand (p. 69 sq.), ou encore « le modèle abstractionniste » de Duns Scot (p. 75 sq.). La traduction, limpide, s’appuie sur la tertia redactio du Prologue, reprise entre 1317-1327 par Durand de Saint-Pourçain, dont le traducteur s’autorise à améliorer la version que l’on trouve dans l’édition de la Renaissance, par une comparaison avec le manuscrit de son commentaire déposé par l’auteur lui-même à la Bibliothèque de la Sorbonne (voir l’introduction p. 63-67 et « notes sur la traduction »).

Dans les limites permises ici, nous nous contenterons de souligner un point saillant : Durand de Saint-Pourçain développe une conception originale de la théologie dont il affirme qu’elle n’est pas une science, au sens strict, mais « l’habitus par lequel l’intellect donne son assentiment aux choses enseignées par l’écriture » (Introduction, p. 32 ; cf. Prol. qu. 1, par. 6). Par-là, il promeut une conception de la théologie conçue comme une entreprise de clarification et de défense des objets tenus pour vrai par l’habitus infus de la foi. C’est dans cette perspective, auparavant défendue par Godefroid de Fontaines, ou par Gérard de Bologne à la même époque, qu’il faut comprendre la théologie comme un « savoir herméneutique et apologétique » (Introduction, p. 31), qui s’élabore sur une alternative à l’idée de subalternation, développée par Thomas d’Aquin et ses successeurs, dont Durand est un farouche critique. Partant, comme l’analyse David Piché, Durand de Saint Pourçain souscrit à une conception « minimaliste, voire nihiliste, de la théologie » (p. 47).

Pour ces raisons, cet ouvrage, dans la mesure où il offre une meilleure connaissance d’un penseur original et d’un théologien singulier, et plus généralement une analyse fine et détaillée des débats sur le statut épistémologique de la théologie au début du XIVe siècle, constitue un apport important à l’état de recherche.

 

Véronique Decaix

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Pour citer cet article : Durand de Saint-Pourçain, Commentaire des Sentences, prologue, présentation et traduction par David Piché, Paris, Les Belles Lettres, « Sagesses médiévales », 2021, 284 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIV, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 227-256.

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Charles Ehret, Agir en vertu d’un autre. Thomas d’Aquin et l’ontologie de l’instrument, Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale », 2021, 235 p.

L’ouvrage de Charles Ehret affronte un problème de la philosophie, celui d’une causalité instrumentale, d’une causalité transitive où l’instrument est mû par un agent (le marteau par le forgeron), dont l’acuité ressort davantage dans la pensée de Thomas d’Aquin qui tâche d’articuler la causalité des créatures, ou causes secondes, à celle de la Cause première, Dieu. Ce livre montre la manière dont Thomas d’Aquin prend en charge une question laissée en suspens par la physique aristotélicienne, celle de « moteur mû », afin de mettre en place une « ontologie de l’instrument » (dont l’auteur admet, reprenant l’expression de Jean-Luc Marion qu’il s’agit d’une « ontologie grise » dont le projet ne s’avoue pas comme tel), qui opère le passage d’une physique du mouvement, menant à une impasse, à une métaphysique des pouvoirs (p. 211). Ces deux notions de l’instrumentalité, l’une physique comme « moteur mû », l’autre métaphysique comme « action en vertu d’un autre », divise le livre en deux parties, chacune organisée en trois chapitres. La thèse centrale démontre que Thomas d’Aquin, en substituant au concept physique, parce que contradictoire, de « moteur mû » l’idée métaphysique, issue de la théologie sacramentelle, d’un transfert de pouvoir, va faire émerger l’idée d’un agir « en vertu d’un autre », et donner par là une consistance conceptuelle à un « impensé », l’instrument (instrumentum).

La première partie, intitulée « Physique de l’instrument. Le moteur mû », part de la définition du mouvement donnée par Aristote en Physique III, 1, l’« entéléchie de ce qui est en puissance en tant que tel » pour montrer que l’idée d’un « moteur mû » en constitue un point d’achoppement. L’auteur propose, et discute point par point, plusieurs analyses de cette définition données par les commentateurs d’Aristote, Alexandre d’Aphrodise, Philopon, Simplicius, Averroès, et Thomas d’Aquin lui-même, et précise le débat en termes contemporains entre les partisans d’une process-view ou d’une actuality-view du mouvement avant de défendre que Thomas d’Aquin propose une lecture actualiste du mouvement conçu comme l’« actualité d’un être-en-puissance » (p. 32) ou une « puissance actuelle » (p. 41), qui ne possède pas l’actualité suffisante pour pouvoir mouvoir à son tour, interdisant par-là l’idée d’un « moteur mû ». Ch. Ehret teste la validité de sa lecture en deux directions principales : horizontale, d’abord, dans la succession des mouvements menant à l’idée d’éternité du monde (chap. II : « l’éternité du monde et l’élimination du moteur mû ») et verticale, vers la remontée d’un premier moteur immobile (chap. III : « Le problème du moteur mû, et la preuve d’un moteur premier »), en montrant la manière dont Thomas affronte dans la prima via le problème du « moteur mû », ce qui l’amène à délaisser l’acception physique de l’instrument. Dans ce chapitre, les pages consacrées à la démonstration de l’impossibilité d’un automoteur, replaçant les thèses de Thomas d’Aquin dans le cadre de la critique menée par Simplicius à l’encontre d’Alexandre d’Aphrodise, sont tout à fait exemplaires des qualités d’exégète informé de l’auteur (p. 87-100).

La seconde partie, intitulée « Métaphysique de l’instrument. Agir en vertu d’un autre », entre dans le cœur du sujet et propose une analyse philosophiquement articulée de la pensée thomasienne de l’instrument. Le premier chapitre montre que la théologie sacramentelle sert de matrice pour concevoir l’instrument dans la mesure où le sacrement se trouve défini comme « la cause instrumentale dispositive » de la grâce (In IV. Sent., d. 1, qu. 1, a. 4, ad. 1, p. 104). La notion d’instrument y est précisée : il s’agit d’un mouvement incomplet, intermédiaire (medium quid) et processuel (via in ens) que Thomas d’Aquin conçoit par analogie avec l’intention (intentio) dans le milieu (p. 118 sq.), par exemple la forme de la couleur, le rouge, dans l’air. Ch. Ehret fait de cet extrait du Commentaire des Sentences la clé de voûte de la théorie de l’instrumentalité chez Thomas : le pouvoir se trouve dans l’instrument à la manière dont la forme, dans son être intentionnel et diminué, en opposition à l’être ferme qu’elle possède dans la nature, se trouve dans le milieu. De là le pouvoir de l’instrument peut être expliqué en tant qu’intentio fluens (chap. V), c’est-à-dire comme le flux d’une forme intentionnelle dans le milieu (l’intention de la couleur dans l’air). Cette intention fluente est interprétée comme virtus fluens, c’est-à-dire comme le pouvoir fluant de l’agent dans l’instrument qui agit de la sorte, per modum intentionis fluentis, « en vertu d’un autre » (cf. p. 136 sq.). Dans le dernier chapitre, l’auteur étend davantage encore son argumentation en concevant « le pouvoir en général comme intentio fluens » (chapitre VI). C’est l’occasion d’une analyse originale de la distinction entre l’âme et ses pouvoirs, et des pouvoirs entre eux, comme flux de puissances qui proviennent de l’essence de l’âme. Partant, les puissances psychiques sont les instruments de cette même âme, qu’elle produit et par lesquels elle opère (c’est-à-dire sent, pense, imagine etc.). L’argumentation, toujours appuyée par un recours – certes parcimonieux – aux textes, est étayée sur l’article 6 de la question 77 de la Somme de théologie dont l’auteur donne une lecture brillante (Ut ex luce color, p. 205-210).

