Griselda Gaiada, La metafísica de Leibniz por Heinrich Schepers : cinco ensayos de iniciación, Buenos Aires, Ragif ediciones, 2022, 143 p.

Heinrich Schepers (1925-2020) restera longtemps dans le souvenir des chercheurs leibniziens comme l’une des figures les plus appréciées et les plus emblématiques du monde de l’édition des textes de Leibniz. Directeur de la Leibniz-Forschungsstelle de Münster entre 1968 et 1996 et chargé tout particulièrement de la série VI de l’édition de l’Akademie, lui et l’équipe qu’il dirigeait ont mis à notre disposition un ensemble de manuscrits philosophiques de Leibniz, qui constitue le matériel sans lequel une grande partie des recherches leibniziennes actuelles n’aurait pu être menée. C’est pour rendre hommage à ce long et si important travail, souvent silencieux et malheureusement insuffisamment reconnu, que Griselda Gaiada vient de publier (La Métaphysique de Leibniz selon Heinrich Schepers : cinq essais pour une initiation).

Ainsi conçu, l’ouvrage – comme son titre l’annonce – vise à mettre en avant une œuvre scientifique que Heinrich Schepers a développée parallèlement à ses travaux d’édition, celle d’un exégète de la pensée de Leibniz. De nombreux articles qu’il a rédigés – et qui portent sur des sujets divers du leibnizianisme, notamment métaphysiques – témoignent en effet de l’intérêt profond qu’il portait à la philosophie du polymathe de Hanovre, aussi bien, évidemment, que de la connaissance de première main qu’il en avait. De la série d’articles, tous écrits en allemand, dont l’auteure fournit la liste à la fin du livre, G. Gaiada en a retenu cinq, les a traduits en espagnol, en les introduisant et en les annotant. On voit par-là l’originalité et le mérite de son ouvrage, qui vise à souligner l’importance des travaux exégétiques de Schepers, qu’elle se propose de diffuser en langue espagnole.

L’introduction (p. 9-22) – très équilibrée et limpide – avertit de la portée des recherches de Schepers qui ne se bornent pas au cadre de la philosophie de Leibniz : « l’œuvre de Heinrich Schepers représente une véritable initiation aux Arcana philosophiae […] il ne faut pas parler ici de “philosophie leibnizienne”, mais tout simplement de philosophie […] son Leibniz n’est pas l’expression d’un aspect partiel de la philosophie de celui-ci […], mais plutôt la pleine synthèse qui l’intègre à notre présent et le rattache à son passé, en ce qu’il a de la philosophia perennis » (p. 9-10). Une confession de Schepers lui-même vient soutenir cette interprétation : « […] je ne suis pas un leibnizien, bien que je puisse donner l’impression de l’être, mais j’admire le génie de Leibniz avec la plus grande déférence » (p. 42). En ce sens, le lecteur pourra repérer la présence d’éléments ou d’analyses conceptuels étrangers à la philosophie de Leibniz. Apparaît ainsi, par exemple, une tendance à lire certaines thèses leibniziennes sur la métaphysique, la logique et le langage à la lumière de la notion wittgensteinienne d’espace logique (p. 37, 74 et 83-84), d’« atomisme logique » (p. 108), ou encore le recours à des comparaisons de la cosmologie théologique leibnizienne avec la cosmologie scientifique contemporaine enracinée dans la théorie du Big Bang (p. 49 et 92).

L’ouvrage se présente sous la forme d’un recueil d’articles. Il se compose de cinq chapitres, correspondant respectivement à cinq conférences prononcées puis publiées en langue allemande, soit dans des revues, soit dans des actes de colloque, réunies et traduites ici. Comme l’auteure l’explique dans l’introduction, la sélection des textes a pour but de donner « une vision suffisamment compréhensive de la métaphysique de Leibniz dans laquelle sont développées les questions fondamentales » (p. 10-11). Elle considère que les cinq articles suivent un même fil conducteur : 1. « Las polaridades de lo uno y de lo múltiple en el concepto de mónada » (« Les polarités de l’un et du multiple dans le concept de monade », p. 23-39), 2. « Percepción y armonía. Lo múltiple en lo uno, el mundo en la mónada » (« Perception et harmonie. Le multiple dans l’un, le monde dans la monade », p. 41-72), 3. « La modernidad de los conceptos de espacio y tiempo en Leibniz » (« La modernité des concepts d’espace et temps chez Leibniz », p. 73-94), 4. « La naturaleza del sujeto y el sujeto de la naturaleza » (« La nature du sujet et le sujet de la nature », p. 95-124) et 5. « Leibniz : ficción y verdad » (« Leibniz : fiction et vérité », p. 125-143).

