Auteur : Chiara Magni

 

Giulia Battistoni, Il privilegio della follia. Hegel tra diritto, morale e antropologia, Bologna, Il Mulino, 2024, 279 p.

Dans le panorama actuel des études hégéliennes, de plus en plus attentif aux “côtés obscurs” et aux aspects marginaux du système, l’originalité du volume de Giulia Battistoni (désormais G. B.) tient avant tout à une lecture nouvelle et rigoureuse de la moralité et de l’anthropologie hégéliennes, examinées à la lumière de la folie et de ses implications quant à la question de l’imputabilité de l’agent. En partant de la perspective juridique et de ses urgences, et en s’appuyant sur les résultats de son précédent travail (Azione e imputazione in G.W.F. Hegel alla luce dell’interpretazione di K.L. Michelet, 2020), l’autrice situe la pensée hégélienne au sein d’une révolution majeure, qui coïncide avec l’émergence de la responsabilité subjective en tant que fondement de l’imputation (Zurechnung). Le prisme du droit lui permet ainsi d’identifier le point où chez Hegel convergent, se réorganisent et entrent en résonance les tensions philosophiques qui investissent la structure complexe du titulaire de la volonté agissante.

L’ouvrage est organisé en trois parties principales :

  1. La première reconstruit le cadre théorique et normatif au sein duquel mûrit la réflexion moderne sur la folie. Après un examen attentif des codes prussien (1794), napoléonien (1804, 1810) et autrichien, dont l’incertitude sur le plan normatif témoigne de la limite structurelle du droit à encadrer de façon cohérente la subjectivité pathologique, G. B. analyse la façon dont la pensée philosophique a tenté de combler cette lacune, à partir de l’étude pionnière de la nosologie des troubles mentaux entreprise par Kant. C’est cependant chez Philippe Pinel que l’autrice identifie un tournant significatif, tant sur le plan épistémologique – grâce à une pratique clinique rigoureuse – que sur le plan éthique, dès lors que la folie est conçue par le psychiatre français comme une condition essentiellement réversible, et par conséquent, accessible à un traitement thérapeutique, ce qui instaure les prémisses de l’élaboration hégélienne.
  2. La seconde partie pénètre au cœur du système hégélien, en instituant une corrélation entre les niveaux d’imputabilité de l’action définis dans la Moralität et les types de troubles mentaux classifiés dans l’Anthropologie : idiotie (Blödsinn), distraction (Zerstreutheit), radotage (Faselei), paranoïa proprement dite (eigentliche Narrheit) et délire (Wahnsinn). Elle montre comment Hegel ne conçoit pas la folie comme une pure altérité de la raison, mais comme l’une de ses possibilités internes, une scission du sujet, qui, tout en en fissurant l’intégrité, ne compromet pas sa recomposition possible. Il en résulte une théorie de l’imputabilité plus complexe, où l’évaluation de la responsabilité du sujet tient également compte des degrés éventuels de déficience de la rationalité.
  3. La troisième partie élargit la perspective aux réflexions de Karl Ludwig Michelet et de Karl Rosenkranz ainsi qu’aux développements de Berner et Köstlin, pour mettre en valeur la façon dont la contribution hégélienne sur la folie a trouvé un terrain fertile d’élaboration théorique tant dans une perspective anthropologique que dans le champ juridique.

Sur la base d’une enquête historico-philosophique rigoureuse, en résulte une intuition théorique majeure que l’autrice expose dans la partie conclusive de son livre : mettre en question l’idée d’une « histoire » de la folie fondamentalement orientée vers son élimination systématique. Selon G. B., c’est justement Hegel qui, en dialogue avec les révolutions épistémiques de son temps dans le domaine de la médecine légale, attribue au trouble mental la prérogative paradoxale d’être un point critique, une limite vivante au sein de laquelle la rationalité est contrainte de repenser ses propres exigences de cohérence et d’autonomie. En ce sens, le « privilège » auquel le titre fait allusion n’a rien d’un simple expédient rhétorique ; il renvoie à un geste conceptuel qui inverse l’approche clinico-marginalisante de la maladie mentale, en l’assumant comme une clé d’accès à une compréhension intégrale de la subjectivité humaine.

