Auteur : Aurélien Robert

Amalia Salvestrini, Bellezza retorica. Un percorso tematico in Nicola di Autrecourt, Milan, Mimesis, 2001, 277 p.

Nicolas d’Autrécourt, condamné dans les années 1340 pour certaines thèses jugées erronées, voire contraires au dogme, fait partie de ces figures de la philosophie médiévale très souvent citées bien au-delà du petit cercle des médiévistes, mais qui restent finalement assez mal connues. Depuis plus d’un siècle pourtant, des travaux d’édition, de traductions et d’interprétations ont permis de clarifier quelque peu la pensée de cet auteur qualifié jadis de « David Hume médiéval ». Ceux de Zénon Kaluza et de Christophe Grellard ont en particulier permis de montrer de manière définitive qu’il n’était pas un philosophe sceptique, mais cherchait au contraire à fonder notre connaissance certaine sur quelques critères élémentaires, venant ainsi limiter précisément le champ de nos certitudes. Pour le reste, notre connaissance serait seulement probable, incapable de statuer définitivement sur certains problèmes. Il nous faudrait donc choisir parmi les possibilités théoriques celles qui nous paraissent les plus probables, grâce à des raisonnements qui nous semblent plus convaincants que d’autres. C’est en partant de cet aspect de la philosophie autrécurienne que le livre d’Amalia Salvestrini entend éclairer le système du philosophe lorrain d’un jour nouveau, en s’intéressant aux liens qui unissent cette pensée du probable au discours rhétorique et plus généralement à une certaine approche du beau et de l’art. D’où ce titre, à première vue énigmatique : « beauté rhétorique ».

Un tel choix paraît d’autant plus surprenant de prime abord que Nicolas d’Autrécourt n’a jamais écrit directement ni explicitement sur des sujets esthétiques ni même sur la beauté en tant que telle, pas plus qu’il n’a composé de traité de rhétorique. Cependant, ces thèmes affleurent ici ou là, en particulier dans le traité que l’on a coutume de désigner par son incipit – Exigit ordo – et dont le véritable titre est Traité utile pour voir si les propos des péripatéticiens furent vraiment démontrés. La notion d’ordre, qui apparaît dès la première ligne du traité, constitue l’un des fils conducteurs de cette enquête – l’autrice parle plutôt d’un « parcours thématique » – dans la pensée fragmentée de Nicolas d’Autrécourt, dans ce traité qui n’était peut-être qu’un brouillon. Si l’ordre et la beauté du monde apparaissent avec une certaine évidence aux yeux du philosophe, on ne saurait en démontrer véritablement l’existence, ni même en exhiber toutes les causes. Il s’agit donc de s’en persuader d’abord, avant d’en convaincre les autres. C’est peut-être là, dans cet accord paradoxal entre une certaine faiblesse de la connaissance scientifique, souvent réduite au probable, et une organisation apparemment rigoureuse du réel, que se nichent à la fois l’originalité de l’Exigit ordo et celle du livre d’Amalia Salvestrini.

Dès l’introduction, Amalia Salvestrini cherche à faire de Nicolas d’Autrécourt le témoin d’une manière médiévale d’aborder l’esthétique – et plus généralement notre rapport au monde – selon un modèle qui n’est pas celui de la cathédrale gothique si cher à Erwin Panofsky et ses sectateurs. Dans un court chapitre intitulé « préambule historiographique », elle s’en prend à une vision thomiste qui a longtemps dominé l’historiographie sur l’esthétique médiévale, depuis les études de Bruyne jusqu’à celles, pourtant plus récentes et mieux informées, d’Umberto Eco. Les uns pécheraient par nostalgie de la synthèse thomasienne, les autres par illusion rétrospective, voyant dans les textes médiévaux les signes avant-coureurs des bouleversements esthétiques à venir. Aux sommes qui avaient vu le jour au siècle précédent, l’Exigit ordo opposerait un discours « argumentatif non démonstratif » qui n’a pas pour fonction première de détruire l’édifice scolastique, mais bien plutôt de lui donner de nouvelles fondations, plus modestes, et qui ne remettent pas en cause l’idée d’un certain ordre cosmique.

En insistant sur cette autre manière de penser l’esthétique, immergée dans le discours et ses ornements, l’autrice propose – toutes choses égales par ailleurs – de rapprocher sa pensée du mouvement de la nouvelle rhétorique des années 1950 élaborée autour de l’œuvre de Chaïm Perelman, en se situant dans les approches historiques initiées en Italie par Mario dal Pra (auteur d’un livre sur Nicolas d’Autrécourt très souvent négligé), Alessandro Giuliani et Giulio Preti. Cette tradition italienne, parfois appelée « école de Milan », est assez méconnue en France et le lecteur découvrira les efforts du « transcendantalisme de la praxis », théorisé par Dal Pra pour réconcilier méthode philosophique et historique et, plus généralement, théorie et pratique. Le livre d’A. Salvestrini fait donc revivre deux philosophies en même temps : celle du philosophe lorrain et celle qui fournit à ses yeux la meilleure approche pour comprendre ses intentions.

Après une introduction composée d’utiles rappels sur la place et la diffusion de la rhétorique classique au Moyen Âge latin, le chapitre premier entre plus directement dans la conception probabiliste de la connaissance chez Nicolas d’Autrécourt. Intitulé « le sens et l’intellect », il s’attache notamment à comprendre la thèse apparemment paradoxale selon laquelle « tout ce qui apparaît est vrai ». Il montre comment le rôle crucial accordé aux sens dans l’Exigit ordo permet de mieux comprendre le contexte rhétorique et esthétique de la pensée autrécurienne : d’une part, le vocabulaire de l’apparentia plena, qui fonde notre première persuasion vis-à-vis du monde extérieur, a des échos dans la tradition rhétorique et juridique (la probatio plena, les notions d’évidence, d’ostension et d’expérience, ainsi que l’attention portée aux circonstances) ; d’autre part, la conceptualisation du beau ne se comprend qu’au croisement des sens et de l’intellect, à travers l’idée exemplaire qui sert de modèle à l’artifex. Concernant le premier point, par-delà l’explicitation des mécanismes individuels qui permettent à chacun de s’approprier le monde tel qu’il lui apparaît, il y aurait chez Nicolas d’Autrécourt une volonté de fonder la vérité sur la communauté, c’est-à-dire sur un accord intersubjectif qui seul permettrait de transcender l’apparence et ses faiblesses et de dépasser l’évidence pour s’approcher du vrai. C’est pourquoi la rhétorique, conçue non seulement comme un art du discours, mais aussi comme une modalité épistémique d’accès au vrai par le probable, fournirait au Lorrain un modèle pour sa théorie de la connaissance.

Le chapitre II s’empare ensuite de l’aspect esthétique de la pensée autrécurienne en s’attachant à montrer qu’on ne trouve pas chez le Lorrain de pensée du beau comme qualité des choses. Le beau serait plutôt défini par des rapports de convenance (convenientia), c’est-à-dire de manière plutôt relationnelle (entre le tout et ses parties ; entre l’homme et le monde ; entre l’homme et Dieu). L’étude commence par une analyse minutieuse du rôle de la lumière, comme phénomène physique et comme métaphore, ainsi que de l’exemple de la blancheur, systématiquement utilisé pour illustrer en quoi Dieu peut dire et faire ce qui est beau. L’autrice compare l’esthétique de la lumière chez Robert Grosseteste et dans la tradition franciscaine avec l’usage qu’en fait Nicolas d’Autrécourt. On note, par exemple, comment la blancheur est définie chez Grosseteste comme un maximum de lumière et de clarté, ce qui fait directement écho à ce qui est affirmé dans l’Exigit ordo à propos de la clarté de la connaissance. Les analogies ne s’arrêtent pas là : le dévoilement du réel par la recherche de la clarté serait en même temps dévoilement de l’ordre divin dans le monde, comme dans les théories optiques qui font de la lumière et de ses lois un révélateur de la perfection de la machina mundi. Le chapitre se poursuit par des analyses de notions communes à la philosophie autrécurienne et à la tradition rhétorique : ornatus, conveniens, decens, proportio, etc. Ce sont autant de propriétés que Nicolas d’Autrécourt n’attribue pas seulement au discours, mais au monde lui-même. Le vrai lui-même n’est jamais qu’un rapport de convenance entre l’esprit et le monde, un miroir de cette organisation profonde du réel, jusque dans ses composés atomiques. Un autre aspect de ce parcours concerne la notion d’artisan, très présente chez Nicolas d’Autrécourt, et qui permet de comprendre comment il concevait la création artisanale et artistique sur le modèle analysé jusqu’ici : créer un ordre – ou un ordonnancement des choses – qui plaît à un intellect lui-même bien ordonné. L’artifex est la figure qui permet d’unir l’homme et Dieu, le faire et le dire. C’est donc un Nicolas d’Autrécourt influencé par une tradition platonicienne, filtrée par Augustin et la tradition franciscaine, qui transparaît dans ces pages. À une différence près peut-être, à savoir que chez lui l’art du discours serait le moyen de recréer artificiellement les conditions de l’apparition de la beauté du monde.