Si le choix de ces articles paraît justifié dans la mesure où ils illustrent – avec quelques réserves mineures – les prises de position de Schepers sur certains problèmes leibniziens, l’ensemble exprime une cohérence plutôt convaincante, à l’exception du cinquième article. On peut en effet mettre à part ce dernier, sans pour autant nier l’originalité qu’il revêt : les études sur les fictions chez Leibniz et, plus largement, sur son usage des métaphores relèvent de recherches nouvelles et récentes, dans lesquelles des auteurs comme Martha Bolton (1996), Paul Rateau (2004), Donald Rutherford (2005), Frédéric de Buzon (2012), Cristina Marras (2017) et Evelyn Vargas (2020) se sont illustrés par leurs contributions. Reste que le choix éditorial de présenter ces articles semble tout à fait pertinent, dans la mesure où il permet de suivre et de comprendre l’interprétation de Schepers sur plusieurs sujets classiques et canoniques de la philosophie de Leibniz.

G. Gaiada se borne volontairement à présenter de façon très succincte les études qu’elle rassemble. C’est qu’elle considère que son travail est destiné, avant tout, à mettre en valeur la pensée philosophique de Schepers, au risque cependant de se priver, en même temps, de la possibilité de soumettre à la critique les interprétations qu’il soutient, et de les évaluer ou, du moins, de les replacer dans un cadre exégétique plus large du commentaire récent, ce qui n’aurait pas manqué d’enrichir la discussion. L’auteure s’efface délibérément et s’abstient de tout commentaire critique, y compris dans l’introduction, et dans les notes en bas de page des articles. Elle s’emploie plutôt, le cas échéant, à traduire les textes cités par Schepers. En un mot, bien qu’il s’agisse d’un travail qui relève de l’hommage, on peut regretter l’absence d’engagement critique dans l’introduction générale qui précède les études. C’est pourquoi, nous voudrions, tout en soulignant la valeur incontestable de certaines thèses interprétatives de Schepers – comme le fait Gaiada –, indiquer quelques difficultés auxquelles elles se heurtent ou qui, tout du moins, auraient mérité une discussion critique plus approfondie.

Dans le premier article, Schepers se propose d’indiquer les lieux où Leibniz se sert de la distinction conceptuelle de l’un et du multiple – qu’il aurait conçue selon une relation de complémentarité –, afin d’établir les fondements d’un ensemble de thèses métaphysiques comme l’individuation, la conspiration universelle (sympnoia panta), l’harmonie préétablie, l’émanation, le cogito, les primordialités divines (puissance, connaissance et volonté), le point mathématique, l’infini, la divisibilité infinie des corps, l’unité des monades et le principe du prédicat dans le sujet, qui rend raison de la notion complète individuelle. Deux thèses avancées par Schepers ne sont pas sans poser de difficulté. La première énonce qu’« il est possible de voir Leibniz comme le cartésien le plus conséquent in metaphysicis, c’est-à-dire, que l’on peut comprendre la théorie de la monade comme strictement conforme [observancia] avec le cogito, ergo sum que Descartes a suivi » (p. 24). Or, compte tenu du fait que Leibniz a été plutôt critique à l’égard du cogito cartésien, cette interprétation ne va pas de soi. La Monadologie (1714) montre que les monades sont plus le résultat d’un postulat transcendantal que d’une perspective égologico-psychologique, dont l’activité essentielle est d’ailleurs moins la pensée que la perception. Qui plus est – comme l’a montré Paul Rateau (2015) –, le cogito de Descartes est aussi critiquable que la tabula rasa de Locke, puisque l’un comme l’autre sont conçus sans la diversité des pensées (varia a me cogitantur). La seconde thèse renferme une difficulté analogue : « les corps […] ne sont véritablement plus que des agrégats composés de substances simples, comme les lignes sont composées de points » (p. 28). Il est vrai que, dans une certaine limite, l’on pourrait comparer la relation entre les monades et le corps avec celle existant entre les points et la ligne. Cependant, l’analogie doit être correctement comprise : ces relations ne sont pas des relations de composition ou méréologiques. On peut plutôt parler d’une relation de constitution pour exprimer le rapport entre le réquisit et le requérant, ou entre la condition et le conditionné, ou encore – suivant Arnauld Pelletier (2016) – un rapport d’ingrédience.

