Auteur : Angela Ferraro

SCHMIT, Christophe, La philosophie naturelle de Malebranche au XVIIIe siècle. Inertie, causalité, petits tourbillons, Paris, Classiques Garnier, 2020, 809 p.

Depuis quelques années, la pensée de Malebranche et sa réception au XVIIIe siècle connaissent un regain d’intérêt significatif. L’ouvrage de Christophe Schmit participe de cette tendance en mettant au jour un aspect de la réflexion du Malebranche savant dont le rayonnement n’avait pas encore été suffisamment exploré. L’originalité de l’objet étudié se dessine tout d’abord à travers la discussion des catégories historiographiques de « mécanisme » et de « cartésianisme ». Si la première ne doit désigner que le cadre général dans lequel s’inscrit la philosophie naturelle de Malebranche, l’emploi de la seconde demande des précautions, afin de ne pas estomper le caractère réformateur des modifications que l’oratorien a apportées à la physique de Descartes. C’est en effet la spécificité de la philosophie naturelle de Malebranche que l’auteur tient à faire ressortir et dont il s’attache à repérer la présence dans le débat scientifique français du XVIIIe siècle. La première partie du livre est donc consacrée à la conception et aux conséquences de deux traits marquants de la métaphysique de la science du mouvement initiée par Malebranche : à savoir, la critique du concept cartésien de force de repos (dont dépend la non-conceptualisation de la force d’inertie), d’une part, et l’occasionnalisme physique (qui implique l’inconcevabilité de la causalité et la prise en compte des seuls effets), d’autre part. Dans la seconde partie de son ouvrage, l’auteur se concentre sur la doctrine des petits tourbillons, un type d’explication des phénomènes physico-chimiques dont le développement apparaît étroitement lié aux prises de positions théoriques illustrées dans la partie précédente. Il s’agit d’une doctrine largement reprise, discutée et critiquée dans la première moitié du XVIIIe siècle, mais qui est aussi détectable par la suite, comme l’auteur le signale. Tout au long de son parcours, il prend en considération de nombreux auteurs, dont certains sont assez célèbres (il suffit de penser à d’Alembert, Condillac, Dortous de Mairan, du Châtelet ou encore Privat de Molières), alors que d’autres demeurent moins connus (par exemple Keranflech, Lozeran du Fesc et Le Corgne de Launay). Le corpus des textes examiné est également varié et inclut des matériaux peu exploités par la littérature critique, tels des traités et des mémoires académiques ainsi que des sources manuscrites. Pour conclure, il nous semble tout à fait légitime et sensé que le débat français du XVIIIe siècle constitue l’objet privilégié de cette étude. Cependant, l’auteur aurait pu s’attarder un peu plus sur les raisons des limites chronologiques de son travail et justifier davantage le choix de ne pas élargir ses recherches à l’espace européen. Il aurait en effet été intéressant de s’interroger sur la durée de la fortune de la physique malebranchiste et de chercher à savoir si Malebranche a contribué à un développement spécifiquement français de la philosophie naturelle au XVIIIe siècle.

Angela FERRARO (Université Laval)

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Pour citer cet article : SCHMIT, Christophe, La philosophie naturelle de Malebranche au XVIIIe siècle. Inertie, causalité, petits tourbillons, Paris, Classiques Garnier, 2020, 809 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 191-192.

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MOISUC, Cristian, Métaphysique et théologie chez Nicolas Malebranche. Proximité, éloignement, occasionnalisme, Bucarest, Zeta Books, 2015, 400 p.

Issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2011, ce livre étudie les tensions entre métaphysique et théologie qui traversent le système de Malebranche [= M.]. L’A. manifeste son insatisfaction devant « la description pacifiste […] du célèbre et inépuisable rapport entre la raison et la foi » (p. 16) et se refuse à céder à l’« optimisme méthodologique » (p. 22) qui prétend vite évacuer les conséquences de la véritable reformulation des vérités théologiques que l’oratorien a osé entreprendre. Il aborde franchement la question de savoir si l’on peut tenir pour « orthodoxe » la christologie philosophique malebranchiste, vue comme manifestation majeure d’une (dangereuse) tentative d’expliquer et de prouver les dogmes. À cet effet, le recours aux documents de la Congrégation pour la doctrine de la foi publiés par G. Costa (Malebranche a Roma, Rome, 2003) s’avère opportun, car la condamnation vise justement la tendance du « théologien raisonnable » à subordonner la théologie à la métaphysique. Peu tenté par l’analyse archéologique de l’œuvre de l’oratorien et par la mise au jour de son évolution interne ou par l’étude de ses sources, Augustin en particulier, l’A. préfère prendre au sérieux les dénonciations des censeurs romains et d’autres théologiens, tels Arnauld et Fénelon, qui lui semblent plus aptes à faire ressortir l’architectonique du système malebranchiste et le rôle qu’y joue la christologie. Elles constituent de solides indications de recherche et justifient l’importance accordée dans ce volume à la théorie de la connaissance de l’oratorien (examinée au moyen d’outil conceptuels empruntés de M. Henry) et surtout au dispositif de l’attention, entendu comme « machine-à-présentifier » (p. 373) mettant à la portée de l’esprit ce qui est en séparé. En effet, le présupposé métaphysique qui définit la manifestation de l’idée comme balancement entre la proximité et l’éloignement engendre et entretient une relation directe entre la gnoséologie malebranchiste d’une part, et la conception du Christ comme cause occasionnelle de la grâce d’autre part. C’est justement la volonté de défendre jusqu’au bout la vision en Dieu qui aurait poussé M. à attribuer au Verbe incarné une connaissance représentationnelle qui finit par l’empêcher d’agir en véritable sauveur dans la distribution de la grâce. Les décisions prises en théorie de la connaissance par M. auraient donc des conséquences lourdes sur sa christologie, en la menaçant d’absurdité théologique, voire d’hérésie.

Reconnaissons que la voie suivie ici a peu été empruntée jusqu’à présent ; les démonstrations sont étayées par des analyses textuelles minutieuses, des renvois externes pertinents et d’intéressantes discussions de la littérature critique. Regrettons néanmoins le caractère quelque peu tortueux de la recherche et l’emploi peu contrôlé du concept d’« exégèse », qui risque de brouiller encore davantage les frontières entre philosophie et théologie dans la pensée de M. D’une manière plus général, un certain souci de « piété » semble imprégner le propos de l’A., ce qui suscite un mélange de registres dont l’efficacité se révèle douteuse. Ce qui n’ôte rien à la clairvoyance et à la lucidité dont témoigne ce livre, remarquablement attentif à la complexité du discours malebranchien.

Angela FERRARO

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Pour citer cet article : Angela FERRARO, « MOISUC, Cristian, Métaphysique et théologie chez Nicolas Malebranche. Proximité, éloignement, occasionnalisme, Bucarest, Zeta Books, 2015, 400 p. » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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