Le dernier chapitre (« La philosophie comme discours rhétorique ») tente de rassembler les acquis des deux premiers chapitres en se penchant sur la notion centrale d’ordre. Y sont étudiées les diverses occurrences de ce terme dans l’Exigit ordo. L’une d’elles s’avère particulièrement intéressante. Nicolas d’Autrécourt cite en effet explicitement Priscien à propos de l’induction, utilisant l’argument suivant : s’il existe de l’ordre dans certaines choses, il existe de l’ordre dans toutes les choses. Selon Amalia Salvestrini, cette citation, au milieu d’une discussion sur la noblesse respective de l’individu et de l’espèce, illustrerait de manière beaucoup plus large la méthode du philosophe lorrain, depuis sa critique de certaines inférences jusqu’à la fondation.

Bien entendu, ce ne sont là que des traces d’un modèle qui n’est jamais explicitement formulé par Nicolas d’Autrécourt. D’une certaine manière, donc, l’objet de ce livre devient performatif et en fait un discours en partie rhétorique, qui avance vers une reconstruction probable de la pensée de l’auteur. Le résultat n’en est pas moins original et le lecteur se laissera sans doute persuader du poids de la tradition rhétorique dans l’Exigit ordo et de l’importance de la figure de l’artifex, point de jonction entre l’ordre certain des choses et notre accès incertain à celui-ci. La principale vertu de ce livre est de faire apparaître différents styles de pensée dans la philosophie médiévale, loin des stéréotypes forgés par les traditions ultérieures, après l’humanisme de la Renaissance.

Aurélien Robert

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de philosophie médiévale XXIV chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Amalia Salvestrini, Bellezza retorica. Un percorso tematico in Nicola di Autrecourt, Milan, Mimesis, 2001, 277 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIV, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 227-256.

♦♦♦

 

Gabriella ZUCCOLIN, I gemelli nel Medioevo. Questioni filosofiche, mediche e teologiche, Ibis, Côme-Pavie, 2019, 230 p.

La gémellité fascinait déjà dans l’Antiquité, notamment les médecins. Dans ce livre, Gabriella Zuccolin nous montre à quel point le questionnaire, non seulement médical, mais aussi philosophique et théologique sur les jumeaux a évolué de manière significative au Moyen Âge. Outre le problème de la génération des jumeaux (comment est-ce physiologiquement possible ?), qui est resté central en médecine et en philosophie naturelle, on voit se développer au tournant du XIIIe et du XIVe siècle une réflexion de plus en plus profonde sur l’identité individuelle et personnelle de ces sœurs ou frères, aussi bien sur le plan métaphysique que moral. Au cœur de cette interrogation, les rapports entre le corps et l’âme : comment deux corps quasiment identiques – au moins au départ – peuvent-ils accueillir des âmes et des vies différentes ? Plus généralement, c’est le rôle des circonstances et causalités extérieures interagissant avec le corps individuel qui pose problème ou, pour le dire autrement, ce qui est purement naturel et ce qui ne l’est pas, qu’il s’agisse d’éléments culturels ou d’interventions surnaturelles. Pour certains théologiens, c’était donc l’occasion d’insister sur la distinction entre l’âme et le corps. Les particularités corporelles ne joueraient pas un grand rôle dans la définition de l’identité d’une personne. Mais certains cas particuliers, comme celui des siamois, viennent toutefois perturber ces évidences, en particulier dans le cadre de la théologie sacramentelle : comment baptiser des siamois ? À qui adresse-t-on la formule ? Le livre aborde tous les sujets qui ont fait débat autour de ce casus que constitue l’existence de jumeaux et de siamois.

Dans l’introduction, l’auteur commence par rappeler les antécédents antiques de ces débats afin de mieux faire apparaître la spécificité du Moyen Âge. Car les sources principales des discussions médiévales, du moins en ce qui concerne l’engendrement des jumeaux, restent Hippocrate, Aristote et Galien. Dans la médecine hippocratique, l’explication de la gémellité est principalement anatomique. Elle est rendue possible par la symétrie des parties de l’utérus. Chez Aristote, au contraire, elle est apparentée à un cas de génération monstrueuse, c’est-à-dire à quelque chose qui défie les lois de la nature. Entre ceux deux manières de concevoir ce phénomène, les médecins médiévaux vont tenter de redéfinir le problème en investissant le concept de complexio, hérité de Galien, mais transformé par les commentateurs arabes, en particulier par Avicenne, dont le Canon devient à partir du XIIIe siècle un manuel de référence pour aborder ces questions en médecine.

Le premier chapitre du livre suit ensuite les grandes étapes de cette évolution conceptuelle, en montrant à la fois les avancées dans le domaine anatomique, chez Mondino de’ Liuzzi par exemple ou dans le Secretum mulierum du Pseudo-Albert le Grand, mais aussi et surtout sur le plan des définitions du corps et de son identité. C’est sur ce second point, en effet, que la notion de complexio revêt un caractère fondamental. Outre la quaestio de savoir si deux individus peuvent avoir la même complexion, qui accompagne tous les commentaires latins au premier livre du Canon d’Avicenne, Gabriella Zuccolin montre comment le cas des jumeaux devient aussi un topos dans les commentaires à la Physiognomonica du Pseudo-Aristote et dans certains traités indépendants de physiognomonie consacrés aux rapports entre les apparences physiques et les dispositions de l’âme. Dans ce corpus médical, on voit émerger des questions qui se posent certes ailleurs, mais qui prennent une forme nouvelle : le corps étudié par les médecins est-il toujours singulier et particulier, ou bien est-il possible de faire de la médecine une véritable science, auquel cas elle doit aussi porter sur l’universel ? Le cas échéant, à quel niveau se situe cette universalité dans l’objet de la science médicale si le médecin n’a affaire qu’à des individus et même à des corps particuliers ? Si le médecin peut être tenté par une forme de nominalisme, qui fonderait l’analyse sur des critères de ressemblance entre les corps, quel lien peut s’établir entre les aspects physiques auxquels le médecin est confronté dans sa pratique et ce qu’il ne perçoit autrement qu’à travers des signes, comme c’est le cas pour le fonctionnement de l’âme ? En arrière-plan, le cas des jumeaux repose donc le problème des universaux, celui de l’individuation, de l’identité diachronique et même de l’identité personnelle.

Le chapitre suivant s’intéresse à une discussion plus précise concernant l’influence des astres sur les corps. En effet, à partir de l’exemple biblique de Jacob et Esaü, Augustin et un certain nombre de théologiens à sa suite ont considéré la gémellité comme une preuve de la nullité de l’astrologie : deux corps, semblables à la naissance, et donc influencés par les mêmes configurations astrales, peuvent avoir ensuite des destins totalement différents. Gabriella Zuccolin analyse de manière très précise l’argumentation d’Augustin et montre bien comment celle-ci s’inscrit dans le cadre plus large de sa théorie du libre arbitre et de la prédestination. Si Augustin connaît en partie l’arrière-plan médical, s’il est prêt à reconnaître l’influence de certains facteurs extérieurs sur le corps (le climat, l’alimentation, l’exercice physique, etc.), il refuse absolument l’influence astrale. Plus encore, selon lui, le cas des jumeaux illustrerait de manière paradigmatique sa théorie de la gratuité de l’élection divine. Ni les dispositions corporelles ni même les mérites individuels ne suffisent à expliquer l’élection et la grâce.

Le livre poursuit l’enquête par un autre aspect intéressant des débats médiévaux sur la gémellité : la tératologie, c’est-à-dire l’étude des monstres. On trouve en effet de nombreux récits de naissances monstrueuses dans la littérature médiévale – en particulier dans les chroniques – et notamment de jumeaux conjoints, autrement dit des siamois. Passant en revue ces récits et les différentes conceptions de la monstruosité des siamois, d’Aristote à Augustin jusqu’aux auteurs scolastiques, G. Zuccolin s’arrête plus en détail sur l’analyse d’Albert le Grand. Parmi les problèmes posés par les siamois, celui du rôle des différents organes dans le corps semble particulièrement intéressant en ce qu’il oppose la tradition aristotélicienne, centrée sur le cœur, et la tradition galénique, qui attribue au cerveau un rôle prépondérant dans les fonctions de l’âme liées au corps. Dans la conception cardiocentrique, comment expliquer qu’un corps bicéphale puisse contenir deux individus, c’est-à-dire deux personnes qui ressentent des émotions et éprouvent des sentiments différents s’il n’y a qu’un seul cœur ? D’un point de vue théologique, la question devient plus épineuse. Outre la question du libre arbitre, Augustin remarquait dans son Enchiridion le problème eschatologique posé par les siamois, notamment en ce qui concerne la résurrection des corps. Selon lui, les jumeaux conjoints devraient retrouver chacun un corps propre, ce qui signifie donc, une fois de plus, que la monstruosité corporelle affecterait peu l’identité individuelle, comprise au-delà des conditions présentes. On comprend donc comment la tératologie s’est invitée en philosophie naturelle et en théologie pendant tout le Moyen Âge. Pour le montrer, Gabriella Zuccolin s’arrête plus longuement sur le commentaire d’Albert le Grand à la Physique d’Aristote à propos de la finalité dans la nature. Comment expliquer les monstres dans une vision téléologique de la nature ? Le théologien de Cologne propose une typologie des monstres qui explique principalement les défauts dans la génération par des défauts au niveau de la matière et des qualités dans la complexion. Autrement dit, les causes formelles et finales sont mises de côté dans l’explication de ces phénomènes. On voit donc comment, dans ces différents contextes, on a tenté d’évacuer la difficulté de ces casus en limitant toujours au maximum la place du corps dans l’identité personnelle, sans rejeter son implication dans l’identité d’un individu, compris comme composé hylémorphique.

