Auteur : Mathieu Le Pors
Genevieve Lloyd : Reading Spinoza in the Anthropocene, Edinburgh, Edinburgh University Press, « Spinoza Studies », 208 p.
Ce livre de Genevieve Lloyd, professeure émérite à la University of New South Wales (Australie), s’inscrit dans la continuité des nombreux travaux qui – au moins depuis les années 1970 – s’efforcent de relire Spinoza sous un angle écologique, notamment dans le sillage d’Arne Naess. L’originalité de son approche consiste ici à mettre l’accent sur les aspects « gnoséologiques » du problème écologique, l’objet du livre étant d’examiner le statut singulier de la raison chez Spinoza. Le but de l’auteure est double, puisqu’il s’agit à la fois d’insister sur la pertinence de la pensée de Spinoza d’un point de vue écologique, et de montrer comment ce contexte écologique est à son tour susceptible de renouveler notre lecture. Pour G. Lloyd, non seulement la catégorie du « rationalisme » ne rend pas justice à la complexité et à l’originalité de la pensée de Spinoza, mais en outre, dans le contexte de l’anthropocène, nous avons plus à gagner en soulignant les écarts significatifs de Spinoza avec les traditions qui célèbrent et exaltent la « suprématie de la raison » (p. 3).
Les cinq premiers chapitres suivent la structure de l’Éthique et se focalisent sur le conflit qui oppose Spinoza au « modèle de la connaissance humaine » développé par Descartes. À la différence de ce dernier, Spinoza pense la raison selon un double modèle de « l’intégration » à la nature et de « l’incarnation » plutôt que de la « séparation » (p. 133) : loin d’être conçue comme une puissance de domination de la nature, elle est elle-même naturalisée. L’auteure examine par ailleurs les liens étroits entre imagination, raison et affectivité tout au long de l’Éthique, y compris dans la cinquième partie. Paradoxalement, même quand Spinoza examine « ce qui relève de la durée de l’âme sans relation au corps » (EVP20sc), l’imagination ne disparaît pas complètement. Elle réapparaît notamment à travers certaines images (par exemple la métaphore des « yeux de l’esprit »), ou à travers le recours à l’expression « comme si » pour penser l’éternité de l’esprit (par exemple en EVP31sc).
Il devient alors possible de repérer une évolution dans la pensée de Spinoza, qui tire progressivement toutes les conséquences de ces prémisses, en particulier dans le Traité politique, où il insiste davantage sur la vulnérabilité de l’homme et la fragilité de la raison. L’examen des fondements naturels de l’État ne repose pas sur les « enseignements de la raison », mais bien sur l’étude de la « condition humaine » (TP, I, 7), qui se caractérise précisément par son incapacité concrète à suivre la raison. L’auteure étudie sur cette base le passage de la notion de vulgus à celle de multitudo, ainsi que la trajectoire de l’affect d’espoir dans le corpus, qui acquiert une signification de plus en plus positive, en permettant notamment de distinguer l’État qui gouverne « à bon droit » de ce celui qui gouverne « pour le mieux » (TP, V, 1).
Dans les deux derniers chapitres, l’auteure revient sur les enjeux de sa propre interprétation et s’intéresse de façon plus explicite aux possibles usages contemporains de Spinoza, le problème écologique étant notamment posé dans les termes d’une philosophie de l’action : comment comprendre que nous n’agissions pas, alors même que nous savons ce qui nous attend si nous n’agissons pas ? « Je vois le meilleur, je l’approuve, et pourtant je fais le pire ». En réalité, Spinoza nous permet de comprendre les limites d’un discours purement théorique sur l’écologie : c’est que l’idée vraie, en tant qu’idée, n’a aucun pouvoir sur les affects, puisque seul un affect peut en contrarier un autre. Dans ces conditions, l’enjeu n’est plus seulement de populariser ou de communiquer le contenu d’une recherche théorique, mais aussi de produire des affects suffisamment puissants pour mobiliser les esprits et favoriser le passage à l’action. D’où la nécessité de dépasser les frontières du monde académique, par exemple à la faveur d’une collaboration avec le monde artistique et littéraire. Le programme qui se dessine est donc celui d’une « écologie des affects ».
Mathieu Le Pors
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Pour citer cet article : Genevieve Lloyd : Reading Spinoza in the Anthropocene, Edinburgh, Edinburgh University Press, « Spinoza Studies », 208 p., inBulletin de bibliographie spinoziste XLVII, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 173-202.