Auteur : Arthur Magnier
Elijah MILLGRAM, John Stuart Mill and the meaning of life, Oxford, Oxford University Press, 2022, 256 p.
Tant il surprend par sa forme, l’ouvrage de Millgram est d’abord difficile à classer. Il conjugue deux projets et deux méthodes qui s’entrecroisent et se soutiennent mutuellement sans pour autant se réduire l’un à l’autre. Être deux livres en un, telle est l’ambition de cette parution, à la fois biographie psychologique et intellectuelle de Mill, et prise de position en philosophie éthique contemporaine. Ayant pour projet de méditer le concept de « vie douée de sens » (meaningful life), Millgram prend la vie du jeune Mill, qu’il connaît fort bien, comme un exemple suivi. Mais cet exemple est bien plus qu’un exemple, car Millgram avance également de nombreuses hypothèses biographiques qui font de son travail une innovation dans le domaine des études milliennes. Il ne s’agit donc pas d’une thèse d’éthique dont Mill serait un exemple, ni d’un travail biographique agrémenté de remarques sur le sens de la vie ; il s’agit précisément des deux en même temps et, pour cette raison, l’argumentation est parfois difficile à suivre. Pour plus de clarté, je procéderai chapitre par chapitre.
Cet ouvrage est donc une prise de position forte en philosophie éthique ; pour le dire plus précisément, il s’agit d’une réfutation – celle d’une thèse partagée par Bernard Williams et David Wiggins et que Millgram expose dans ce premier chapitre. Il s’agit de déterminer sous quelles conditions une vie est douée de sens. Pour Williams et Wiggins, une vie douée de sens est une « vie de projet » (project life), c’est-à-dire une vie dont toutes les composantes (activités, décisions et caractère) sont cohérentes, car ordonnées à un but précis : le projet. Plus les activités, choix et désirs de l’individu sont rattachés à ce centre qu’est le projet, plus la vie qui en découle aura de sens. Telle est la thèse qu’il s’agit de discuter.
Le chapitre deux présente brièvement l’enfance de Mill et l’éducation qu’il a reçue. On y comprend pourquoi Mill est un cas d’étude parfait : James Mill, son père, l’ayant éduqué de telle sorte que tout dans sa vie soit ordonné à la poursuite de l’idéal utilitariste, il incarne l’archétype d’une vie dont tous les aspects sont ordonnés à un même projet. Il correspond parfaitement à ce que William et Wiggins nous enjoignent de vivre pour que notre vie soit douée de sens. Or la vie du jeune Mill, telle que présentée par Millgram, est un naufrage permanent. L’auteur, sans effet d’attente, nous fait pressentir la conclusion par un bref aperçu de la vie de notre sujet d’étude : bien que son existence ait tout pour être une vie de projet, elle s’avère pourtant un vaste échec qui se caractérise par son incohérence et le malheur qui en découle. Si Wiggins et Williams avaient raison, un tel cas de figure devrait être impossible. Par l’analyse détaillée de la vie de Mill, on comprendra donc pourquoi la thèse de Wiggins et Williams est erronée.
Le chapitre trois traite de l’épiphanie de Mill, lorsqu’à 16 ans, lisant les travaux de Bentham traduits en français, il s’approprie personnellement le projet utilitariste qu’il avait passivement reçu jusque-là. Il devient, dès lors, un penseur utilitariste à part entière. Ce chapitre a l’avantage de présenter au lecteur curieux le modèle de base de la psychologie associationniste tel qu’il est utilisé par Mill. Millgram souligne justement que Mill ne possède pas l’arsenal conceptuel nécessaire à penser sa propre crise intellectuelle, puisque celle-ci ne rentre pas dans les cadres de la psychologie associationniste.
Le quatrième chapitre narre la désillusion de Mill à la découverte de certains travaux de Bentham, que ce dernier l’a chargé d’éditer. Mill a 18 ans et les textes qui deviendront le Rationale of Juridical Evidence le dégoûtent tant ils sont médiocres ; il comprend alors que le projet qui a fondé le sens de sa vie est un peu vulgaire, un peu grossier.