Le dernier chapitre, intitulé « les confins de l’identité : les jumeaux dans les débats scolastiques », revient plus en détail sur trois questions souvent débattues dans les commentaires des Sentences de Pierre Lombard aux XIIIe et XIVe siècles et qui illustrent l’importance des jumeaux et des siamois dans la réflexion médiévale sur l’identité individuelle et personnelle : 1) le prêtre doit-il baptiser les siamois une seule fois ou deux fois ? Comment déterminer à qui s’adresse la formule sacramentelle ? Faut-il utiliser le pluriel ? ; 2) comment penser l’unité du composé hylémorphique dans le cas des siamois : est-ce un argument pour la théorie de la pluralité des formes substantielles contre la théorie uniciste d’un Thomas d’Aquin par exemple ? ; 3) quel est l’organe central – s’il en est un – pour définir l’identité d’un individu ? Le premier cas a déjà été étudié par Irène Rosier-Catach, Catherine König-Pralong, Alain de Libera et quelques autres, mais Gabriella Zuccolin parvient à situer la question du baptême des siamois – chez Jean Peckham, Thomas d’Aquin, Henri de Gand, Jean Duns Scot ou encore Jean de Naples – dans le contexte plus large des discussions médicales et philosophiques explorées dans les chapitres précédents. Les deux autres problèmes ont été quant à eux moins travaillés dans ce contexte, alors qu’ils éclairent d’une lumière nouvelle la querelle médiévale sur l’unité ou la pluralité des formes substantielles. Pour ce faire, Gabriella Zuccolin s’appuie notamment sur trois textes très intéressants d’Henri de Gand, d’Hervé de Nédellec et de Rémi de Florence. Le premier, par exemple, se demande si un tel monstre est une personne par son âme, et s’il faut lui donner un nom ou deux. En répondant à cette quaestio, Henri de Gand aborde donc les deux thèmes mentionnés ci-dessus : le statut des formes et leur lien avec les organes vitaux du corps. C’est le cas aussi des deux autres auteurs étudiés. Ce dernier chapitre offre ainsi un point de vue tout à fait original sur des problèmes connus et permet ainsi de mieux comprendre les modifications apportées à l’ontologie et à la philosophie naturelle d’Aristote aux XIIIe et XIVe siècles.

On l’aura compris, ce livre n’est pas seulement intéressant pour ceux qui sont concernés par l’histoire de la philosophie et des idées médiévales, il illustre en outre, par sa méthode, la grande fécondité d’une approche thématique qui ne se cantonne pas à un seul corpus de textes ou à une seule discipline. Car les problèmes suscités par le cas des jumeaux et plus encore des siamois se situent véritablement à l’interface de la médecine, de la philosophie et de la théologie. Et si la perspective théologique introduite par Augustin domine une grande partie des débats, elle n’empêche aucunement les médecins et les philosophes de s’en affranchir, au moins temporairement, pour comprendre les mécanismes naturels qui président à ces cas de générations extraordinaires. De même, les théologiens ne suivent pas toujours l’analyse augustinienne jusqu’à ses conclusions ultimes, réduisant le destin d’un individu non seulement à son âme, mais aussi in fine à la grâce de Dieu. Le livre montre donc à quel point la palette de positions théoriques est large au Moyen Âge. Parmi celles-ci, certaines sont plus promptes que d’autres à accorder au corps et à ses propriétés un effet sur l’âme et sur l’identité personnelle, d’autres se tiennent plus près d’Augustin. Une chose est sûre, à partir d’un cas apparemment singulier et marginal, le livre propose en fait une traversée des grandes questions de la philosophie médiévale.

Aurélien ROBERT

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de philosophie médiévale XXII chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Gabriella ZUCCOLIN, I gemelli nel Medioevo. Questioni filosofiche, mediche e teologiche, Ibis, Côme-Pavie, 2019, 230 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 203-224.</p

♦♦♦

Gabriella ZUCCOLIN, Michele Savonarola. Medico humano. Fisiognomica, etica e religione alla corte estense, Bari, Edizioni di pagina, « Biblioteca filosofica di Quaestio », 2018, 359 p., etc

Michele Savonarola (1385-1466) est moins célèbre que son petit-fils, Girolamo, dont les sermons laisseront une empreinte indélébile sur la ville de Florence. Médecin formé à l’université de Padoue dans la tradition philosophico-médicale qui prévalait dans cette ville depuis le XIVe siècle, Michele a laissé une œuvre polymorphe très importante dans laquelle se reflètent à la fois l’héritage de la médecine savante médiévale et les préoccupations naissantes des humanistes italiens. Le livre de Gabriella Zuccolin, éminente historienne de la médecine, offre une présentation et une analyse historique et doctrinale des liens qui unissent son grand traité de physiognomonie, le Speculum physiognomiae, qui étudie les rapports entre les traits physiques d’une personne et les qualités de son esprit, et ses écrits moraux (notamment le Del felice progresso di Borso d’Este), politiques (comme le De vera republica) et religieux (par exemple le De sapiente et insipiente). Une seconde partie propose l’édition de deux textes à vocation morale et religieuse – le Confessionale per laici et le confessionale per religiosi – qui permettent d’éclairer le projet global de Michele Savonarola, en particulier lorsqu’il était le médecin personnel de Niccolò III d’Este, à Ferrare.

La première partie du livre décrit de manière très riche le contexte dans lequel Michele Savonarola organise sa production intellectuelle et montre clairement le rôle central de son Speculum physiognomiae, qui est très influencé par l’œuvre de Pietro d’Abano. Ce texte – qui intéressera au premier chef les historiens de la philosophie – éclaire non seulement le projet global mis en place par Savonarola pour la cour des Este, mais montre en outre la place qu’avait acquise la physiognomonie dans l’Italie du XVe siècle. La diffusion de ce savoir hors des universités illustre en effet la médicalisation croissante de la société de cour – ce que les travaux de Marilyn Nicoud avaient déjà souligné – et indique en outre la volonté toujours plus forte de rendre le savoir médical plus pratique et surtout individualisé. Le livre permet donc de comprendre comment ce phénomène remarqué par les historiens de la médecine découle d’une épistémologie nouvelle et de réflexions philosophiques issues de la théorie physiognomonique. Grâce au travail de Gabriella Zuccolin, on apprend que l’ambition de Savonarola était non seulement d’améliorer les conditions sanitaires des hommes de cour, mais aussi, grâce au régime général qu’il prescrivait, lequel était fondé sur sa conception des rapports entre l’âme et le corps, d’améliorer les hommes au niveau intellectuel, moral et même religieux.

Le premier chapitre se penche sur le contexte curial dans lequel ce médecin a écrit la plupart de ses textes et s’interroge sur l’existence d’une « philosophie de cour ». En effet, plusieurs textes de Savonarola existent en version bilingue (latin-italien) et sont destinés, pour certains du moins, à un public laïque. Le second chapitre décrit quant à lui plus en détail le projet « pédagogico-moral » de Savonarola à la cour des Este, fondé essentiellement sur le modèle du Secretum secretorum pseudo-aristotélicien. Le troisième chapitre – de loin le plus long – analyse plus précisément le contenu doctrinal du Speculum physiognomiae qui vient guider et structurer l’ensemble de ce projet pour la cour. Gabriella Zuccolin montre très clairement comment ce traité s’inscrit dans un mouvement plus large qui consiste à faire passer la physiognomonie d’une science des groupes – notamment ethniques – à une science de l’individu, phénomène qui va de pair avec une conception nouvelle de la noblesse, non plus fondée sur les traits transmis de manière héréditaire, mais sur l’exercice personnel des vertus, qui sont seulement reflétées dans certaines particularités corporelles. D’un point de vue conceptuel, l’approche de Savonarola se fonde essentiellement sur la notion de complexio, déjà théorisée au siècle précédent par de nombreux médecins-philosophes à partir du Canon d’Avicenne. À partir de cette notion, Savonarola interprète de nombreux thèmes centraux dans la médecine du XVe siècle, comme la génération ou la sexualité. Mme Zuccolin montre comment Michele Savonarola s’appuie beaucoup sur le Liber compilationis physiognomiae de Pietro d’Abano (on trouvera aux pages 145-152 une table des correspondances entre les deux traités). Notons que l’analyse de la mélancolie est ici particulièrement intéressante, en ce qu’elle mélange considérations théoriques issues des Problemata pseudo-aristotéliciens – à travers le commentaire de Pietro d’Abano – et du Canon d’Avicenne et observations pratiques, notamment contemporaines. Il raconte notamment comment fut instituée une festa della pazza dans la ville de Padoue à la suite d’une découverte géniale d’une jeune femme jugée folle. Autre point digne d’intérêt : « l’épistémologie du particulier » qui accompagne les diverses applications possibles de la physiognomonie. Aussi le quatrième chapitre montre-t-il comment certains thèmes abordés dans le Speculum sont réinvestis dans ses traités moraux et politiques. Les deux traités édités dans la seconde partie viennent confirmer l’étude de la première partie.