L’enquête menée ici est remarquable, ne renonçant jamais face aux difficultés et opérant des rapprochements originaux (entre la théologie sacramentelle et la théorie de l’esse intentionale). Cependant, puisqu’un tel rapprochement est fondé, dans le texte de Thomas, sur une analogie, en tirer des conséquences trop fermes sur le mode d’être et d’opérer de l’instrument peut paraître quelque peu audacieux. À l’inverse, l’argumentation aurait pu bénéficier d’une enquête lexicale sur le terme d’instrumentum afin d’en éclairer le contexte d’émergence. En outre, même en adoptant sa ligne de lecture, il n’est pas certain que le transfert de forme dans le milieu, cette inhérence sans information, soit justement accompagné d’une quelconque transmission de pouvoir, ce qui rendrait l’instrument pour le moins inefficace – c’est en tout cas un sujet débattu chez les spécialistes (notamment entre Johansen, Caston et Marmodoro) au sujet de la perception sensible.

La conclusion s’efforce de tirer le bénéfice de l’enquête en s’attachant à replacer la théorie de l’instrumentalité dans la discussion sur l’ontologie des pouvoirs en métaphysique contemporaine. Elle montre que l’ontologie thomasienne promeut un property monism selon lequel les propriétés catégorielles d’une chose sont l’origine et le fondement de dispositions ultérieures, lesquelles ne sauraient cependant s’y surajouter comme de nouvelles propriétés.

C’est résolument en philosophe que Charles Ehret aborde son objet et la pensée de Thomas d’Aquin. L’ouvrage, dont la brièveté ne cède en rien à la densité, livre une pensée toujours claire et percutante, maniant avec pertinence l’art de la formule et la justesse de l’exemple. Il emmène le lecteur sur des pentes escarpées jusque dans les recoins inconnus de l’œuvre de Thomas d’Aquin où l’auteur sait débusquer, avec finesse et acribie, les enjeux tout comme les points de friction. Cette brève recension ne saurait rendre justice à la richesse et la puissance conceptuelle de ce livre passionnant qui nous donne à voir la pensée de Thomas d’Aquin sous un jour absolument renouvelé, et dont la contribution constitue déjà un apport majeur, plus généralement, aux débats sur l’ontologie des propriétés et des pouvoirs.

 

Véronique Decaix

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Pour citer cet article : Charles Ehret, Agir en vertu d’un autre. Thomas d’Aquin et l’ontologie de l’instrument, Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale », 2021, 235 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIV, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 227-256.

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Giordano BRUNO, Le sceau des sceaux, introduction T. Dagron, traduction T. Dagron et S. Galland, Paris, Vrin, « De Pétrarque à Descartes », 2020, 228 p.

Peu d’auteurs sont aussi célèbres et en même temps mal connus que Giordano Bruno. La pensée, souvent complexe, du Nolain, procédant par symboles et métaphores, au style parfois hermétique, sa vie ponctuée de fuites et de condamnation, jusqu’à sa mort au bûcher, en donnent un portrait fantasmé. La nouvelle traduction française par Tristan Dagron et Sébastien Galland, éditée chez Vrin dans la collection « De Pétrarque à Descartes », prenant la suite d’autres traductions des œuvres bruniennes (parues chez Les Belles Lettres et Allia), permet de corriger cette impression faussée. Elle propose une traduction d’un texte clé de Bruno intitulé le Sceau des sceaux (Sigillus sigillorum), appartenant à une œuvre plus vaste, l’Explication des trente sceaux (Explicatio triginta sigillorum).

Or, si cet opuscule a été versé au recueil des œuvres mnémotechniques du Nolain, il ne propose pas à proprement parler un art de la mémoire à la manière de la rhétorique romaine (Cicéron, Quintilien, la Rhétorique à Hérennius). La mémoire n’y est pas non plus comprise comme la seule conservation des images (Aristote) ou des intentions (Avicenne) des choses passées. C’est ce que montre l’importante introduction de Tristan Dagron (92 pages) : Bruno développe une pensée originale où la mémoire n’est autre que la vie même de l’esprit dans sa puissance de figuration. Puissance cardinale de la vie psychique, elle permet, par perfectionnement de l’esprit et des facultés, d’opérer le lien entre les images sensibles et les espèces intelligibles. Ainsi présentée, elle est une « méthode, une science et un art au fondement de “toutes les sciences et de tous les arts” » (p. 12, p. 95). Ce texte replace la pensée de Bruno dans la tradition, rhétorique (les arts de la mémoire de l’antiquité romaine), médiévale (en particulier l’idée de la conjonction de l’intellect, l’averroïsme latin, et la pensée de Raymond Lulle) et renaissante (par comparaison avec Pic de la Mirandole, Marsile Ficin ou Agrippa). Les principaux concepts, par exemple celui d’image et de symbole, de contraction de l’esprit, de magie naturelle ou d’habitus, sont replacés dans la pensée et dans l’œuvre de l’auteur. Cet essai développe avec intelligence ce que le court opuscule du Sceau des sceaux donne à lire de manière condensée, offrant une introduction essentielle non seulement au texte traduit, mais plus généralement au système de Giordano Bruno.

La traduction est présentée dans une édition bilingue très utile permettant de se reporter au latin. Toutefois, l’appareil de notes assez longues, renvoyant parfois à l’introduction, aurait pu être placé en fin de texte, ou remplacé par un glossaire, pour laisser le lecteur découvrir et interpréter le texte de lui-même. Il n’en reste pas moins que cet ouvrage, à la fois limpide et érudit, donne à comprendre les concepts cardinaux et les influences de la pensée de Giordano Bruno, sans en effacer l’originalité radicale.

Véronique DECAIX

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Pour citer cet article : Giordano BRUNO, Le sceau des sceaux, introduction T. Dagron, traduction T. Dagron et S. Galland, Paris, Vrin, « De Pétrarque à Descartes », 2020, 228 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 221-240.

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Martin KLEIN, Philosophie des Geistes im Spätmittelalter. Intellekt, Materie und Intentionalität bei Johannes Buridanus, Leiden-Boston, Brill, « Philosophes des Geistes im Spätmittelalter » 124, 2019, 396 p.