Le deuxième article soulève aussi certains problèmes. Sans nous prononcer sur quelques thèses qui ne vont pas sans difficultés – parmi lesquelles : « le fait […] qu’il y ait des perceptions momentanées, qui avancent toujours vers de nouvelles perceptions grâce à l’appétit de chaque monade, montre que percevoir est un acte créateur » (p. 48), « le point de vue du percevant établit la différence entre les individus » (p. 59), ou encore « s’il n’y avait rien de réel, il n’y aurait ni espace ni temps, pas plus que de phénomènes » (p. 71) –, nous nous arrêterons sur l’affirmation suivante : « In statu crescendi, il est possible d’ajouter continuellement de nouveaux points de vue de Dieu [et] chaque monade est un point de vue de Dieu » (p. 51). Schepers fait ici référence au célèbre article 14 du Discours de métaphysique (1686), où Leibniz explique que « Dieu, tournant pour ainsi dire de tous côtés et de toutes les façons le système général des phénomènes […] le résultat de chaque vue de l’univers, comme regardé d’un certain endroit, est une substance qui exprime l’univers conformément à cette vue […] » (A VI, 4-B, 1 449-1 550). Mis à part le problème de l’interprétation de ce passage, qui fait écho à certaines thèses du De Summa Rerum (1675-1676) et, tout particulièrement, à l’explication leibnizienne de l’existence d’une pluralité de choses à partir d’un tourbillon ou vortex – comme l’a suggéré Catherine Wilson (1999) –, on se demande comment admettre qu’il serait possible d’ajouter des nouveaux points de vue de Dieu, c’est-à-dire de nouvelles monades dans l’univers. Si Dieu agissait de la sorte, cela signifierait qu’il n’aurait pas créé l’univers d’un seul coup, si bien qu’à chaque fois qu’il créerait de nouvelles monades, il faudrait penser qu’il corrige l’univers imparfait qu’il a créé au commencement : il n’y aurait pas d’harmonie préétablie, parce que « l’harmonie » serait le résultat d’une correction perpétuelle de la part de Dieu. On se placerait dès lors dans un cadre occasionnaliste plus que leibnizien. Aussi cette affirmation ne paraît-elle pas recevable.

Les troisième et quatrième articles ne présentent pas de problème majeur – si l’on met de côté cette petite erreur glissée à la fin de la note 38 de la page 109, où le texte renvoie à l’article 11 du Discours de métaphysique, au lieu de l’article 2. Dans ces deux études, les références sont abondantes et les analyses de l’auteur sont précises et exactes. Cependant, la théorie de l’espace et du temps chez Leibniz étant l’un des sujets parmi les plus étudiés chez les commentateurs et les historiens des sciences du XVIIe siècle, on regrette l’absence de confrontation avec d’autres sources interprétatives portant sur le même sujet (Schepers ne cite que Hans Reichenbach, p. 73, note 2). Il faut saluer, en revanche, une manière originale de traiter la question de la nature du sujet en l’opposant au problème du sujet de la nature, dans le quatrième article. La différence entre la théorie leibnizienne de la notion complète individuelle et le monisme de Spinoza reste ainsi mieux expliquée.