Bien que ce livre aborde la philosophie de biais, en faisant des pas de côté à partir de la physiognomonie, il donne un éclairage extrêmement pertinent et original sur le contexte intellectuel du XVe siècle et permet de prendre la mesure de l’étroitesse des critères que nous utilisons d’ordinaire pour délimiter l’objet « philosophie » au tournant de la Renaissance italienne. Car il y a bien de la philosophie dans le discours médical, y compris chez un médecin de cour comme Michele Savonarola, et les réflexions que l’on y trouve ont sans doute marqué beaucoup plus profondément qu’on ne le pense ordinairement le discours de certains humanistes. En lisant ce livre, on voit en effet poindre certains thèmes qui auront une fortune considérable, au moins jusqu’à Montaigne, et sans doute au-delà.

Aurélien ROBERT

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de philosophie médiévale XXI chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Aurélien ROBERT, « Gabriella ZUCCOLIN, Michele Savonarola. Medico humano. Fisiognomica, etica e religione alla corte estense, Bari, Edizioni di pagina, « Biblioteca filosofica di Quaestio », 2018 », in Bulletin de philosophie médiévale XXI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 175-199.

♦♦♦

Gabriella ZUCCOLIN (éd.), Summa doctrina et certa experientia. Studi su medicina e filosofia per Chiara Crisciani, Florence, SISMEL-Edizioni del Galluzzo, « Micrologus Library 79 », 2017, xv-494 p.

Dans ce volume d’hommages dédiés à la grande historienne de la philosophie et de la médecine médiévales, Chiara Crisciani, sont réunies vingt contributions rédigées par les meilleurs spécialistes de ses domaines de prédilection. Celles-ci sont réparties en quatre sections : une première est consacrée aux rapports entre médecine et philosophie, une seconde à la transmission des textes médicaux au Moyen Âge, une troisième aux croisements des savoirs au Moyen Âge (en particulier biologie, éthique et théologie), une quatrième et dernière aux prolongements de ces débats à la Renaissance et à l’époque moderne. Le volume se clôt par une bibliographie exhaustive des travaux de Chiara Crisciani réalisée par Gabriella Zuccolin.

Il est particulièrement difficile de rendre compte de la variété et de la richesse du contenu de ce recueil. Car, outre des études ponctuelles sur un auteur, un thème ou un texte, toutes d’excellente facture, certaines contributions offrent des éditions critiques de textes inédits. Nous ne pourrons donc présenter ici qu’un rapide survol des trois premières sections consacrées au Moyen Âge. La quatrième, en effet, comprend des textes extrêmement intéressants d’Agostino Paravicini-Bagliani, Mariacarla Gadebusch Bondio, Franco Bacchelli, Michael McVaugh et Michele Pereira sur les rapports entre philosophie et médecine entre le XVIe et le XIXe siècle. Mais le lecteur de ce Bulletin sera plus sensible aux textes consacrés à la période médiévale.

La première partie du livre débute par un excellent article de Luca Bianchi qui pose d’emblée la question de la frontière entre philosophie et médecine à partir de l’examen d’un adage extrait du De sensu et sensato d’Aristote : « là où le physicien s’arrête, le médecin commence ». Dans la lignée des travaux de Charles Schmitt, les rares études consacrées à ce dictum sont limitées à la Renaissance. Luca Bianchi décrit ici la préhistoire de ces débats renaissants depuis le commentaire d’Adam de Buckfield au XIIIe siècle jusqu’au milieu du XIVe siècle. La proposition étant diversement formulée selon les textes, les auteurs qui la commentent en donnent des interprétations différentes, allant de la simple subalternation de la médecine à l’affirmation de la complémentarité des deux champs disciplinaires. Luca Bianchi analyse plusieurs florilèges d’auctoritates, ainsi que quelques grands commentateurs du XIIIe siècle comme Roger Bacon, Albert le Grand et Thomas d’Aquin. Il montre, par exemple, comment la formulation que l’on trouve chez Adam de Buckfield (ubi terminatur consideratio naturalis, ibi incipit consideratio medici) se retrouve chez des auteurs aussi différents que Jean de Malignes ou Rémi de Florence.

Dans l’article suivant, Pietro B. Rossi propose l’édition critique de la première section de la Summa super 4 libros Metheororum attribuée au médecin Guillaume l’Anglais. Après une présentation des débats sur la biographie de l’auteur et le manuscrit qui contient ce texte, Pietro Rossi compare son contenu à d’autres écrits météorologiques de la même époque. Cela montre clairement l’intérêt nouveau des médecins pour certaines questions présentes dans les Météorologiques d’Aristote, en raison notamment de la traduction d’Alfred de Sareshel, mais aussi de la diffusion des textes d’Avicenne. Ce cas illustre donc très bien les zones de contact entre philosophie naturelle et médecine au XIIIe siècle.

Les deux articles suivants sont consacrés à Bartolomeo da Varignana, un des élèves du grand médecin bolonais Taddeo Alderotti. Andrea Tabarroni nous donne à lire l’édition d’un de ses sermons prononcés au début des cours de la Faculté des arts et de médecine de Bologne et dont le thème est une formule extraite d’un commentaire alexandrin au De sectis de Galien : « la médecine est une philosophie du corps ». Quant au prothema (Exordium sume a Deo in agendo que agis), il provient des Sentences de Sextus, dit le Pythagoricien. Selon la datation proposée par Andrea Tabarroni (entre 1290 et 1311), il s’agirait du plus ancien sermon conservé pour la Faculté des arts et de médecine de Bologne. Ce texte témoigne de l’usage de sources très variées parmi les médecins, qui comprennent non seulement tous les textes disponibles d’Aristote, Avicenne et Averroès, mais aussi Valère Maxime ou Sextus, et bien sûr les sources habituelles en contexte médical, des œuvres de Galien à Rhazès.

De son côté, Roberto Lambertini nous donne à lire une quaestio extraite de son commentaire aux Économiques du Pseudo-Aristote, consacrée à l’usure. À vrai dire, les commentaires aux Économiques sont assez rares à cette époque et sont surtout le fait de médecins-philosophes. On pourrait penser que seul le livre III, consacré aux relations entre hommes et femmes, intéresse le médecin au titre du régime. Mais l’analyse de cette quaestio montre non seulement que Bartholomeo était au fait des débats contemporains sur l’usure, mais qu’il avait en outre décidé d’aborder le problème en philosophe, sans se soucier des questions soulevées à l’époque dans les facultés de théologie et autres studia mendiants.

Gianfranco Fioravanti vient compléter ce parcours avec l’édition de deux principia prononcés à Paris par un élève italien de Jean de Jandun, le médecin et philosophe Maino de’ Maineri, bien connu pour ses positions radicales. Le premier sermon est une louange de l’activité philosophique (laus philosophie), dont le thème principal est le plaisir de philosopher. Le second est un discours introductif au cours de logique, dont le but est de montrer la solidarité de la logique avec les autres savoirs philosophiques, notamment la métaphysique. Le premier sermon est tout à fait caractéristique de la production des auteurs qui, comme Maino, défendent la possibilité d’un bonheur ici-bas grâce à l’exercice philosophique. Selon lui, la philosophie permet un tel bonheur parce qu’elle apporte des plaisirs purs (delectationes puras), idée que l’on retrouve aussi dans le sermon sur la logique (felicitas consistit in studio philosophie). Ces deux témoignages montrent donc clairement la persistance de certains idéaux élaborés par les artiens parisiens du XIIIe siècle jusque dans ces cérémonies officielles de l’Université, ainsi que la place accordée à la logique dans l’activité philosophique.

La deuxième section de ce livre est consacrée à la transmission des textes médicaux. Danièle Jacquart s’interroge pour sa part sur la place de la figure d’Hippocrate chez les médecins français et italiens entre le XIIIe et le XVe siècle, non seulement aux textes d’Hippocrate traduits en latin, mais aussi à son rôle en tant que personnage tutélaire pour les médecins médiévaux. Danièle Jacquart suit donc le devenir de cette figure dans plusieurs commentaires – sur différents textes attribués à Hippocrate – dont les auteurs font l’effort de présenter la personne du médecin et son rôle dans la fondation de la médecine rationnelle.

Iolanda Ventura étudie quant à elle la circulation médiévale du De medicinis expertis faussement attribué à Galien. Bien qu’elle ne donne pas de conclusions définitives à son étude, Iolanda Ventura propose un état de l’art tout à fait complet sur tout ce que nous savons aujourd’hui de ce texte et de ses témoins manuscrits.

Dans l’étude suivante, Marilyn Nicoud se penche sur le genre littéraire extrêmement riche et important des consilia. En s’appuyant sur l’étude de la tradition manuscrite des recueils de consilia en Italie entre le XIIIe et le XVe siècle, Marilyn Nicoud montre la diversité des textes réunis sous ce titre générique, allant du véritable conseil à un collègue ou à un patient, à une simple recette, en passant par l’experimentum. Par-delà cette variété des textes, on découvre dans cette étude leur rôle d’outil de communication au sein de la communauté des médecins, mais aussi entre médecins et patients. À la manière des lettres des humanistes, les consilia permettaient de constituer un véritable réseau de savoir pratique.