Consacré à la philosophie de l’esprit de Jean Buridan, Philosophie des Geistes im Spätmittelalter consiste en la publication d’une thèse soutenue à l’Université Humboldt de Berlin en 2016. Ce livre de Martin Klein propose une étude de la psychologie et de la théorie de la connaissance défendue par ce penseur, dont le fil directeur est la question de la matérialité ou de l’immatérialité de l’intellect et de ses opérations. Dès l’introduction, l’auteur prend soin de replacer la théorie de l’âme de Buridan dans son contexte en dissipant des malentendus historiographiques induits par des expressions anachroniques, notamment celles de « philosophie de l’esprit » ou de mind-body problem. Il précise alors l’idée d’« intentionnalité » dont il montre bien, contrairement à la conception héritée de Brentano, qu’elle ne consiste pas, au XIVe siècle, en la marque du seul domaine mental ou du spirituel (p. 18), puisque Buridan emploie également le terme d’intentio pour qualifier le mouvement de tendance des choses naturelles dans la nature (p. 103 sq.). Ces précautions terminologiques et méthodologiques exposées, Martin Klein en vient au problème qui va occuper tout l’ouvrage : celui du rapport de l’âme au corps et de l’intellect à la matière chez Buridan, se situant ainsi dans le prolongement d’une dispute opposant les interprètes (notamment Olaf Pluta et Jack Zupko) au sujet d’un possible matérialisme de sa théorie de la connaissance, qu’il rejette dos à dos comme « partiellement convaincants ». L’enjeu est de maintenir de part en part ces trois idées centrales, « intellect », « matérialité » et « intentionnalité », comme trois clés d’entrée dans la psychologie buridanienne, ou trois manières d’approcher le même problème (celui de la nature de l’intellect et de ses opérations), qui forment la structure de cet ouvrage.

L’étude est ramenée à trois questions fondamentales : la première s’interroge sur le rapport entre la métaphysique et la théorie de l’intentionnalité en se demandant s’il est possible de déduire la nature de l’intellect de ces opérations ; la seconde, métaphysique, s’intéresse à la nature de l’intellect et à son rapport au corps et à la matière ; la dernière cherche à décrire les mécanismes de la connaissance et les différents genres d’actes cognitifs.

La première partie (« Intellekt ») introduit à la théorie de Buridan par une mise au point fort utile : la noétique de Thomas d’Aquin (ou plutôt d’un certain thomisme en vogue de l’époque de Buridan) déduit l’immatérialité de l’intellect à partir de l’analyse de ses opérations. Klein repère trois preuves « thomistes » en faveur de l’immatérialité de l’intellect : la possibilité de devenir la forme de toute chose, l’universalité du connaître intellectif, et pour finir la connaissance de soi. Le chapitre suivant est consacré à la réfutation point par point de ces arguments par Buridan. L’analyse de M. Klein est fine : il ne s’agit pas pour Buridan (à ce stade) de montrer la matérialité de l’intellect, mais plutôt de critiquer la possibilité de déduire sa nature et ses propriétés de ses opérations. De cette pars destruens, la position de Buridan se rapproche d’une suspension du jugement ou de « neutralité » métaphysique : en effet, il a démontré que les arguments « immatérialistes » ne sont pas probants sans rien affirmer sur la nature de l’intellect. Bien plus, Buridan présente trois positions probables sur le sujet : celle des philosophes qui soutiennent le matérialisme (la position alexandriste), celle d’autres philosophes qui le réfutent (la position averroïste), et celle de la foi, pour qui l’immatérialité de l’intellect doit être tenue pour vraie. La deuxième partie (« Materialität ») examine plus précisément ce que M. Klein appelle « le traité de l’intellect », c’est-à-dire l’ensemble des questions formé par le livre III de la tertia lectura des Quaestiones de anima. Dans le troisième chapitre, l’auteur cerne la thèse de Buridan : l’intellect est une forme matérielle, c’est-à-dire une forme inhérente dans la matière. En effet, l’intellect en tant que forme substantielle du corps humain et actualité du corps organisé doit être localisé dans ce dernier. Le concept d’inhérence (p. 149 sq.) est essentiel pour comprendre la manière dont Buridan cherche à dépasser l’opposition entre l’immatérialité d’un intellect séparé (Averroès) et le matérialisme alexandrinien. Pour « trancher le nœud gordien » formé par ces trois positions (les deux opinions philosophiques antagonistes, et la foi en faveur de l’immatérialité de l’intellect), Martin Klein met œuvre une distinction entre trois modalités d’assentiment épistémique : la science (scientia), l’opinion (opinio) et la foi (fides).

La dernière partie (« Intentionalität ») reprend les trois preuves en faveur de l’immatérialité et développe une explication descriptive des processus cognitifs : les actes intellectifs (chapitre 5), la connaissance singulière et universelle (chapitre 6) et la connaissance de soi (chapitre 7).

La conclusion prend parti en faveur d’une interprétation « fonctionnaliste » de la théorie de l’âme et de l’intellect chez Buridan pour résoudre le problème du matérialisme et de l’immatérialité de l’intellect. Klein distingue avec soin deux approches : d’un côté le fonctionnalisme « contemporain », du XXe siècle, défendu par Ned Block et Hilary Putnam, de l’autre, une interprétation « fonctionnaliste » d’Aristote, touchant plus particulièrement de sa théorie de la perception (voir le débat entre M. Burnyeat et R. Sorabji). Le fonctionnalisme s’appuie sur deux thèses centrales (p. 341) : 1) les états mentaux sont des fonctions qui se déploient dans un système unifié par leur interaction causale (thèse de la causalité) ; 2) un même état mental peut être réalisé par des états physiques différents (thèse de la réalisation). Cette seconde thèse est celle que Martin Klein tente d’appliquer à Buridan en s’appuyant sur un passage des Quaestiones de anima (III, II, 5) où le philosophe se demande si, puisque l’âme et tous ses pouvoirs sont totalement dans toutes les parties du corps, on peut soutenir que l’âme qui inhère dans le pied du cheval est capable de voir. Suivant ce passage, il semble possible, avec Klein, d’affirmer que Buridan souscrit à une forme de « fonctionnalisme » : en effet, les états mentaux ne sont pas réductibles à leur soubassement physique, dans la mesure où ils pourraient être effectués par d’autres parties de l’organisme (si le pied était pourvu d’œil, il pourrait voir). Cette lecture fonctionnaliste, ou « instrumentaliste », sert de rempart contre le réductionnisme physicaliste, dans la mesure où elle préserve l’indépendance des états mentaux à l’égard d’explications causales matérielles. De manière circonstanciée, passant avec aisance des discussions contemporaines aux débats qui agitent l’Histoire de la philosophie, M. Klein conclut que la « philosophie de l’esprit » de Buridan, dans le sillage d’une certaine lecture du fonctionnalisme aristotélicien, ne se saurait se laisser reconduire ni à la physique, ni à une lecture intégralement matérialiste.