L’article le plus intéressant reste, à nos yeux, le dernier sur la fiction. Si, comme le soutient Schepers, « les fictions préparent le chemin à la compréhension de la vérité » (p. 137), il importe, en même temps, de distinguer, suggère-t-il, entre fictions possibles et fictions impossibles. Sans mener un examen détaillé de la structure et de la nature des fictions, l’auteur préfère en donner des caractéristiques à partir des exemples tels que l’âne de Buridan, la constitution hasardeuse de l’univers matériel, la tabula rasa, le nombre le plus petit et le nombre le plus grand, le vide, les atomes, ainsi que l’espace et le temps absolus. Ce sont des fictions impossibles parce que, bien qu’elles ne soient pas contradictoires en elles-mêmes, elles sont incompatibles avec le principe de raison suffisante et, par suite, inactualisables ou « inexistentialisables ». Leibniz se sert néanmoins de fictions qu’il considère comme utiles pour illustrer certaines thèses métaphysiques : ainsi, la fiction du solipsisme – ou, ce qui revient au même, les monades sans fenêtres – pour illustrer le fait qu’il n’y a pas d’influence réelle des substances les unes sur les autres, mais une harmonie (préétablie) ; la fiction par laquelle les monades sont conçues à la façon de miroirs vivants, pour illustrer l’idée de la représentation et de la connexion universelles de toute monade avec tout l’univers ; la fiction de deux montres parfaitement synchronisées pour illustrer l’harmonie préétablie ; les infinitésimales pour illustrer l’idée de limite en mathématique, et enfin ; la fiction des destinées possibles de Sextus à la fin de la Théodicée pour illustrer la thèse des mondes possibles.

En dépit des critiques que nous nous sommes permis d’exprimer ici, dans le seul but de discuter les interprétations avancées par Schepers, il faut rappeler la qualité indiscutable des articles rassemblés ici, ainsi que du travail d’introduction, de traduction et d’annotation réalisé par Griselda Gaiada. Celle-ci, à travers la publication de cet ouvrage en espagnol, a le mérite de donner accès à une œuvre scientifique précieuse, pour le plus grand profit des chercheurs leibniziens et, plus largement, de tous ceux qui s’intéressent à la philosophie de Leibniz et à la métaphysique classique du XVIIe siècle. On ne peut donc que saluer la parution de cette belle et instructive édition de textes de Schepers sur Leibniz, très soigneusement préparée.

Camilo Silva

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Pour citer cet article : Griselda Gaiada, La metafísica de Leibniz por Heinrich Schepers : cinco ensayos de iniciación, Buenos Aires, Ragif ediciones, 2022, 143 p., in Bulletin leibnizien IX, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 157-226.

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Richard ARTHUR, Leibniz on Time, Space and Relativity, Oxford, Oxford University Press, 2021, 404 p.

Cet ouvrage est la plus récente monographie publiée par Richard Arthur sur la philosophie de Leibniz. Il vient étendre la liste considérable de contributions de cet auteur connu pour sa profondeur et son approche polémique. En continuité avec les sujets que Richard Arthur a abordés dans ses travaux précédents, le livre représente, dans une grande mesure, un renouvellement d’études sur des théories de Leibniz où convergent métaphysique, philosophie et histoire des sciences, portant sur ses conceptions de l’espace et du temps, auxquelles l’auteur joint un examen de la théorie leibnizienne de la relativité du mouvement. Plus précisément, l’ouvrage fait partie, comme indiqué dans la préface, d’une trilogie encore inachevée, dont la première pièce correspond à Monads, Composition, and Force (2018) et qui sera complétée par une étude sur l’infini chez Leibniz. Dans ce contexte, il reste à préciser que l’originalité de Leibniz on Time, Space and Relativity consiste en ce qu’y est fournie une analyse de ces trois grands axes thématiques qui, bien que largement étudiés, notamment les deux premiers depuis quelques décennies, n’avaient pas été jusque-là l’objet d’un exposé d’ensemble.