La troisième partie du livre, consacrée aux croisements entre savoirs au Moyen Âge, est plus éclatée que les deux précédentes, mais tous les articles qu’elle contient sont d’excellente qualité. Massimo Parodi suit les différents sens de compendium dans le Metalogicon de Jean de Salisbury afin de comprendre comment ce dernier envisageait les rapports entre savoirs constitués. Luciano Cova analyse de son côté la théorie de la génération humaine dans les œuvres théologiques d’Albert le Grand, et plus précisément la question du rôle du sperme et les étapes du processus d’animation de l’embryon. Il montre qu’à l’instar de ses œuvres de jeunesse, Albert continue de défendre le rôle prédominant du sperme masculin et la thèse de la création de l’âme humaine par Dieu.

Les deux articles suivants sont consacrés à Thomas d’Aquin. Dans le premier, Silvana Vecchio montre comment Thomas analyse les similitudes entre passions animales et humaines d’un point de vue moral, dès lors qu’elles sont des passions irrationnelles et communes à différentes espèces. Après avoir parcouru différentes positions sur le sujet, de Guillaume de Saint-Thierry à Albert le Grand en passant par Guillaume d’Auvergne, Silvana Vecchio montre que Thomas d’Aquin est tout à fait conscient des problèmes posés par l’assimilation de l’homme et de l’animal du point de vue des passions. À la suite d’Albert le Grand, il tente donc de décrire avec beaucoup de précision le lieu et le moment où l’homme se sépare de l’animal, c’est-à-dire dès le niveau du plaisir et, bien sûr, dans le raisonnement pratique.

Carla Casagrande aborde un autre sujet important dans l’éthique de Thomas d’Aquin, bien que ce dernier n’y ait pas consacré un traité ni même une quaestio, à savoir la place de l’honneur dans son analyse des vertus morales. À partir d’une analyse de plusieurs passages de la Summa theologiae dans lesquels est discutée la définition aristotélicienne de l’honneur conçu comme récompense de la vertu, Carla Casagrande montre comment Thomas s’empare de la question de l’ordre social, c’est-à-dire des fonctions qui demandent qu’on les honore. Plus intéressant encore, Thomas étend tellement la place de l’honneur dans la société qu’il parvient à l’idée selon laquelle nous devons tous nous honorer tant la plupart des vertus requièrent une forme de réciprocité.

Les deux derniers articles de cette partie traitent de sujets très différents. Alessandro Ghisalberti s’intéresse à la Disputatio fidei et intellectus de Raymond Lulle et montre comment ce texte éclaire l’ambition plus générale de l’Ars de concilier foi et démonstrations mathématiques. De son côté, Joseph Ziegler analyse le Tractatus de causis longevitatis hominum ante diluvium d’Engelbert d’Admont, théologien formé à Padoue aux côtés du médecin Guillaume de Brescia. Dans ce traité, Engelbert se demande si les causes de la longévité des personnages bibliques avant le déluge étaient des causes naturelles ou surnaturelles. Sa réponse repose essentiellement sur une analyse des facteurs naturels et environnementaux.

Aurélien ROBERT

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de Philosophie médiévale XX chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Aurélien ROBERT, « Gabriella ZUCCOLIN (éd.), Summa doctrina et certa experientia. Studi su medicina e filosofia per Chiara Crisciani, Florence, SISMEL-Edizioni del Galluzzo, 2017 », in Bulletin de Philosophie médiévale XX, Archives de Philosophie, tome 82/3, juillet-septembre 2019, p. 647-672.

♦♦♦

HENRI DE GAND, MATTHIEU D’AQUASPARTA, RICHARD DE MEDIAVILLA, PIERRE DE JEAN OLIVI, Les anges et le lieu, textes introduits par T. Suarez-Nani, traduits par T. Suarez-Nani, O. Ribordy, G. Evangelista, G. Lardelli et Ph. Schultheiss, Paris, Vrin, « Translatio », 2017, 288 p.

Où sont les anges ? Comment ces êtres immatériels, sans corps, peuvent-ils occuper un lieu ? En 1944, pour défendre l’intérêt de la philosophie et de la théologie médiévale en histoire des sciences, Alexandre Koyré écrivait ceci : « quoi de plus ridicule que de se demander combien d’anges peuvent prendre place sur la pointe d’une aiguille ? […] Mais seulement tant que l’on ne sait ou ne comprend pas ce qui est en jeu. Or, ce qui est en jeu c’est de savoir si l’esprit, si un être ou un acte spirituel – un jugement par exemple – occupe, oui ou non, une place dans l’espace… Et cela n’est pas ridicule du tout ». Cette anthologie bilingue (latin-français) de textes de la fin du XIIIe siècle vient non seulement confirmer l’intuition de Koyré, mais montre en outre toute la portée physique, cosmologique et même métaphysique des réflexions angélologiques pour les théories médiévales du lieu et de l’espace.

À partir du XIIIe siècle, la question du lieu des anges est devenue un lieu commun des études théologiques, en particulier dans les commentaires des Sentences de Pierre Lombard et les questions disputées. Mais le corpus choisi dans cette anthologie nous donne à lire des textes qui témoignent d’un tournant dans ces textes après la condamnation de 1277. On sait combien Pierre Duhem insistait sur la rupture introduite par ces condamnations en histoire de la philosophie et surtout en histoire des sciences. Le point de vue proposé dans ce livre ne prend pas part à ce débat entre Duhem et Koyré et montre avec beaucoup de finesse comment le questionnaire médiéval sur le lieu et l’espace a changé à la fin du XIIIe siècle, bien qu’il ne soit pas né en 1277 et que les auteurs étudiés ne défendent pas encore une théorie moderne de l’espace.

Comme le montre très bien Tiziana Suarez-Nani dans l’introduction, ces réflexions théologiques sur le lieu des anges sont contemporaines d’autres questions sur le lieu contenues dans les commentaires sur la Physique des maîtres ès arts. Pour les théologiens, il s’agit donc d’intégrer le discours de la philosophie naturelle dans un cadre plus large, défini par d’autres autorités, comme Augustin ou Jean Damascène, quitte à faire éclater les définitions aristotéliciennes du lieu. En effet, Aristote définissait le lieu par un corps et même plus précisément par la surface du corps qui en contient un autre. Penser le lieu d’un ange revient à sortir de cette définition qui ne convient qu’aux substances matérielles.

Les quatre textes traduits dans ce volume ont été choisis pour une raison précise. Ils reflètent l’état des débats après la célèbre condamnation de 219 thèses philosophiques et théologiques par l’évêque de Paris, Étienne Tempier, en 1277. Trois articles de cette condamnation concernent directement la question du lieu des anges et s’attaquent notamment à la thèse selon laquelle les anges n’auraient pas de lieu dans l’espace corporel (les théologiens doivent donc établir qu’ils sont bien quelque part dans notre monde), à celle de Thomas d’Aquin selon laquelle ils seraient localisés par leur opération (il faut donc penser comment ils sont quelque part avant ou du moins indépendamment de leur action) et, enfin, à celle selon laquelle ils seraient localisés par leur seule substance (ce qui amène à penser le rapport des anges aux autres catégories aristotéliciennes comme la quantité, le lieu ou la position).

Le premier texte traduit est particulièrement intéressant parce que son auteur, Henri de Gand, a lui-même participé à la commission qui a présidé aux condamnations promulguées par Étienne Tempier. Ce quodlibet date précisément de l’année 1277, même s’il a été révisé un an plus tard par l’auteur. Henri de Gand est donc l’un des premiers théologiens à prendre en compte ces nouvelles directives théologiques. Dans sa solution au problème, Henri de Gand va montrer que les anges n’ont pas de lieu (locus) au sens d’Aristote, mais qu’ils ont une position (situs), non pas au sens où les corps sont situés les uns par rapport aux autres, mais au sens que les mathématiques donnent à ce terme (situs mathematicus). Autrement dit, la position des anges dans le monde ne dépend pas des corps, elle ne dépend pas seulement de leur substance et ne fait pas intervenir leur opération.

À peu près à la même époque, entre 1277 et 1279, le franciscain Matthieu d’Aquasparta revient lui aussi sur ce problème dans ses Questions disputées sur l’âme séparée et adopte une stratégie différente. Selon lui, avant d’être une question catégoriale, la localisation des anges est un réquisit cosmologique et pour ainsi dire métaphysique. Du fait que tout étant créé est par définition fini et limité (seul Dieu est infini et illimité), même si ce n’est pas selon les modalités des corps, les anges sont d’une certaine manière circonscrits dans leur être. Ensuite, parce que l’ensemble du monde créé est ordonné, les substances spirituelles ont une place dans cette organisation globale, non seulement fonctionnelle – ils transmettent la parole divine – mais aussi ontologique. Bien qu’ils ne soient pas au sens strict en un lieu, ils peuvent se déplacer d’un lieu à un autre et ce faisant, ils montrent leur présence en un lieu sans être circonscrits par lui. Leur rapport au lieu corporel est donc contingent, au sens où aucun lieu ne saurait les définir en propre, mais il est nécessaire au sens où les anges sont toujours quelque part.