La difficulté de cet ouvrage dense et rigoureux tient, comme l’auteur le concède, à la conception de Buridan lui-même « qui ne se laisse pas facilement cerner » (p. 215). Il faut cependant louer l’effort de clarté de M. Klein, dont l’argumentation procède de manière analytique par approfondissements successifs, en récapitulant les principaux arguments dans des tableaux et proposant à chaque étape des résumés. L’auteur tire bénéfice de l’édition de tertia lectura des Quaestiones de anima, dirigée par G. Klima (à laquelle l’auteur a eu accès), au service d’une analyse toute en nuance de la théorie de l’âme et la noétique du Maître Picard. Sa bonne connaissance d’autres auteurs (Thomas d’Aquin, Raoul le Breton, Duns Scot, Jean de Jandun, Nicole Oresme, Pierre d’Ailly) offre des points de comparaisons expédients pour saisir la spécificité de la position buridanienne dans son contexte. Le propos, toujours solidement étayé sur les textes, sait prendre position aussi bien vis-à-vis des débats interprétatifs entre les spécialistes de Buridan, que des débats contemporains en philosophie de l’esprit. Pour ces raisons, ce livre fournit à la fois une étude incontournable sur la philosophie de l’esprit de Jean Buridan, et plus généralement sur la théorie de l’âme et du corps au XIVe siècle.

Véronique DECAIX

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Pour citer cet article : Martin KLEIN, Philosophie des Geistes im Spätmittelalter. Intellekt, Materie und Intentionalität bei Johannes Buridanus,Leiden-Boston, Brill, « Philosophes des Geistes im Spätmittelalter » 124, 2019, 396 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 203-224.

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Elena BĂLTUȚĂ (dir.), Medieval Perceptual Puzzles. Theories of Sense Perception in the 13th and 14th Centuries, « Investigating Medieval Philosophy », Leiden-Boston, Brill, 2019, 397 p.

Depuis une dizaine d’années, plusieurs ouvrages ont été consacrés aux théories de la perception au Moyen Âge, notamment : Simo Knuuttila, Pekka Kärkkäinen (dir.), Theories of Perception in Medieval and Modern Philosophy, Dordrecht, Springer, 2008 ; José Filipe Silva, Mikko Yrjönsuuri (dir.), Active Perception in the History of Philosophy : From Plato to Modern Philosophy, Dordrecht, Springer, 2014. Ces travaux sont venus compléter et préciser les études, désormais classiques, sur les théories médiévales de la connaissance (entre autres, celles de Katherine Tachau, Leen Spruit, Robert Pasnau ou Dominik Perler). C’est à cet enrichissement que vient contribuer le collectif dirigé par Elena Băltuță Medieval Perceptual. Puzzles Theories of Sense Perception in the 13th and 14th Centuries. L’ouvrage s’intéresse à un phénomène d’apparence plus banal que l’intellection, car plus quotidien, plus commun, partagé par les animaux : la sensation, ou plutôt la perception sensible, englobant par là tout le précipité des activités post-sensorielles effectué par les sens internes.

Après une courte introduction qui pose le cadre philosophique et historique de l’enquête, les douze articles réunis dans ce volume sont organisés selon deux axes, dont l’un exploite des thèmes transversaux à la théorie de la perception, l’autre, plus chronologique, présente des auteurs ou des concepts plus particuliers (notamment le vis cogitativa ou la question de la connaissance des individus).

Les deux premiers articles offrent des études amples et fouillées. Juhana Toivanen s’interroge sur ce qu’il nomme, en reprenant les termes du débat contemporain en philosophie de la perception, les non-conceptual varieties of perception sises entre la pure sensation et la perception conceptuelle. Il repère six types des perceptions incidentes ou accidentelles (« le fait de percevoir x en tant que y ») et il délivre une analyse précise de la manière dont plusieurs auteurs médiévaux comprennent l’être perçu « en tant que » : en tant que tout synthétique, en tant que substance, et en tant qu’individu. La dernière partie de son article discute la possibilité d’une rationalité de la perception à l’aune de deux modèles heuristiques (empruntés à Mathew Boyle) : le modèle « additif » selon lequel la connaissance rationnelle s’ajoute comme une nouvelle structure au niveau de la connaissance sensible et le modèle « transformatif » où la présence de la rationalité modifie, ou vient informer, la perception sensible. L’article de José Filipe Silva, quant à lui, suit la manière dont la métaphore du caméléon, développée par Augustin pour illustrer la manière dont l’âme perçoit sans être affectée par les corps sensibles, est réinterprétée au Moyen Âge dans un nouage avec une autre analogie, celle de la cire héritée d’Aristote dans le De anima. Les auteurs qu’il étudie (Robert Kilwardby, Pierre de Jean Olivi, Jean Peckham et Guillaume d’Auvergne), refusant la réduction de la sensation à un processus de réception passif, la comprennent comme « cire douée de vie » où l’âme tend ou se modèle sur la forme de son objet. Par là, José Filipe Silva permet de mettre en évidence une théorie active de la perception sensible, d’inspiration augustinienne (p. 70).

Les deux articles suivants étudient le phénomène de la vision et font la part belle aux théories des perspectivistes. Lukáš Lička discute une conception historiographique assez répandue selon laquelle la théorie extramissioniste de la vision aurait été rapidement abandonnée dès le XIIIe siècle. En s’appuyant sur des textes d’Albert le Grand, de Roger Bacon et de Pierre de Jean Olivi, il met en lumière la présence et l’intégration d’arguments extramissionistes dans les théories de la vision de cette époque. Mattia Mantovani prend pour point de départ le débat bien connu entre Richard Sorabji et Myles Burnyeat sur la question de savoir si la perception doit être comprise comme un changement matériel ou spirituel. Son propos est, en lisant les perspectivistes Roger Bacon, Witelo et Jean Peckham, en continuité avec les conceptions modernes de l’optique, de dépasser cette querelle exégétique en mettant en relief une intellectualisation progressive de la perception des sensibles non-propres (p. 146).

Ce même débat est discuté par Rega Wood qui, dans son article consacré à Richard Rufus de Cornouailles, replace la définition du « spirituel » dans son ancrage médiéval, et plus précisément averroïste : l’être spirituel s’oppose bien au matériel, il sert à expliquer un processus de perception qui s’opère graduellement, mais toujours physiquement. Elena Băltuță repère une tension entre deux présupposés incompatibles chez Robert Kilwardby : l’âme perçoit les objets sensibles, et pourtant l’âme ne peut jamais être affectée par les corps. Elle la dépasse en montrant que la matérialité des objets sensibles forme une condition nécessaire (sine qua non) à toute perception sensible. Les trois articles suivants ont pour objet le rôle de la vis cogitativa dans la perception sensible. Étayant son propos sur Thomas d’Aquin, Dominik Perler prend parti pour un modèle inclusif et une théorie « transformatrice » de la perception sensible : la présence en l’âme humaine de la puissance cogitative rationalise conceptuellement le niveau de la sensation. Cette analyse est poursuivie par Daniel de Haan qui s’intéresse à la fonction de cette même cogitative dans la connaissance des singuliers chez Thomas d’Aquin. Il promeut une approche valorisant une coopération entre l’intellect possible, la cogitative et les sens extérieurs dans la connaissance des individus. Contre cette lecture « intellectualiste » ou « rationaliste » de la cogitative, Paolo Rubini oppose les compréhensions qu’ont Thomas d’Aquin et Jean de Jandun de la fonction de ce sens interne dans les perceptions accidentelles. S’opposant à son prédécesseur, Jandun montre que l’opération de la cogitative s’exerce indépendamment et séparément de l’intellect et défend, selon l’auteur, une forme d’empirisme radical (p. 300). L’article d’André Martin analyse un concept clé de la théorie de la perception chez Pierre de Jean Olivi, la notion d’aspectus par la distinction du conscient (conscious/cognitive) et de l’inconscient (inconscious/non-cognitive). Les deux derniers articles prolongent la question de la connaissance des singuliers au XIVe siècle, chez Duns Scot (Andrew LaZella) et chez Jean Buridan (Martin Klein).