Le livre est divisé en trois chapitres dont chacun concerne un des sujets auxquels le titre fait référence. De façon schématique, chaque chapitre se compose de six sections dont la dernière correspond à la conclusion, et est précédé d’une introduction séparée. Si tous les chapitres reprennent au moins partiellement des travaux déjà publiés par Richard Arthur, il ne s’agit pas pour autant d’un recueil d’articles : dans un effort de cohésion et de systématisation, l’auteur dispose les éléments de son étude selon une optique différente, où des sources, ainsi que des remarques et des arguments complémentaires sont évoqués dans le but de renforcer ou de corriger des positions qu’il a autrefois soutenues, voire d’ouvrir de nouvelles perspectives théoriques. En résulte un texte qui jouit à la fois d’un arrière-fond unificateur et de stratégies argumentatives nouvelles et spécifiques. À ces éléments qui font la structure de l’étude, s’ajoutent quatre brefs appendices : i) un exposé formel de la théorie leibnizienne du temps ; ii) un examen du traitement des relations fait par Leibniz ; iii) une traduction des extraits concernant l’analysis situs, et ce qui est sans doute le point le plus original : iv) une transcription de notes faites par Leibniz sur la relativité du mouvement, le copernicianisme et la censure. Ces appendices servent de dispositifs théoriques complémentaires aux élaborations argumentatives réussies par l’auteur dans le corpus du livre. Afin de simplifier l’exposé de ce compte rendu, je ferai néanmoins abstraction des rapports particuliers entre les développements argumentatifs qui relèvent des chapitres et les appendices qui leur correspondent. Enfin, en plus d’un index nominum et d’un index rerum, le texte contient un glossaire de termes techniques qui constituent le lexique élémentaire de cette recherche. La bibliographie est dans l’ensemble bien faite et inclut les références canoniques pour le traitement des problèmes concernés, même si on peut noter occasion-nellement l’absence de certaines études qui auraient pu enrichir la discussion.

Le but principal de l’étude, comme l’auteur l’indique, consiste à fournir une justification de la thèse selon laquelle « l’espace et le temps ne sont pas de pures constructions de l’esprit (mental constructions), mais ont un fondement (basis) dans la réalité » (« préface », p. viii). Dans cette perspective générale, cette monographie revêt une valeur polémique en ce qu’elle tient à s’opposer, principalement, aux interprétations dites idéalistes de la métaphysique de Leibniz, soutenues par Robert Adams, Donald Rutherford et Daniel Garber, entre autres. Structuré en fonction de ce but, le développement théorique du livre suit un exposé dans lequel, en plus d’introduire dans tous les chapitres l’état de l’art en abrégé, de manière claire et précise, l’auteur mobilise des analyses conceptuelles et des arguments conformes, lorsqu’il est pertinent et nécessaire, à la méthode génétique. Le caractère technique des sujets examinés suppose et justifie le recours aux outils formels qui éclaircissent le traitement des difficultés. D’autre part, la démarcation thématique des trois chapitres permet aisément d’isoler l’examen des problèmes, de sorte que le lecteur peut les aborder sans tenir nécessairement compte de l’ensemble.

Après avoir décrit les aspects formels et théoriques généraux de la monographie, il convient maintenant de mettre en relief quelques traits relatifs au plan argumentatif qui le méritent, en soulignant les thèses les plus importantes et/ou controversées.