La solution de Richard de Mediavilla n’est pas très éloignée de celle de Matthieu d’Aquasparta, dans la mesure où il tente lui aussi de penser l’indépendance ontologique entre l’ange et le lieu, tout en insistant sur une forme de simultanéité entre les deux. Du côté de l’indépendance, Richard de Mediavilla insiste sur la liberté de l’ange : d’une certaine manière, il est où il veut, là où sa volonté le mène lorsque celle-ci est appuyée par la toute-puissance divine, sans que cet acte définisse son rapport au lieu. Bien entendu, cela ne signifie pas qu’il revient à la thèse de Thomas d’Aquin. Ce n’est pas la volonté ou l’acte qui définit le rapport de l’ange à un lieu. Car l’ange ne peut pas ne pas être quelque part : son être se trouve donc, de manière contingente, en même temps et au même endroit qu’un lieu naturel. Sa volonté lui permet de se mouvoir d’un lieu à un autre. Mais le principal intérêt de ce texte réside dans les questions qu’il ajoute au questionnaire initial : les anges étant simples et indivisibles, peuvent-ils occuper un point indivisible dans l’espace ? Sa réponse est qu’ils peuvent occuper un lieu divisible, comme l’âme indivisible est présente dans toutes les parties du corps. Mais après lui – comme l’avait remarqué Alexandre Koyré – la question du rapport entre l’indivisible, l’espace et le mouvement va devenir un topos pour les théologiens qui s’intéressent à la question du continu et défendent, pour certains d’entre eux, des positions atomistes.

L’anthologie se clôt avec un texte de Pierre de Jean Olivi qui défend la même thèse que ses confrères franciscains – l’ange est localisé par son mode d’être et sa volonté d’être là – mais prend ses distances avec eux sur la manière d’y parvenir. En ce qui concerne le problème catégorial, le rapport des anges au lieu est d’abord relationnel selon Olivi. Cette relation a une dimension ontologique, mais le franciscain insiste plus encore que ses prédécesseurs sur les actes de l’ange : ceux-ci ne déterminent pas leur rapport au lieu, c’est la présence au lieu qui va rendre possible certains actes intentionnels. Les anges agissent quelque part parce qu’ils s’y trouvent, et non l’inverse, comme chez Thomas d’Aquin.

Au terme de la lecture de cette belle anthologie, on voit se dessiner quelques conséquences fondamentales de ces questions sur le lieu des anges. D’abord, le cas des anges invite à penser différemment le rapport entre les catégories et singulièrement entre la substance et les catégories accidentelles. Dans les substances matérielles, ce rapport est expliqué par le couple matière/forme. Sans la matière, que reste-t-il des accidents ? Avec les anges, il faut penser la quantité, le lieu, la position, le mouvement et donc aussi le temps d’une manière différente, plus abstraite. L’expérience de pensée à laquelle nous invite ce problème va donc permettre, en retour, de penser ces catégories accidentelles sans le corps. D’ailleurs, dans le texte de Pierre de Jean Olivi, on trouve une expérience de pensée qui sera vouée à un grand succès à l’époque moderne : que se passerait-il si Dieu annihilait tous les corps ? Que ce soit l’idée de situs mathematicus chez Henri de Gand ou le caractère purement relationnel du rapport des étants au lieu, ces réflexions théologiques ont permis un premier affranchissement par rapport à l’ontologie aristotélicienne. Petit à petit, il est devenu possible d’imaginer le lieu et le temps indépendamment des corps.

Aurélien ROBERT

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de Philosophie médiévale XX chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Aurélien ROBERT, « Henri de GAND, Matthieu d’AQUASPARTA, Richard de MEDIAVILLA, Pierre de JEAN OLIVI, Les anges et le lieu, textes introduits par T. Suarez-Nani, traduits par T. Suarez-Nani, O. Ribordy, G. Evangelista, G. Lardelli et Ph. Schultheiss, Paris, Vrin, 2017 », in Bulletin de Philosophie médiévale XX, Archives de Philosophie, tome 82/3, juillet-septembre 2019, p. 647-672.

♦♦♦

Catherine KÖNIG-PRALONG, Médiévisme philosophique et raison moderne. De Pierre Bayle à Ernest Renan, Paris, Vrin, « Conférences Pierre Abélard », 2016, 176 p.

De manière générale, l’historien de la philosophie n’apprécie guère l’historiographie, surtout lorsque celle-ci prend pour objet sa propre activité. Dans ce volume issu de conférences données en 2014 au Centre Pierre Abélard de l’Université Paris-Sorbonne, ce n’est pas tant l’histoire de la philosophie médiévale telle qu’elle se pratique aujourd’hui qui est étudiée que son histoire plus ancienne, ses débuts même, entre le XVIIe et le XIXe siècles. Il s’agit en effet de comprendre comment est né le médiévisme philosophique, entendu comme une discipline à part entière du cursus universitaire, et comment ce champ s’est constitué progressivement sur fond de débats politiques, religieux et idéologiques.

Sans tomber dans un relativisme à la Hayden White, qui verrait dans chaque manière d’écrire l’histoire l’expression d’une idéologie, Catherine König-Pralong tente plutôt de montrer que les choix fondateurs d’intégrer ou non le Moyen Âge dans la grande histoire de la philosophie, la place que l’on consentait à accorder à la philosophie arabe dans ces histoires ou encore la construction de grandes oppositions, comme le rationalisme contre la mystique par exemple, allaient presque toujours de pair avec des motivations extra-philosophiques, soit confessionnelles, soit patrimoniales voire nationalistes, soit politiques. Bien que l’auteure ne s’aventure pas dans l’historiographie des XXe et XXIe siècles, le lecteur ne peut s’empêcher de constater les effets durables de certaines postures intellectuelles prises dès le XVIIIe siècle, parfois même leur simple répétition, consciente ou non, par certains historiens contemporains.

Par-delà ces échos contemporains, parfois douloureux, l’enquête permet surtout d’abolir certaines idées reçues. Non, la médiévistique philosophique n’est pas née en milieu catholique, mais d’abord parmi les protestants allemands, dans la lignée de Jakob Brucker. En France, on doit principalement le retour du Moyen Âge à des rationalistes comme Boureau-Deslandes et plus tard Victor Cousin. Entre ces pôles religieux et philosophiques, et entre ces deux cultures nationales, on assiste à une guerre de position, pour reprendre l’expression d’Antonio Gramsci, dans laquelle s’opposent, outre des lectures confessionnelles, diverses formes de questionnements identitaires sur la place du Moyen Âge latin et arabe dans l’histoire des racines de l’Europe.

Le premier chapitre présente un panorama des différentes manières d’intégrer la philosophie médiévale à partir du XVIIIe siècle. Conséquence immédiate de son invention par l’humanisme entre le XVe et le XVIe siècle, le Moyen Âge fut longtemps une cible facile, que l’on opposait à l’Antiquité, véritable berceau de la philosophie et de la culture européenne que la Renaissance avait su réactualiser. La situation évolue à partir des années 1730 grâce à deux entreprises tout à fait opposées : d’un côté le pasteur allemand Jakob Brucker propose une histoire érudite de la philosophie médiévale dans son ouvrage intitulé Kurtze Fragen aus der philosophischen Historie, dans laquelle il tente de montrer que la scolastique n’est qu’une pseudo-philosophie, entièrement catholique de surcroît ; de l’autre, le philosophe matérialiste français André-François Boureau-Deslandes publie son Histoire critique de la philosophie, dans laquelle il dénonce aussi la philosophie médiévale comme la plus grande faillite de l’histoire intellectuelle en raison de son caractère intrinsèquement religieux. Paradoxalement donc, des deux côtés du Rhin la philosophie médiévale a commencé à être discutée dans un contexte extrêmement critique. C’est plus tard, que dans ces deux pays vont apparaître des tentatives de réhabilitation de quelques figures nationales de la philosophie médiévale dans le but d’établir une généalogie de la modernité qui ne se réduise pas à un passé commun et lointain, d’Athènes ou de Rome.

C’est à la fin du XVIIIe siècle, avec Johann Gottfried Herder notamment, puis le cercle d’Iéna, que naissent des théories de la culture soutenant l’effort patrimonial de certains philosophes à chercher leurs dignes ascendants. La philosophie médiévale devient progressivement le lieu de rencontre entre sagesse grecque et culture chrétienne et participe donc de plein droit, selon certains, à la fondation de l’Europe. Ce n’est qu’au début du XIXe siècle, avec Joseph-Marie Degérando en France – qui s’appuie sur Brucker – et Dietrich Tiedemann, Johan Gottlieb Buhle ou Wilhelm Gottlieb Tennemann en Allemagne, que le Moyen Âge commence véritablement à être considéré comme le début de la modernité, mais selon des modalités différentes dans les deux pays. L’Allemagne aura son héros, Maître Eckhart, et sa philosophie médiévale, la mystique. La France aura Pierre Abélard, présenté comme un premier point de départ de la modernité avant Descartes.

Le second chapitre du livre vient éclairer ces entreprises historiques allemandes et françaises par le prisme de la réception de la philosophie arabe. Si l’on découvrait progressivement que la philosophie du Moyen Âge marquait le début de la modernité, que faire des philosophes arabes ? Catherine König-Pralong montre très bien comment, dès le XVIIe siècle, on considérait le monde arabe comme un simple lieu de passage de la philosophie grecque, un monde dans lequel le seul génie serait poétique et non philosophique, autant de préjugés qui, malheureusement, refont parfois surface aujourd’hui. Dans l’historiographie protestante des Lumières, les Arabes sont présentés comme des sophistes, et la reprise de leurs arguties par les Latins expliquerait la faiblesse philosophique de la scolastique catholique. Thomas d’Aquin devrait tout aux Arabes. Sur ce point, l’historiographie française du XVIIIe siècle se montre légèrement différente, dans la mesure où Boureau-Deslandes, par exemple, voit dans la philosophie arabe l’origine de l’empirisme et de l’indifférentisme religieux. Il partage donc le point de vue des protestants sur la scolastique latine, mais a tendance à valoriser la philosophie arabe, plus proche, selon lui, de la philosophie grecque que ne l’est sa version latine. Pour Voltaire ou Bayle, Averroès annonce d’une certaine manière l’athéisme moderne. Au XIXe siècle, un nouveau discours sur la « pureté » de la philosophie européenne vient se greffer sur celui des Lumières. La philosophie arabe était-elle une simple médiation ou a-t-elle produit des contenus philosophiques nouveaux ?