L’ouvrage forme un beau recueil d’articles mettant en lumière des auteurs ou des œuvres moins connus, ou renouvelant par leur approche des thèses plus répandues dans l’historiographie. Dans l’ensemble et dans le détail, les contributions, de par leur excellente qualité, apportent une contribution importante à l’état de la recherche sur la perception sensible au Moyen Âge.

Véronique DECAIX

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Pour citer cet article : Elena BĂLTUȚĂ (dir.), Medieval Perceptual Puzzles. Theories of Sense Perception in the 13th and 14th Centuries, « Investigating Medieval Philosophy », Leiden-Boston, Brill, 2019, 397 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 203-224.

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Börje BYDÉN, Filip RADOVIC, The Parva naturalia in Greek, Arabic and Latin Aristotelianism. Supplementing the Science of the Soul, Dordrecht, Springer, « Studies in the History of Philosophy of Mind », 2018, 368 p.

On ne peut que se féliciter que la collection « Studies in the History of Philosophy of Mind », chez Springer, fasse paraître un volume portant sur les Parva naturalia, les Petits traités d’histoire naturelle d’Aristote, selon le choix de la traduction française de Pierre-Marie Morel (Paris, GF, 2000). Jusqu’alors seuls deux collectifs avaient été édités à ce sujet : Les Parva naturalia. Fortune antique et médiévale (éd. Ch. Grellard et P.-M. Morel, Éditions de la Sorbonne, 2001), puis Parva naturalia. Saperi medievali, natura et vita (éd. C. Cristiani, R. Lambertini et R. Martorelli Vico, Macerata, 2004). Cependant, ces derniers ne rendent en rien superflue la parution de ce nouvel ouvrage tant ce corpus de textes et les commentaires qui y sont attachés, restent encore mal connus. Le collectif, dirigé par B. Bydén et F. Radovic, s’en distingue en effet, en se concentrant plus particulièrement sur la première partie des Parva naturalia : les De sensu et sentato, De memoria et reminiscentia, et les trois livres portant sur le rêve, à savoir les De somno et vigilia, De insomnis et De divinatione per somnum. Il ressort de cette sélection l’ambition de rattacher plus fortement les Parva naturalia à la « science de l’âme » dont ils forment un complément (supplement).

Le recueil s’ouvre sur une introduction magistrale de Börje Byden (50 pages) dont la grande érudition offre un état de la question complet et précis, étayé sur une riche bibliographie, sur la constitution du corpus des Parva naturalia et ses diverses interprétations dans les différentes traditions linguistiques et à travers les époques, de l’Antiquité jusqu’à l’aristotélisme du XXe siècle. Il rassemble ensuite treize contributions rangées selon l’ordre des traités des Parva naturalia dans l’édition Bekker et selon une progression historique de l’Antiquité jusqu’à la fin du XVIe siècle. Dans cet ensemble, trois articles (Ierodiakonou, Hansberger, Demetracopoulos) sont publiés avec une réponse (respectivement de Gregoric, Gannagé, Monfasani), ce qui n’est pas le cas des autres contributions, sans autre explication. La composition de l’ouvrage alterne les articles sur un thème précis (K. Ierodiakonou sur les couleurs dans le De sensu, R. Hansberger sur la notion cruciale de maʻnā dans l’adaptation arabe des Parva naturalia), et d’autres dont l’approche plus historique (M. Trizio, J. A. Demetracopoulos) adopte une perspective plus large, mais non moins riche d’enseignement, avec la réception de ces traités.

Ainsi, les premières études sont consacrées à la sensation et au De sensu et sensato dans la tradition antique. G. Feola pose la question du sens commun et du centre unificateur de la sensation en comparant les Parva naturalia au De anima, Péter Lautner établit le lien avec la tradition byzantine, et en particulier avec la théorie centralisatrice du sens commun chez Michel d’Ephèse, capable de suspendre l’activité des autres sens. K. Ierodiakonou étudie le statut ontologique de la couleur dans le chapitre 3 du De sensu d’Aristote en le comparant à sa paraphrase d’Alexandre d’Aphrodise, ainsi qu’aux Quaestiones et à la Mantissa. Cet article est suivi d’une réponse de P. Gregoric éclairant le statut du diaphane chez ces deux auteurs. Les deux études suivantes portent sur la tradition arabe : R. Hansberger s’intéresse aux maʻnāni dans les adaptations arabes des Parva naturalia, dont elle prépare une édition critique. Elle défend la thèse d’un statut ontologique, ou d’une « spiritualité » propre de ces maʻnāni, ce qui l’amène à traduire de manière originale le terme par « formes spirituelles » (spiritual forms). L’article suivant, d’O. Lizzini, se penche sur le cas du rêve véridique et de la prophétie dont elle distingue deux formes, la prophétie intellectuelle et la prophétie imaginative, dans la tradition avicennienne. Le troisième bloc présente les traditions latines et byzantines de manière enchevêtrée : suivant l’ordre chronologique, le premier, par M. Trizio met en évidence l’importance des Parva naturalia pour la pensée byzantine aux XIe et XIIe siècles. Viennent ensuite deux articles sur la tradition latine, uniquement consacrés aux trois traités que cette tradition a regroupés sous le titre générique de De somno : l’un de S. Donati qui souligne l’importance de la pensée arabe à l’appui d’une étude du commentaire De somno et vigilia d’Albert le Grand, le second, par M. Pickavé, porte sur la question du rêve et de la question de savoir si les pensées peuvent advenir pendant le sommeil dans les commentaires latins (Henri de Gand, Richard de Middleton, Thomas d’Aquin, Pierre de Tarentaise et Pierre de Jean Olivi). S’ensuit un ample article (suivi de sa réponse) sur l’abrégé de Georges Scholarios à la paraphrase de Theodore Metochites aux Parva naturalia : il y met en évidence la critique de G. Pachymeres et la proximité avec la pensée latine, en particulier Thomas d’Aquin. Outre les informations sur la tradition manuscrite des Parva naturalia dans la tradition byzantine, dont l’exhaustivité et la précision satisferont les spécialistes, il offre les éditions des paraphrases de Metochites et Scholarios au De divinatione per somnum dans deux appendices. L’ensemble se clôt sur un article de R. Lo Presti, consacré aux commentaires sur le De memoria et reminiscentia au XVIe siècle, mettant en valeur l’interaction avec les doctrines médicales développées en Italie au tout début de la modernité.