Cet événement fait sombrer Mill dans une profonde dépression et c’est tout l’objet du cinquième chapitre, dont la méthode est, une fois de plus, assez déroutante. Millgram étudie de près le récit que donne Mill concernant sa lutte contre la dépression et les méthodes qu’il s’est proposées pour en sortir. Ici, comme dans le chapitre trois, Millgram trouve insatisfaisant et incohérent le récit que Mill fait lui-même de cet épisode : les remèdes qu’il dit s’être administrés n’expliquent pas comment il a pu sortir de la dépression et surtout, ils ne justifient pas que Mill soit resté fidèle au projet de son père et de Bentham (Millgram donnera, au chapitre sept, sa propre hypothèse sur la manière dont Mill a guéri de cette crise.) L’essentiel est de comprendre que ce dernier est incapable de justifier pourquoi il reste fidèle au projet de Bentham et cette incapacité reflète une caractéristique essentielle de toute vie de projet : à l’instar d’un axiome, le projet fondateur est ce qui justifie le reste, mais ne peut pas être lui-même justifié. Mill en est angoissé et pallie cette angoisse en obéissant à des figures tutélaires comme son père, puis sa femme. Contrairement à ce que beaucoup disent, ce n’est pas parce qu’il est un esprit libre, mais parce qu’il a en permanence besoin d’une figure autoritaire que Mill est resté fidèle à une vie de projet. C’est même parce que sa vie était structurée comme un projet qu’il avait besoin d’autorités justifiant ce projet et qu’il recherchait cette autorité. Sa femme, Harriet Taylor, succède donc à son père.
Le chapitre six est assez surprenant, nous quittons pour un temps le registre biographique et plongeons dans la logique millienne, spécialement dans la question de l’induction et de la déduction. Le lecteur y trouvera une présentation concise des thèses principales de Mill à ce sujet. Mais ce chapitre est d’abord destiné à exposer la pensée de Mill concernant le libre arbitre : on y apprend que ce dernier est résolument déterministe ; il pense que la querelle entre déterministes et défenseurs du libre arbitre est uniquement terminologique.
Pour Millgram, le point central de la philosophie de Mill, mais aussi le plus personnel, est cette question du libre arbitre. Pour celui-ci, qui a conscience d’être un pur produit de l’éducation paternelle, le traitement philosophique du déterminisme est un incontournable pour résoudre sa propre crise existentielle. Tel est l’objet du chapitre sept. En effet, bien que déterministe, Mill croit que nous pouvons tout de même être, ou ne pas être, moralement libres – moralement ne faisant pas tant référence à la déontologie qu’à la liberté intérieure. Qu’est-ce qu’être libre intérieurement dans un cadre déterministe ? Être moralement libre, relativement à un motif, c’est avoir à sa disposition d’autres motifs qui pourraient contrebalancer ce premier et donc, nous en libérer. Plus on est monomaniaque, plus on est prisonnier. La monomanie est assez rare – la plupart d’entre nous sommes intérieurement libres – mais, au vu de son éducation, Mill fait peut-être partie des rares cas qui ne sont pas parfaitement libres. En effet, Mill a été éduqué à avoir un caractère très fort, c’est-à-dire des habitudes très ancrées, même si elles ne sont plus systématiquement liées à des plaisirs. Or, au cours d’une vie humaine, se produit inévitablement un changement de profil hédonique : les choses qui nous donnent du plaisir changent, les réalités qui ont de la valeur à nos yeux ne sont plus les mêmes et cela peut être dû à différentes causes. Mais, que se passe-t-il lorsque le profil hédonique d’un homme au caractère aussi ancré et aussi monomaniaque que Mill vient à changer ? Si sa dépression était profonde et incurable, c’est probablement parce qu’il lui était impossible de changer ses habitudes, alors même qu’elles ne lui procuraient plus aucun plaisir ; telle est l’hypothèse biographique fondamentale de Millgram. Quant au remède véritable, Millgram nous propose de lire la théorie des parties du bonheur comme la clé d’une libération. La théorie benthamienne de l’utilité laisse peu de choix, l’utile étant une sensation homogène pouvant toujours être mesurée précisément : il existe toujours une solution meilleure que les autres et Mill ne peut pas se permettre de changer de vie tout en restant fidèle à l’utilitarisme. Au contraire, la théorie des parties du bonheur permet de donner beaucoup plus de flexibilité à l’idéal. Puisque le bonheur est composé de parties distinctes et que la hiérarchie de ces parties peut varier en fonction des individus, il est possible d’assumer un changement de profil hédonique sans pour autant abandonner la maximisation de l’utilité. De plus, une diversité de motifs et un équilibre entre ces derniers permet d’éviter l’emprisonnement moral auquel mène une monomanie. Voici donc le second point central de sa théorie, lequel lui permet de résoudre la question du libre arbitre tout en restant fidèle à l’utilitarisme. Par cette modification profonde de la théorie, Mill se donne le droit d’assumer le changement de ses goûts et envies, sans trahir le projet qui soutient sa vie. La porte est ouverte pour de grands changements existentiels qui le feront sortir de son état dépressif. S’ensuivent de nombreuses modifications et innovations théoriques, conséquences du renversement majeur que Mill vient de proposer et dont les deux chapitres suivants font la liste.