Sur ce point, Catherine König-Pralong analyse le témoignage particulièrement intéressant d’Arnold Hermann Ludwig Heeren, considéré aujourd’hui comme un des initiateurs de la Kulturgeschichte, qui nie tout simplement l’idée même d’une médiation arabe. Les commentaires d’Avicenne ou d’Averroès n’auraient servi à rien, puisque la culture grecque était encore vivante en latin grâce à Boèce et que Byzance aurait joué un rôle plus fondamental que le monde arabe dans la translatio studiorum. Il sera réfuté par le jésuite italien Giovanni Andrès et l’Allemand Buhle, qui soulignent tous deux le rôle crucial des traductions arabo-latines du XIIe et du XIIIe siècle. Cela devient une véritable « affaire », au point que l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres lance un concours sur le sujet en 1817. L’orientaliste Amable Jourdain remporte le concours en critiquant lui aussi le point de vue de Heeren, mais sa réponse va cependant relancer le débat en France jusqu’à Ernest Renan et même bien au-delà. Catherine König-Pralong montre en effet à quel point Renan est encore influencé par les thèses de Heeren, notamment dans son Histoire de l’étude de la langue grecque, mais aussi dans sa thèse sur Averroès et l’averroïsme. Outre les thèses sur la persistance de la philosophie grecque en latin et le rôle prépondérant de Byzance, il explique l’impiété des Arabes par des arguments culturels et même par la race, et dénigre les averroïstes latins pour avoir repris ces idées impies.

Autre phénomène révélateur des débuts du médiévisme philosophique, l’opposition entre mystique et rationalisme. Dans le troisième chapitre, Mme König-Pralong suit l’évolution de cette fracture entre l’Allemagne et la France à partir de 1800. Alors que Brucker dénigrait la mystique, à partir de Tennemann elle devient ce que le Moyen Âge a produit de meilleur, tandis que la scolastique était embourbée dans des débats stériles. Chez Friedrich Schlegel, si le Moyen Âge symbolise l’Europe chrétienne, il distingue lui aussi nettement la scolastique française, entachée par la culture arabe, et la mystique du nord de l’Europe, en particulier allemande, plus pure et moins dépendante d’autres cultures. Les philosophes français vont se positionner par rapport à cette valorisation allemande de la mystique en répondant par une histoire du rationalisme français, dont les racines seraient non seulement grecques, mais aussi médiévales. C’est ce que vont tenter de montrer Victor Cousin, Charles de Rémusat et Barthélémy Hauréau. Chez ces auteurs, une figure va émerger, permettant de couper court à l’argument de l’influence arabe sur la scolastique : Pierre Abélard.

Le dernier chapitre de ce volume s’intéresse à la constitution de cette figure nationale de l’histoire de la philosophie française à partir de Victor Cousin. À l’époque des Lumières, Pierre Abélard n’était encore qu’une figure romanesque, dont on rappelait les mésaventures, de son amour pour Héloïse jusqu’à sa vie recluse en Bretagne. Cependant, plusieurs textes furent édités dès le XVIIe siècle, mais c’est véritablement au XVIIIe et surtout au XIXe siècle que le corpus abélardien va être considérablement augmenté, au point qu’il fallut considérer sa pensée à nouveaux frais, non plus seulement comme celle d’une sorte de héros hérétique, athée ou panthéiste, mais comme celle d’un philosophe de la raison pure. Côté allemand, Tennemann refuse de faire d’Abélard le père de la scolastique en raison de sa méconnaissance d’Aristote. Côté français, Degérando en faisait déjà un héros national de la Raison, mais le phénomène va s’accentuer avec Victor Cousin, lequel s’oppose sciemment à la tradition allemande qu’il connaît très bien.

Pour conclure, disons à nouveau combien cette enquête, riche et passionnante, était nécessaire pour les historiens de la philosophie médiévale aujourd’hui. Outre l’intérêt historique intrinsèque du dossier présenté, les débats que Catherine König-Pralong fait revivre nous mettent face à de vieux démons historiographiques qui menacent toujours de ressusciter. Alors que les débats se polarisent autour de l’opposition entre une lecture analytique des textes qui fait fi du contexte médiéval et une lecture historique qui fait disparaître la philosophie, on en vient à oublier les usages multiples qui peuvent être faits des résultats de nos recherches dès lors que des non-spécialistes tentent de les replacer dans une longue durée au service d’une vision téléologique de l’histoire.

Aurélien ROBERT

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de Philosophie médiévale XX chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Aurélien ROBERT, « Catherine KÖNIG-PRALONG, Médiévisme philosophique et raison moderne. De Pierre Bayle à Ernest Renan, Paris, Vrin, 2016 », in Bulletin de Philosophie médiévale XX, Archives de Philosophie, tome 82/3, juillet-septembre 2019, p. 647-672.

♦♦♦

Carla CASAGRANDE et Gianfranco FIORAVANTI (éd.), La filosofia in Italia al tempo di Dante, Bologna, Il Mulino, « Le vie della civiltà », 2016, xxi-291 p.

L’historien de la philosophie médiévale doit affronter un problème de taille : d’un côté, la philosophie est partout au Moyen Âge, on trouve des arguments philosophiques dans des sources extrêmement variées, de la théologie à la médecine en passant par la poésie ; de l’autre, rares sont les penseurs qui revendiquent pour eux-mêmes le statut de philosophe avant la fin du XIIIe siècle, de sorte que si l’on devait se contenter de faire l’histoire des productions intellectuelles des « philosophes », celle-ci serait assurément très restreinte et ne fournirait qu’une vision partielle de la richesse des débats de l’époque. Les auteurs de ce livre affrontent directement ce problème à partir du cas italien à l’époque de Dante, en faisant la part belle aux textes des auteurs qui revendiquent explicitement le statut de philosophes, sans négliger le rôle des autres savoirs et des autres groupes sociaux. Une telle entreprise paraît largement justifiée par les particularités remarquables de ce contexte géographique et politique : d’abord, la philosophie s’enseigne aux côtés de la médecine, ce qui modifie ses contenus, comme ses marges ; ensuite, avant que des facultés de théologie soient instaurées dans les universités de Bologne ou de Padoue, la philosophie entrait en concurrence institutionnelle avec le droit, et dans une moindre mesure avec sa sœur la médecine, mais non avec la théologie, comme à Paris ou Oxford ; enfin, les maîtres ès arts dépendaient le plus souvent du pouvoir politique, communal ou parfois à un niveau supérieur, et dans une moindre mesure de l’Église, même s’ils entretenaient des rapports étroits avec les couvents mendiants installés dans les villes.

Partant de ce constat, la première partie du livre, intitulée « le retour des philosophes en Italie : Bologne 1295 », défend avec force la thèse selon laquelle la pratique autonome de la philosophie, si fortement revendiquée à la Faculté des arts de Paris dans la seconde moitié du XIIIe siècle, s’est rapidement répandue en Italie, mais selon des modalités différentes, qui sont intimement liées au contexte institutionnel, politique et intellectuel de l’Italie du duecento et du trecento. Autrement dit, comprendre ce qu’était la philosophie en Italie à l’époque de Dante requiert une étude détaillée du milieu universitaire des facultés des arts et de médecine, tant du point de vue institutionnel que du point de vue de ses productions intellectuelles, dans ses rapports avec les autres disciplines (médecine et droit) et avec les studia des ordres mendiants présents dans les villes universitaires italiennes. Il convient aussi d’étudier le rayonnement des idées nouvelles issues de ce milieu en dehors des murs de l’Université, en particulier dans les textes en langue vulgaire et la poésie, afin de pouvoir éclairer l’œuvre de Dante par son contexte. C’est ce que parvient à faire de manière magistrale ce livre collectif. Nul doute qu’il deviendra rapidement un manuel de référence pour quiconque s’intéresse à la philosophie médiévale dans le contexte italien.