Ces articles, tous d’excellente facture, écrits par les meilleurs spécialistes de ces questions, produisent un collectif de grande qualité. On aurait certes pu regretter que les éditeurs aient amputé de moitié les Parva naturalia sans plus de justification, voire déplorer un certain manque d’unité, passant d’un sujet à un autre, mais cet aspect foisonnant est plutôt dû à son objet, les Parva naturalia étant déjà une collection d’une richesse thématique dont l’unité est laissée ouverte aux interprétations. Il était difficile, en l’état, de donner un traitement plus exhaustif d’un domaine qui reste, en majeure partie, encore en friche.

C’est ce manque de connaissance d’un corpus essentiel pour comprendre la psychologie ou, devrait-on dire, la physio-psychologie péripatéticienne, que viennent pallier ces contributions originales. En outre, l’un des grands mérites de ce volume est la part belle accordée à une tradition assez négligée : la tradition byzantine, permettant de mettre en lumière une filiation grecque des Parva naturalia depuis l’Antiquité, véritable fil rouge de l’enquête qui permet de comprendre la manière dont ce corpus a été transmis jusqu’à nos jours. L’attention portée à des matériaux peu étudiés, l’état des lieux des sources manuscrites ou inédites, l’étude de commentaires encore mal connus, placent cet ouvrage à la pointe de la recherche, et espérons-le, au commencement de nouveaux chantiers en philosophie médiévale.

Véronique DECAIX

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Pour citer cet article : Véronique DECAIX, « Börje BYDÉN, Filip RADOVIC, The Parva naturalia in Greek, Arabic and Latin Aristotelianism. Supplementing the Science of the Soul, Dordrecht, Springer », in Bulletin de philosophie médiévale XXI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 175-199.

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Anselm OELZE, Animal Rationality, Later Medieval Theories 1250-1350, Leiden, Brill, « Investigating Medieval Philosophy » 12, 2018, 270 p.

L’oxymore de son titre résume à lui seul le problème envisagé dans ce livre, celui d’une « rationalité animale ». Dans cet ouvrage, version remaniée de sa thèse de doctorat, Anselm Oelze choisit de s’intéresser aux parents pauvres de la philosophie : les animaux. Cette étude poursuit le tournant amorcé en philosophie contemporaine (« animal turn », p. XII) en le déplaçant à la pensée médiévale. A. Oelze souligne, à juste titre, dès l’introduction que la question de la rationalité animale se pose avec plus d’acuité pour la période considérée (1250-1320) dans la mesure où la plupart des auteurs du corpus étudié (si ce n’est tous) tiennent la différence anthropologique pour fermement établie. La distinction et la supériorité de l’homme sur le reste du règne animal s’appuient tant sur des fondements théologiques (l’idée de la Genèse selon laquelle l’homme a été créé à l’image de Dieu) que philosophiques (la définition aristotélicienne de l’homme comme « animal rationnel »), dont l’étroite intrication débouche sur une crise en histoire de la philosophie dont la pensée médiévale se fait l’héritière (p. 15-16). L’ambition de cet ouvrage est de considérer les animaux pour eux-mêmes, les faisant accéder au statut d’objet d’étude de plein droit, là où les auteurs médiévaux n’y ont le plus souvent recours qu’à titre de contre-exemple (explanandum p. 26 et p. 207) afin d’expliquer les capacités cognitives de l’homme.

Cependant, ce n’est ni la différence métaphysique, ni la différence éthique de l’homme qui se trouvent mises en question dans cet ouvrage, mais bien le problème de la connaissance (cognition). Anselm Oelze s’interroge avec beaucoup de finesse : si les animaux ne possèdent ni l’intellect ni la raison, faut-il leur dénier toute forme de rationalité ? Cette rationalité n’est-elle que le fruit d’un anthropomorphisme ou une manière métaphorique de décrire leurs comportements ? L’auteur adopte un angle pertinent, une perspective behaviouriste, non pour postuler la raison en eux, mais pour inférer l’existence de processus rationnels chez les animaux : par exemple, le fait de chercher les meilleurs moyens pour obtenir une fin visée, la capacité de résoudre des problèmes, la création d’outils. Cette distinction entre l’opération (le processus rationnel) et la faculté (la raison) lui permet de défendre la thèse audacieuse d’une « rationalité sans raison » (partie 6). L’enquête procède avec clarté en suivant l’ordre des actes de l’intellect : la formation des concepts et des universaux (partie 2), le jugement (partie 3), le raisonnement (partie 4). L’ensemble est solidement argumenté sur un large corpus, comprenant Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Jean Duns Scot, Guillaume d’Ockham, Pierre de Jean Olivi, Gilles de Rome, Grégoire de Rimini, Adam de Wodeham, Jean Buridan, Nicole Oresme, et des auteurs peut-être moins connus comme Adélard de Bath ou Jean Scot Érigène. Les textes, distribués selon ces axes permettant d’éviter une approche trop chronologique, sont étudiés avec beaucoup de nuance. Sans prétendre ici restituer l’ensemble de cette étude approfondie, il ressort de ce premier moment d’enquête que les animaux supérieurs sont capables de s’élever à un niveau de généralité en formant des proto-concepts, des idées générales (les intentions), et d’effectuer des quasi-raisonnements et des jugements instinctifs. S’ensuit un second moment, encore plus novateur, consacré à ce que l’auteur nomme, reprenant l’expression de Jones, des zones de flou (« grey areas », partie 7). Oelze s’intéresse alors aux capacités qui ne sont pas l’œuvre de la raison proprement dite, mais sont parties prenantes d’une certaine rationalité : la mémoire du passé, mais surtout la prévision et l’anticipation d’une situation future. Les pages consacrées à la prudence (prudentia, sagacitas) sont à cet égard tout à fait convaincantes en ce qu’elles établissent une « quasi-rationalité » ou une « prudence imparfaite » chez les animaux supérieurs dont l’auteur estime qu’elle est, pour les auteurs du Moyen Âge, ce qui se rapproche le plus d’une forme d’« intelligence animale ». Cette étude se poursuit par une comparaison entre les théories médiévales et les deux thèses concurrentes des Animal Studies, l’« assimilationisme » et le « différentialisme », qui sait restituer à la pensée médiévale son contexte et sa particularité.