Chiara Magni (Università degli Studi Roma Tre)

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Pour citer cet article : Giulia Battistoni, Il privilegio della follia. Hegel tra diritto, morale e antropologia, Bologna, Il Mulino, 2024, 279 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXV, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 131-172.

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Kristina Peters, Strafe und Kommunikation. Zur Aktualität der Straftheorie G. W. F. Hegels, Tübingen, Mohr Siebeck, 2024, 132 p.

Le volume de Kristina Peters propose une relecture de la théorie hégélienne de la peine en l’inscrivant au cœur des débats contemporains de la philosophie du droit pénal. L’introduction présente avec clarté les enjeux théoriques et pratiques d’une telle entreprise. K. Peters ne cherche ni à réhabiliter Hegel dans une posture apologétique ni à en faire un simple précurseur moderne à redécouvrir dans une optique historico-philosophique. Il s’agit plutôt de l’interroger comme interlocuteur fécond pour les défis actuels de la justice pénale, en remettant en question le clivage classique entre finalités absolues et relatives.

L’ouvrage s’articule en quatre parties. Partant du constat que les théories pénales contemporaines semblent enfermées dans une impasse – balançant entre abstraction rétributive et fonctionnalisme préventif –, le premier chapitre souligne la dimension performative de la peine et insiste sur son caractère nécessairement adressé. En effet, elle doit être comprise comme réponse à une norme violée et c’est cela qui ouvre la voie à une lecture communicationnelle. K. Peters défend l’idée que toute théorie cohérente de la peine doit être enracinée dans une conception déterminée du lien social et de l’agir humain ; cela la conduit à modéliser chaque théorie pénale selon trois axes (conception de la société, définition de l’infraction, fonction attribuée à la peine), afin de révéler les présupposés, souvent implicites, des différentes approches quant aux relations entre auteur, victime, société et institutions judiciaires.

Le deuxième chapitre est consacré à une analyse de la théorie hégélienne de la peine. L’autrice mobilise non seulement les paragraphes bien connus des Principes de la philosophie du droit, mais aussi d’autres textes du corpus hégélien. Elle analyse la conception hégélienne de la société, de l’acte criminel et de la peine, en montrant comment la dialectique de la liberté et de la reconnaissance innerve cette construction. La peine n’y est pas simple vengeance ni mesure de prévention, mais un moment de reconstitution des relations sociales, où l’ordre juridique se réalise à travers la réponse symbolique à sa propre négation.

La troisième partie met la proposition hégélienne en dialogue critique avec les théories dites « expressives » ou « communicationnelles » : celles de Günther Jakobs, Klaus Günther, Antony Duff et Tatjana Hörnle. Ces modèles, qui conçoivent la peine comme un acte d’adresse symbolique – à l’auteur, à la victime ou à la communauté – renouent avec des intuitions hégéliennes, tout en s’en démarquant par leurs présupposés normatifs ou anthropologiques, lesquels, selon l’autrice, ne constituent pas nécessairement leur « modernité ».

Le dernier chapitre montre que, malgré l’opacité stylistique de Hegel et l’armature métaphysique de sa pensée, sa théorie fournit des instruments conceptuels précieux pour éclairer les tensions contemporaines du discours pénal : la peine, en effet, y est conçue comme un acte de reconnaissance – non pas un simple mal, mais un processus juridique visant une réhabilitation, qui englobe l’ensemble des acteurs concernés, y compris et surtout la personne condamnée. D’ailleurs, l’autrice ne s’abstient pas de relever également les tensions entre la logique hégélienne de la réintégration à travers la peine et les échecs contemporains de l’incarcération.

En définitive, le volume s’inscrit pleinement dans le renouveau des lectures contemporaines de Hegel. Malgré certaines reconstitutions parfois rapides et une tendance à juxtaposer des sources du corpus sans toujours les situer précisément dans leur contexte systématique, la perspective adoptée est originale : la théorie hégélienne, longtemps enfermée dans des grilles de lecture classiques – « rétributivisme », utilitarisme, ou leurs diverses tentatives de synthèse – est ici revisitée dans un cadre herméneutique renouvelé, dont la fécondité se déploie surtout dans une visée critique du droit pénal contemporain, sans pour autant s’engager dans une véritable suggestion programmatique.