Au début du premier chapitre, apparaît une reconstruction formelle de la théorie du temps de Leibniz, selon l’échantillon qu’il en donne dans Initia rerum (GM VII, 18). L’occasion est ainsi donnée de répondre à certaines critiques soulevées par quelques commentateurs depuis Bertrand Russell, comme James McGuire, Nicholas Rescher et Jan Cover (section 1). Les concepts d’espace et de temps y sont définis respectivement selon les relations de simultanéité et non-simultanéité qui sont, à leur tour, définies selon des relations de compatibilité et d’incompatibilité d’états substantiels. L’intérêt de cette reconstruction est de montrer que le concept de temps, défini par une relation de non-simultanéité-incompatibilité, est caractérisé par une relation asymétrique, transitive et connexe (axiomes), à savoir, la relation d’« envelopper la raison de » entre deux états. Le temps est dès lors défini comme une classe d’états incompatibles, dont chacun, soit contient la raison d’un autre état (antériorité), soit est contenu dans la raison d’un autre état (postériorité). Cette reconstruction permet ensuite à l’auteur de justifier la vraisemblance de l’attribution d’une théorie causale du temps à Leibniz (section 2). Il s’agit d’une thèse reprise partiellement, et suivant un point de vue critique, de Michael Futch (2008). En dépit du caractère controversé de cette attribution, plus élégante et mieux documentée que celles, déjà anciennes, de Hans Reichenbach et Bas Van Fraassen, où, pour ne retenir qu’un seul point, la question de l’équipollence entre la cause et l’effet n’était pas traitée, l’intérêt et la valeur de cette lecture sont indéniables. Celle-ci dépend d’un minutieux examen fondé sur la théorie des réquisits, que Leibniz aurait repris de Hobbes, pour expliquer le concept de raison suffisante sur la base de celui de priorité de nature (prius natura). La partie la plus novatrice de ce chapitre est celle qui concerne la question de la portée modale de la théorie leibnizienne du temps (section 3). Richard Arthur aborde ce problème à partir de trois thèmes : contingence, compossibles et « contreparties ». L’analyse qu’il développe à ce sujet est approfondie, claire et subtile. Si l’on peut regretter l’absence de certaines études de référence, par exemple, celle de Robert Adams (1994), ce manque n’a toutefois rien de rédhibitoire, compte tenu de la nature de la recherche de l’auteur, consacrée davantage à l’examen de la conception leibnizienne du temps. Le chapitre se termine par deux sections qui font référence à des problèmes plus ponctuels liés à cette conception : la première, très classique, consiste dans l’analyse de la réduction, l’idéalité et l’homogénéité du temps (section 4) ; la dernière, étroitement connectée à la physique mathématique, est consacrée aux questions du changement, des états vagues et de la continuité (section 5). Quant à la question des conséquences de la thèse de l’idéalité du temps chez Leibniz, Richard Arthur adopte, à mon avis de façon très juste, une position critique envers les interprétations éliminativistes s’appuyant sur un nominalisme outré, auxquelles des auteurs comme Benson Mates, Jan Cover et John O’Leary-Hawthorne ont souscrit. C’est pourquoi il s’emploie à esquisser, suivant une étude comparative, les points de divergence et de convergence entre les conceptions nominalistes d’Ockham et de Leibniz. L’analyse se déploie notamment autour des conditions qui définissent les abstraits et les concrets en vue de distinguer les concepts de temps et de durée. Cette étude comparative ouvre la discussion sur la nature homogène du temps chez Leibniz dans le contexte de la correspondance avec Clarke, et inclut aussi des analyses de quelques manuscrits de Newton. L’examen de la théorie leibnizienne du temps face au « newtonianisme » est juste, mais on note, derechef, l’absence de certaines études remarquables qui ont été produites à ce sujet, comme celle de Martin Lin (2016) et la monographie d’Ezio Vailati (1997), ainsi que celle d’Edward Khamara (2007) qui ne figurent pas même dans la bibliographie. Enfin, en partant du Pacidius Philalethi de 1676, Richard Arthur mène une soigneuse reconstruction génétique de la théorie leibnizienne du changement en lien avec le problème du mouvement. À ce sujet, il se penche sur l’examen de certaines difficultés qui surgissent du traitement leibnizien du changement et du mouvement. Il essaie d’y répondre en s’appuyant sur l’hypothèse d’une compatibilité entre deux modèles : i) la division actuelle du continuum en des parties contiguës et ii) la considération des points dans le continuum comme des points physiques.