Le grand mérite de cet ouvrage est de mettre la différence anthropologique en question en s’interrogeant sur la limite entre la connaissance des « animaux non-humains » et celle des êtres humains. Il se fonde un vaste corpus de textes souvent négligés par les études médiévales (non seulement les Libri de animalibus du Pseudo-Pierre d’Espagne et d’Albert le Grand, mais aussi les Parva naturalia), n’hésitant pas à aller chercher des éléments de réponse jusque dans des contextes qui sembleraient moins convenus pour un tel sujet, par exemple dans les Commentaires sur les Sentences (Grégoire de Rimini), ou dans les Commentaires sur la Physique (Roger Bacon). Toutefois, la thèse d’une « rationalité sans raison » ne tient que si l’on accepte un sens large du terme de « cognition », englobant tout un panel d’opérations telles que la sensation, l’anticipation, le rêve, etc., emprunté aux théories contemporaines, qui ne semble pas pouvoir s’appliquer – ou du moins être transposé à l’identique – à la pensée médiévale, ni être équivalent à ce que les médiévaux entendent comme relevant du rationnel ou de la « rationalité », ainsi que le suggère l’auteur (p. 10). Il n’en reste pas moins que le grand-angle permis par l’idée de « cognition » permet de mettre en valeur une forme d’« intelligence animale » en portant attention à des capacités cognitives telles que la prudence, la mémoire, etc., qui offrent autant de cas-limites (« litmus-tests ») remettant en cause une frontière trop strictement tracée entre l’homme et les autres animaux. Cette approche, à la fois historique et systématique, de la rationalité animale aboutit à une étude passionnante, dont le propos, agrémenté de nombreux exemples, allie la clarté à l’élégance. Nul doute que cette étude maîtrisée d’un corpus et d’un réseau de questions originaux constitue une contribution majeure à l’histoire de la philosophie médiévale.

Véronique DECAIX

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Pour citer cet article : Véronique DECAIX, « Anselm OELZE, Animal Rationality, Later Medieval Theories 1250-1350, Leiden, Brill », in Bulletin de philosophie médiévale XXI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 175-199.

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Andrea COLLI, Alberto magno e la Nobiltà. Genesi et forme di un concetto filosofico, Pisa, Edizioni ETS, 2017, 229 p.

Dans le prolongement de son ouvrage paru en 2016, La nobilità nel pensiero medievale, Andrea Colli fait paraître un second livre issu de son projet de recherche sur le concept de « noblesse » (nobilitas), consacré plus précisément à Albert le Grand. Dans la fréquence de ce terme, l’auteur décèle la clef de voûte, et une clé de lecture possible, du système albertinien. Sur la base d’une étude lexicale raisonnée des occurrences de nobilitas-nobilis dans le corpus albertinien, l’auteur propose une étude systématique de ce concept, tout en tâchant d’en montrer la valeur herméneutique pour sa pensée.

La première partie de l’ouvrage, consacrée aux sources, donne un état des lieux des occurrences du terme nobilis-nobilitas, parfois étendu aux concepts connexes tels que honorabilis, melior, dignor ou optimum. Cette partie tente d’ordonner la pluralité des sources (Aristote, Averroès, le néoplatonisme, la tradition chrétienne, etc.) et des lieux d’occurrence (De anima, Metaphysica, Ethica Nichomachea) en vue de faire émerger un « concept cohérent » de noblesse. Il en ressort l’importance de la version arabo-latine d’Aristote et d’Averroès par Michel Scot, dont le choix d’un terme unique (nobilitas-nobilis) pour rendre la diversité des termes grecs d’origine (ἄριστος, βελτίων, Ευγένιος etc.) a eu une influence décisive pour la pensée d’Albert le Grand.

Les parties suivantes sont organisées autour d’un couple conceptuel, grâce à une analyse lemmatique des adjectifs nobilis-simplex, nobilis-separatus, nobilis-agens. Les deux dernières parties, sur nobilis-homo et nobilis-scientia montrent la manière dont l’idée de noblesse se voit investie d’une « fonction métaphysique », permettant de reconstruire la physique et l’anthropologie d’Albert le Grand, et formant le soubassement de la division des sciences autour de l’idée de « métaphysique de la noblesse ». Dans chacune, le parti pris est de suivre la chronologie des œuvres du Docteur universel, ce qui, certes, permet de faire ressortir la genèse du concept de noblesse, mais ne va pas sans un certain effet de répétition, en raison de la transversalité des lemmes repérés dans l’anthropologie et la division des sciences des chapitres ultérieurs. À cet égard, il convient de s’interroger sur le motif sous-tendant le choix de ces binômes, plutôt que d’autres tels nobilis-intellectus ou nobilis-anima, abordés au fil de ces parties.

Pour cette raison, le lecteur ne peut qu’émettre quelques doutes sur le bien-fondé de cette méthode lexicométrique appliquée aux textes, qui tend à produire de l’équivoque en rassemblant une diversité terminologique sous l’idée de « noblesse », et à synthétiser les différents champs (la zoologie, la métaphysique, la noétique etc.) de la pensée du Maître sous l’unité de ce concept. Un exemple est le traitement du concept de noblesse (Nobilità, Adelkeit) dont la richesse polysémique, tant vertu intellectuelle que statut politique ou social, a fait l’objet de recherches approfondies en philosophie médiévale (Castelnuovo, Robiglio), et dont le lien avec la présente étude est assez peu établi, si ce n’est en conclusion, lorsque l’auteur aborde, succinctement, la postérité de cette idée chez Bonaventure, Eckhart ou Dante. En dépit de cette réserve sur la pertinence de l’analyse lemmatique en histoire de la philosophie, et plus généralement pour la pensée, cette étude, précise et fouillée, en redistribuant des pans entiers de l’œuvre d’Albert le Grand autour du concept cardinal de noblesse, donne une lecture rigoureuse et cohérente de sa pensée.

Véronique DECAIX

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Pour citer cet article : Véronique DECAIX, « Andrea COLLI, Alberto magno e la Nobiltà. Genesi et forme di un concetto filosofico, Pisa, Edizioni ETS, 2017 », in Bulletin de Philosophie médiévale XX, Archives de Philosophie, tome 82/3, juillet-septembre 2019, p. 647-672.

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Alain de LIBERA, L’invention du sujet moderne. Cours du Collège de France 2013-2014, Paris, Vrin, 2015, 267 p.
Alain de LIBERA. L’archéologie philosophique, Séminaire du Collège de France 2013-2014, Paris, Vrin, 2016, 267 p.

Les éditions Vrin publient les cours (L’invention du sujet moderne) et séminaires (L’archéologie philosophique) professés en 2013-2014 au Collège de France par Alain de Libera, titulaire de la chaire d’Histoire de la philosophie médiévale, recréée une soixantaine d’années après qu’elle avait été occupée par son illustre prédécesseur, Étienne Gilson. Ces deux ouvrages peuvent et doivent être lus de manière complémentaire : le premier expose le volet théorique de la recherche d’A. de Libera, et le second offre, comme en miroir, une approche réflexive sur la méthodologie du médiéviste, en révélant la nature et le sens d’une démarche « archéologique » en philosophie, et plus spécialement en histoire de la philosophie.