Chiara Magni (Università degli Studi Roma Tre)

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Pour citer cet article : Kristina Peters, Strafe und Kommunikation. Zur Aktualität der Straftheorie G. W. F. Hegels, Tübingen, Mohr Siebeck, 2024, 132 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXV, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 131-172.

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Giulia BATTISTONI, Azione e imputazione in G.W.F. Hegel alla luce dell’interpretazione di K.L. Michelet, Napoli, Instituto Italiano per gli Studi Filosofici Press, 2020, 240 p.

L’ouvrage de Giulia Battistoni entend contribuer à la définition de la théorie hégélienne de l’action et de l’imputation à travers l’analyse de la section « Moralité » des Principes de la philosophie du droit, dans la conviction que c’est précisément dans cette section, souvent sous-estimée par rapport au droit abstrait et à l’éthicité, que réside la fondation d’une telle théorie. Cette contribution s’enrichit d’une deuxième analyse, centrée sur la pensée et l’œuvre de l’élève de Hegel, Karl Ludwig Michelet, grâce à laquelle les aspects principaux de la théorie hégélienne de l’action gagnent, outre leur signification morale, une importance particulière pour le droit.

Le volume est articulé en trois parties :

I. Dans la première partie, G. Battistoni thématise l’unité du savoir et de la volonté qui imprègne toute la philosophie pratique de Hegel et émerge notamment dans l’explication des « moments » et des « formes » du concept de volonté libre. Une telle prémisse est essentielle pour parcourir l’analyse des catégories fondamentales qui concourent à définir l’action humaine, ainsi que son imputabilité : Schuld (faute/responsabilité) et Zurechnung (imputation), et les couples conceptuels de fait et d’action (Tat/Handlung) ainsi que de propos et d’intention (Vorsatz/Absicht).

II. Dans la deuxième partie, l’autrice se propose de montrer comment Michelet, dès sa dissertation doctorale de 1824, lie ces concepts hégéliens avec des catégories aristotéliciennes. Giulia Battistoni, en effet, met en évidence la manière dont Michelet récupère les notions de volontaire et d’involontaire thématisées par Aristote pour les adapter à la conceptualité allemande du droit et fonder une théorie de l’imputation qui tienne compte non seulement de ce que le sujet reconnaît comme son action, mais tout aussi bien de ce qu’il aurait pu et dû prévoir. À cet égard, l’étude de Giulia Battistoni constitue également un travail historico-critique important pour définir le débat juridique dans la première partie du XIXe siècle au sujet de l’imputation et des concepts de dolus et culpa, ainsi que de leurs déterminations spécifiques (dolus, dolus indirectus, culpa dolo determinata, négligence, hasard).

III. Dans la troisième et dernière partie du volume, l’autrice revient à Hegel et à la section « Moralité », pour montrer comment les instruments philosophiques et juridiques développés par Michelet peuvent éclairer le texte hégélien soit en un sens herméneutique, par rapport à des passages difficiles à comprendre, soit en tant que dispositifs théoriques aptes à expliciter les implications juridiques de la théorie hégélienne de l’action. À chaque niveau de l’action (propos, intention, intellection du Bien), correspondent, selon Giulia Battistoni, trois types d’imputabilité, qui se définissent par une dialectique – différente à chaque degré – entre droit du sujet et droit de l’objectivité.

Les analyses menées dans cette étude sont caractérisées par des références précises à la littérature scientifique actuelle et trouvent une exposition synthétique et fructueuse au sein d’un volume qui se propose, de façon originale, de relire et réinterpréter la philosophie pratique hégélienne, en la situant dans les débats juridiques du XIXe siècle.

Chiara MAGNI (Università degli Studi Roma Tre) [trad. J.-M. Buée]

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Pour citer cet article : Giulia BATTISTONI, Azione e imputazione in G.W.F. Hegel alla luce dell’interpretazione di K.L. Michelet, Napoli, Instituto Italiano per gli Studi Filosofici Press, 2020, 240 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.

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