Le deuxième chapitre offre aussi des exégèses à la fois traditionnelles et novatrices, et il est marqué, tout comme le précédent, par des analyses génétiques concernant, cette fois-ci, l’origine historique de l’élaboration leibnizienne de la théorie de l’espace, ainsi que par des remarques qui lient cette théorie aux développements scientifiques contemporains. De la sorte, ce chapitre commence par un examen général de la théorie leibnizienne de l’espace, où l’influence de Huygens, d’une part, et la confrontation avec Newton, d’une autre, occupent une place centrale dans l’exposé (section 1). Après cela, Richard Arthur reconstruit la théorie leibnizienne de l’espace à partir d’un examen génétique, qui prend comme point de départ la correspondance avec Thomasius et continue avec les écrits qui composent le De summa rerum (section 2). Il faut admettre que cette reconstruction de la théorie leibnizienne de l’espace est, à bien des égards, précieuse, notamment parce qu’elle manquait, au moins en partie, dans le commentaire de langue anglaise. Richard Arthur en vient ensuite à l’examen de l’un des concepts centraux de cette théorie, à savoir, l’analysis situs (section 3), au sujet de laquelle les premières tentatives de systématisation générale renvoient aux travaux pionniers de Vincenzo de Risi (2007). Mais, si Richard Arthur s’accorde mutatis mutandis avec Vincenzo de Risi sur les fondements de l’analysis situs, il s’en sépare lorsqu’il est question de tirer les conséquences métaphysiques de cette théorie mathématique. C’est la tâche que l’auteur se propose dans la section suivante, où le développement théorique se poursuit par une critique de l’interprétation phénoméniste de Vincenzo de Risi (section 4). Le chapitre finit avec un examen de la question de la « tripartition » catégorielle dont le concept leibnizien d’espace, suivant certains commentateurs, est susceptible : réel, phénoménal et abstrait (section 5). La question est difficile parce qu’elle suppose une réponse à deux problèmes différents : i) le rôle des corps dans la détermination de l’espace et ii) l’unité ou la pluralité d’espaces, ce qui est un problème plus vaste, et qui s’est ouvert à partir de la discussion engagée jadis par Yvon Belaval et Nicholas Rescher. Après avoir discuté de plusieurs interprétations possibles, dont celles de Glenn Hartz, Jan Cover, Nicholas Rescher, Vincenzo de Risi, Valérie Debuiche et David Rabouin, Richard Arthur conclut que l’espace est, selon ce point de vue, une structure mathématique abstraite, c’est-à-dire « un ordre de situations possibles » (p. 212).

Le troisième et dernier chapitre est consacré à la théorie leibnizienne de la relativité du mouvement. Il commence par une caractérisation générale du problème de la détermination de la cause (réelle) du mouvement pour expliquer le changement de situation (section 1). La section suivante constitue sans doute la partie la plus originale de la monographie : il s’agit de l’un des aspects les moins connus de l’histoire du leibnizianisme, à savoir le rapport de Leibniz à Copernic (section 2). Cette section est ainsi consacrée à la façon dont Leibniz aurait repris certaines thèses scientifiques et méthodologiques de Copernic. Pour ce faire, Richard Arthur examine et traduit dans l’un des appendices les fragments concernant la lecture par Leibniz de la conception scientifique de Copernic, notamment à la lumière de l’instrumentalisme et, plus particulièrement, de la question de l’équipollence des hypothèses. La conjonction thématique de ces deux premières sections – relativité du mouvement et équipollence des hypothèses – permet ensuite d’ouvrir la discussion autour du problème de la force (réelle) et, plus largement, de celui de la métaphysique du mouvement (section 3). La discussion se poursuit avec le problème plus particulier du mouvement rotationnel (section 4), puis avec celui du mouvement dans le cadre de la théorie leibnizienne de l’espace-temps (section 5).

Je voudrais conclure par quelques remarques d’appréciation globale au sujet de ce livre. De façon générale, le lecteur a l’impression, au fil des pages, de suivre un chemin tracé au milieu d’une esquisse architecturale très équilibrée, où l’économie et la clarté du texte facilitent le traitement de problèmes difficiles, avec profondeur et à l’aide d’une technique d’analyse pertinente. D’autre part, si les contenus du livre font de celui-ci un ouvrage singulier, en ce que l’on y retrouve l’examen non seulement de sujets classiques, mais aussi d’aspects nouveaux de la réflexion de Leibniz, on ne peut que regretter que l’auteur ait négligé certaines difficultés tout à fait fondamentales et actuelles. Ainsi en est-il de la question du rapport de priorité entre mondes possibles et espace-temps, au sujet de laquelle s’affrontent les interprétations cosmologiques (James Messina et Donald Rutherford (2009) et Jean-Pascal Anfray (2016)) et métaphysique (Paul Rateau (2015)). Enfin, s’il y a des sections du livre dans lesquelles on peut constater l’absence de références à certaines études qui auraient pu cependant l’enrichir, cela ne remet pas en cause sa valeur. Car il constitue une contribution décisive aux études leibniziennes contemporaines, qui mérite, à tous égards, de retenir l’attention des commentateurs, tant il souligne la richesse de la pensée de Leibniz, au confluent des mathématiques, de la physique et de la métaphysique.

Camilo SILVA

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Pour citer cet article : Richard ARTHUR, Leibniz on Time, Space and Relativity, Oxford, Oxford University Press, 2021, 404 p., in Bulletin leibnizien VIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 167-220.