Dans L’invention du sujet, A. de Libera se livre à une véritable investigation philosophique, dont le point de départ est l’affirmation provocante de Foucault, relayée par Veyne, selon laquelle « La question du sujet a fait couler plus de sang au XVIe siècle que la lutte des classes au XXe siècle » (p. 14, p. 225). L’interrogation directrice, la « question du sujet », trouve sa formulation initiale dans le cours du 20 mars 2014 : « Comment le sujet pensant est-il entré en philosophie ? Plus précisément : Comment l’homme est-il entré en philosophie en tant que sujet et agent de la pensée et du vouloir ? » (p. 58). Le présent livre s’attache à la partie théorique, c’est-à-dire au sujet pensant et au sujet de la pensée, et sera complété par la publication des cours 2014-2015 consacrés à la partie pratique sur la volonté et l’action. Animée par le soupçon que la question du sujet aurait une origine bien antérieure au XVIe siècle, cette entreprise critique déconstruit le présupposé selon lequel Kant, le premier, aurait introduit la subjectivité (Subjectivität) en philosophie (p. 53), ou même que le sujet moderne serait né avec Descartes. C’est en archéologue de la pensée, en historien de la philosophie et en médiéviste qu’A. de Libera retrace la manière dont le sujet se constitue progressivement en « question », c’est-à-dire comme objet problématique dans l’histoire de la pensée. Le fil directeur de l’enquête est donc la « question de la question du sujet » ou, en termes heideggériens, le « devenir-question » du sujet dont l’histoire se trouve inextricablement enchevêtrée à celle de la « question de l’homme ».

La publication de son séminaire, L’archéologie philosophique propose quant à elle une réflexion sur la méthode archéologique en histoire de la philosophie, placée sous l’égide de Michel Foucault et de Robin G. Collingwood, se distinguant à la fois de l’histoire des idées (Ideengeschichte) et de l’histoire des problèmes (Problemgeschichte). À Collingwood, Libera emprunte deux outils : sa matière, les « complexes constitués de questions et de réponses » (complexes of questions and answers, abrégé en CQR) et la ré-effectuation des questionnements du passé dans le présent (Constructive Reenactment). Car, comme l’indique A. de Libera : « réactiver un questionnaire, c’est en refaire le questionnement » (L’archéologie philosophique, p. 18). Afin d’expliciter sa démarche, Libera l’applique ensuite à trois dossiers, la querelle des universaux, le statut ontologique du mal, et le mode d’existence des fictions, et il livre une version condensée mais limpide de ses thèmes de prédilection, développés dans d’autres ouvrages, notamment La querelle des universaux (1996).

Suivant la même méthode, L’invention du sujet invite à se demander pour qui, quand, comment, pourquoi la question du sujet s’est posée et l’être de l’homme progressivement redéfini comme « sujet ». C’est dans une histoire au long cours, passant de Kant au XVIe siècle, et du XVIe au Concile de Chalcédoine, que l’auteur retrace l’émergence de la notion d’un sujet, agent et suppôt de la pensée. Dans ce dédale, il s’agit de retracer le fil, en suivant les déplacements de sens du terme de sujet (cours du 27 mars 2014), le subjectus ou subditus, le sujet assujetti politique et le subjectum, le sujet logique de prédication et substrat ontologique d’inhérence afin d’évaluer la manière dont se constitue, par enrichissements et stratifications successifs, la définition d’un sujet, auteur et acteur de ses actes de pensée. L’intuition fondamentale est que pour « saisir le lien du politique et du psychologique, il faut en revenir à l’aspect logique » (p. 22), c’est-à-dire à l’ὑποκείμενον aristotélicien, le sujet-substrat tel que défini dans Les Catégories, et opérer le nouage conceptuel entre ce sujet d’attribution et son sens judiciaire, le sujet d’imputation. Dans le massif sédimenté de l’Histoire de la pensée, plusieurs strates sont alors sondées et forment autant de « moments » (Kant, Descartes, mais aussi Aristote et surtout Augustin). À partir d’une lecture de Locke (cours du 3 avril 2014), A. de Libera établit que le « sujet » se fonde sur l’« attribuabilité », c’est-à-dire sur la capacité d’attribuer les actes de pensée comme à un soi (self) et de les imputer à soi-même comme étant les siens propres, avant de montrer, à la suite de Strawson, que cette auto-attribution fonde une hétéro-attribution, c’est-à-dire la capacité de postuler qu’il y a cette même capacité chez d’autres êtres. Cette inférence, Libera l’appelle la « supposition du sujet » (p. 224). Il se focalise alors sur une analyse serrée du débat entre Pierre de Jean Olivi, Thomas d’Aquin et Mathieu d’Acquasparta (p. 127-222). Dans la pensée d’Olivi se trouve conceptualisé un modèle attributiviste où la perception de ses actes psychiques, et la possibilité de se les attribuer, dépendent de la perception préalable et fondamentale, d’une expérience de soi comme sujet de ses actes. Cette connaissance intuitive, sensible et quasi tactile (inspiratio) ouvre ensuite sur une dimension intersubjective où le sujet reconnaît, par une inférence toute sensible (une « puissante conspiratio », p. 218) que d’autres sont également sujets de leur pensée (cours du 19 juin 2014). Sur la base de ces textes médiévaux, le soupçon de l’archéologue se vérifie : l’invention du sujet – sa découverte et sa conceptualisation – doit être reculée de quelques siècles, du XVIe au XIIe siècle : elle trouve son origine dans les débats sur la connaissance de l’âme par elle-même et s’articule dans le quadrilatère médiéval formé par ces quatre questions : Qui pense ? Quel est le sujet de la pensée ? Qui sommes-nous ? Qu’est-ce que l’homme ? (cours conclusif du 26 juin).

La démonstration est magistrale et il serait impossible de résumer ici cette enquête passionnante dont l’ampleur n’a d’égale que la concision, et dans laquelle l’immense érudition s’allie à la plus grande clarté. L’invention du sujet et L’archéologie philosophiqueverbatim des Cours au Collège de France enrichi de notes et d’index – en ont conservé les marques d’oralité, ainsi que les répétitions et moments de reprise nécessaires à tout enseignement, ce qui donne au propos toute sa vivacité, et au lecteur, l’impression réelle d’y assister. Ces livres forment un volet didactique, où se trouvent résumés, remaniés, et redistribués des pans entiers de l’œuvre considérable de l’auteur (Archéologie du sujet, également publiée chez Vrin : A. de LIBERA, Archéologie du sujet I. Naissance du sujet, Paris, Vrin, 2007 [22010] ; Archéologie du sujet II. La Quête de l’identité, Paris, Vrin, 2008 [22010] ; Archéologie du sujet III. L’acte de penser 1. La double révolution, Paris, Vrin, 2014), et plus généralement de sa carrière, en vue de les rendre accessibles au plus grand nombre, dans l’esprit du Collège. Par là, A. de Libera montre qu’il n’est pas seulement le grand médiéviste que l’on sait, mais également un excellent professeur. C’est pourquoi ces ouvrages fournissent un magnifique compendium à qui voudrait découvrir son œuvre foisonnante.

Véronique DECAIX (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : Véronique DECAIX, « LIBERA, Alain de L’invention du sujet moderne. Cours du Collège de France 2013-2014, Paris, Vrin, 2015 et L’archéologie philosophique, Séminaire du Collège de France 2013-2014, Paris, Vrin, 2016 » in Bulletin de Philosophie médiévale XIX, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 641-672.

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