Le chapitre huit montre comment Mill a développé les concepts de liberté et de justice comme étant la clé de tous les plaisirs supérieurs. On trouve ici des développements politiques sur la manière dont ce nouvel utilitarisme s’efforce de faire coïncider principe de liberté et principe d’utilité. Mill donne un élan beaucoup plus libéral à l’utilitarisme, qui modifie profondément les théories de Bentham. Ce que Mill a tiré de sa crise existentielle, il veut en faire le sommet de l’utilitarisme.
Le chapitre neuf présente le traitement philosophique que Mill fait de la notion de génie et d’originalité. L’originalité est ce dont il a manqué et aurait eu besoin pour pouvoir s’approprier personnellement les projets de son père et les modifier en fonction de son profil hédonique. Il finira par y arriver, notamment grâce à l’aide d’Harriet Taylor, mais il pense qu’il est bon que les individus puissent le faire par eux-mêmes et les institutions politiques doivent les aider en ce sens. L’originalité est un plaisir supérieur qui mène à de nombreux autres, il est une partie de la liberté et doit donc être défendu autant que cette dernière.
Le chapitre dix revient au parcours de vie de Mill et, encore une fois, nous surprend par son originalité. Dans une quête de rigueur biographique, Millgram fait remarquer le paradoxe suivant : alors qu’il a mis en place tous les éléments théoriques nécessaires à introduire cette possibilité dans la philosophie benthamienne, on aurait pu s’attendre à de nombreux bouleversements dans la vie de Mill. Bien au contraire, le reste de son existence est un long fleuve tranquille. Le seul changement majeur que l’on constate, jusqu’à sa mort, est son passage du libéralisme au socialisme, mais l’impulsion semble davantage provenir d’Harriet Taylor que de lui-même. En bref, cette modification profonde du projet utilitariste ne semble pas avoir rendu Mill plus libre ni plus heureux. Comment l’expliquer ? Alors qu’il avait tout pour se libérer du projet hégémonique et monotone de son père, Mill ne parvient pas à se libérer dans les faits. Sur cet échec, Millgram avance la conclusion majeure de l’ouvrage : la raison pour laquelle Mill ne parvient pas à être heureux, malgré tous ces changements, est exactement la même qui fait qu’une vie de projet est systématiquement vouée à l’incohérence. En effet, une vie de projet nécessite que l’on se tienne strictement au projet initial, mais également que l’on suive ce projet et ses différentes parties avec une grande rigueur. Or que se passe-t-il si le fait de suivre avec rigueur une de ces parties nous amène à entrer en contradiction avec le reste ? Comme le dit Millgram, les différentes motivations qu’inclut toute vie de projet finissent inévitablement par entrer en contradiction. Ce que Wiggins nous propose comme le modèle par excellence de la vie cohérente est donc voué, par nature, à l’autodestruction. La raison pour laquelle Mill n’a pas subi d’autre changement hédonique est qu’il s’est rendu compte que de tels changements amèneraient nécessairement une ruine du projet. Après avoir fait tout ce qui était en son pouvoir pour permettre de telles variations, il finit par y renoncer pour ne pas renier tout ce selon quoi il a vécu jusque-là. Mill, quoi qu’il en dise, s’est contraint à rester fidèle au projet dont il avait hérité. Cette conclusion est éloquente, car elle joint en une seule hypothèse les deux fils de pensée qui s’entrecroisent tout au long du livre : la vie de Mill a été malheureuse et incohérente précisément parce qu’elle était une vie de projet et qu’une telle vie est dénuée de sens : la thèse de Wiggins et Williams est réfutée par l’exemple.
Force est de constater que le défi d’un livre à double visée est brillamment relevé par Millgram. La conclusion qu’il donne au chapitre douze concernant l’incohérence intrinsèque d’une vie de projet est efficacement soutenue par la revue détaillée de la vie de Mill. Du point de vue biographique, Millgram s’est beaucoup avancé en produisant de nombreuses hypothèses concernant l’articulation entre pensée et vie de l’auteur, se permettant souvent d’aller à l’encontre du récit de Mill lui-même. Ces hypothèses audacieuses sont la grande richesse de ce livre, mais en constituent également la partie la plus fragile. On regrette que Millgram ne s’appuie pas davantage sur la littérature : les références à d’autres travaux biographiques sont un peu rares. Toutefois, ce livre passionnera tous les lecteurs de Mill tant l’interprétation qu’il propose de la pensée de cet auteur est novatrice et pertinente.
Arthur MAGNIER
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Pour citer cet article : Elijah MILLGRAM, John Stuart Mill and the meaning of life, Oxford, Oxford University Press, 2022, 256 p., in Bulletin de philosophie anglaise II, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. 181-221.