Dans le premier chapitre, Gianfranco Fioravanti rappelle ce fait bien connu : ce n’est qu’en 1263, dans une lettre de Manfred, que les membres de la Faculté des arts de Paris sont désignés comme des philosophes. Avant cela, le terme philosophi renvoyait aux païens grecs ou aux philosophes arabes. Cette date correspond à peu près à celle des premières revendications des artiens, comme Siger de Brabant ou Boèce de Dacie, de pouvoir effectuer librement des recherches philosophiques à partir des textes d’Aristote. G. Fioravanti indique que l’on retrouve une démarche semblable à Bologne, après que certains maîtres, comme Gentile da Cingoli par exemple, ont rapporté de leur séjour parisien de nouveaux textes et de nouveaux thèmes de recherche. Cependant, comme le montre Andrea Tabarroni dans le second chapitre, intitulé « la naissance du Studium de médecine et d’arts à Bologne », le contexte institutionnel italien et plus particulièrement bolonais, dans lequel Gentile da Cingoli et ses successeurs évoluent, est bien différent du contexte parisien. On apprend notamment que la faculté des arts et de médecine s’est d’abord construite contre les juristes. On comprend aussi que cette association très forte entre philosophes et médecins, peut-être de circonstance au départ, eut des effets sur le contenu des doctrines, comme cela apparaît clairement dans le troisième chapitre rédigé par Chiara Crisciani. Elle y montre en effet que les médecins italiens, depuis Taddeo Alderotti, Pietro Torrigiano, Gentile da Foligno jusqu’à Tommaso del Garbo, font montre d’une connaissance très fine de la philosophie aristotélicienne et de ses commentateurs arabes, mais aussi des débats philosophiques parisiens et bolonais. Cela étant dit, avec des outils parfois empruntés aux artiens de Paris, leur but est le plus souvent d’éclairer certains points de la doctrine médicale galénique ou avicennienne. Cela donne ce que l’on pourrait appeler une « philosophie médicale » originale, absente à Paris, et qui met l’accent sur des notions restées secondaires dans le contexte parisien, comme celle de complexio du corps, notion absolument centrale dans la médecine médiévale. Dans le chapitre suivant, Gianfranco Fioravanti aborde plusieurs exemples de traitement philosophique de questions d’origine médicale (comme celles relatives à la digestion par exemple), tout en indiquant que dans la seconde moitié du XIVe siècle, c’est-à-dire après Antonio da Parma, les champs disciplinaires semblent se distinguer plus nettement à Bologne. Cette dissociation progressive des savoirs apparaît aussi dans le chapitre cinq, intitulé « les philosophes et les médecins comme groupe : autoreprésentation et autopromotion », dans lequel Chiara Crisciani et Gianfranco Fioravanti s’intéressent aux discours officiels prononcés par ces maîtres à propos de leurs disciplines, lors de sermons universitaires ou des principia qui célébraient le début de l’année scolaire. Si du côté médical on insiste sur la proximité entre médecine et sagesse, du côté philosophique on retrouve clairement l’idéal d’autonomie des artiens parisiens, mais dans une version plus radicale, notamment lorsqu’il est question du bonheur accessible à l’homme ici-bas. Dans les chapitres VI et VII, Gianfranco Fioravanti montre donc comment cet idéal d’autonomie intellectuelle de la philosophie a été interprété à Bologne face aux revendications des juristes, très puissants à Bologne, et aux théologiens des studia mendiants avec lesquels les artiens débattaient ouvertement dans la cité. Il ressort de cette analyse que la pression de l’Église était beaucoup moins forte à Bologne qu’à Paris, probablement en raison de l’absence d’une véritable faculté de théologie dans l’université. Les philosophes bolonais pouvaient donc soutenir librement certaines thèses encore plus radicales que celles de leurs confrères parisiens. Par exemple, Jacopo da Piacenza et Matteo da Gubbio pouvaient écrire qu’il n’y a pas de vie après la mort ou que l’on peut s’unir à Dieu en cette vie sans être condamnés. D’autres philosophes se permettent de traiter l’opinio fidei comme une opinion parmi d’autres, sans lui attribuer une quelconque supériorité épistémologique par rapport aux arguments philosophiques, notamment d’auteurs païens. Ces auteurs utilisent donc une forme de pluralisme épistémologique, parfois une forme de probabilisme, pour évacuer le fantasme de la double vérité inventé par Etienne Tempier en 1277, y compris sur des questions épineuses comme celle de la nécessité et de la contingence ou de l’unicité de l’intellect attribuée à Averroès. On voit donc naître au tournant de cette époque à Bologne certaines méthodes qui resteront centrales à la Renaissance, notamment chez Pietro Pomponazzi.

La deuxième partie du livre, intitulée « contextes, thèmes, figures », aborde les mêmes questions sous des angles légèrement différents. Dans le chapitre VIII, Roberto Lambertini s’intéresse à la place d’Aristote dans la réflexion politique en Italie au début du XIVe siècle. En effet, la première partie du livre a longuement abordé la philosophie naturelle, la médecine et dans une moindre mesure l’idéal éthique d’une « félicité intellectuelle », mais il restait à comprendre la place de la philosophie pratique d’Aristote dans l’enseignement des facultés des arts italiennes. Certains statuts universitaires attestent l’existence d’un enseignement de l’Éthique à Nicomaque ou de la Politique, mais nous n’avons conservé aucun commentaire des auteurs mentionnés dans la première partie du livre. Certes, nous connaissons deux commentaires aux Économiques d’Aristote rédigés par des médecins (Bartolomeo da Varignana et Ugo Benzi), nous savons aussi que la philosophie pratique d’Aristote était lue et commentée dans certains studia des ordres mendiants (le dominicain Guido Vernani a commenté la Politique), mais la situation des philosophes aristotéliciens de Bologne est moins claire. Roberto Lambertini propose donc un panorama extrêmement utile des différentes interprétations de la Politique d’Aristote chez des penseurs des ordres mendiants comme Ptolémée de Lucques et Guillaume de Sarzano, et chez des laïcs comme Marsile de Padoue et Dante.

Dans le chapitre IX, Sonia Gentili se penche sur un autre aspect fondamental pour comprendre ce qu’était la philosophie à l’époque de Dante : l’écriture en langue vulgaire. En s’appuyant sur plusieurs cas, dont la traduction de la Summa Alexandrinorum en italien par le médecin bolonais Taddeo Alderotti, S. Gentili parvient à montrer à quel point l’exercice de vulgarisation dépasse le simple geste de traduction et charrie avec lui plusieurs idées chères aux artiens de l’époque et dont certaines se retrouvent ensuite chez Dante, comme la théorie de la double béatitude. Mais elle montre aussi que Taddeo Alderotti utilise aussi le vocabulaire biblique pour rendre certaines parties du texte original.

Dans le chapitre X, Paolo Falzone offre une introduction magistrale aux principaux thèmes du Convivio de Dante à la lumière des chapitres précédents. En effet, d’un côté, Dante semble reprendre certaines thèses chères aux artiens de Paris et de Bologne, comme celle de la double béatitude, ce qui l’inscrirait pleinement dans le contexte si bien décrit dans ce livre, mais, de l’autre, il se réfère plus volontiers aux théologiens des studia mendiants qu’il a fréquentés à Florence et P. Falzone montre qu’une lecture politique du Convivio et de la Commedia nous invite à situer le poète dans toute la complexité du contexte politique italien abordé dans le chapitre VIII par Roberto Lambertini. D’un point de vue formel, le Convivio doit être rapproché des autres tentatives de « vulgarisation » étudiées par Sonia Gentili et il va de soi que Dante connaît les débats philosophiques reconstruits par Gianfranco Fioravanti dans la première partie du livre. Bref, ce chapitre est en quelque sorte l’aboutissement du livre, dont l’ambition était d’éclairer la nature et la pratique de la philosophie à l’époque de Dante.

Les éditeurs ont pourtant décidé d’ajouter un dernier chapitre dans lequel Sonia Gentili s’interroge sur la place et le rôle de la philosophie dans l’œuvre de Pétrarque. Contre l’image d’un Pétrarque opposé aux philosophes, S. Gentili tente de montrer la dimension philosophique de son œuvre à partir de son usage des Tusculanes de Cicéron, malgré ses critiques acerbes contre le savoir scolastique et contre Aristote en particulier.

Saluons une fois de plus, pour conclure, cette magnifique synthèse collective qui renouvelle profondément les cadres de l’historiographie traditionnelle sur Dante et son contexte en offrant une vision synoptique et contrastée de la philosophie pratiquée en Italie au tournant des XIIIe et XIVe siècles.

Aurélien ROBERT (CNRS, Centre d’Études Supérieures de la Renaissance, UMR 7323)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de Philosophie médiévale XIX chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Aurélien ROBERT, « Carla CASAGRANDE et Gianfranco FIORAVANTI (éd.), La filosofia in Italia al tempo di Dante, Bologna, Il Mulino, « Le vie della civiltà », 2016 » in Bulletin de Philosophie médiévale XIX, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 641-672.

♦♦♦

Richard KILVINGTON, Quaestiones super libros Ethicorum. A Critical Edition with an Introduction, éd. Monika Michalowska, Leiden-Boston, Brill, « Studien und Texte zur Geistesgeschichte des Mittelalters », 2016, 342 p.

Richard Kilvington (mort en 1361) est resté célèbre pour ses œuvres de logique et de physique écrites dans le style caractéristique des « Calculateurs d’Oxford » dont il fut l’un des membres éminents, aux côtés de Thomas Bradwardine, William Heytesbury ou Richard Swinshead. Outre ses Sophismata, œuvre emblématique, Kilvington est l’auteur d’un commentaire sur la Physique et le De generatione et corruptione d’Aristote, d’un commentaire sur les Sentences de Pierre Lombard, et du commentaire sur l’Éthique à Nicomaque qui vient d’être édité par Monika Michalowska. À ce jour, seuls ses Sophismata avaient fait l’objet d’une édition critique par B. et N. Kretzmann en 1990. Il faut donc saluer ce travail d’édition parfaitement réalisé à partir des onze manuscrits connus à ce jour, car il nous permet de mieux connaître la pensée de Richard Kilvington ainsi que les débats des années 1330 à Oxford.

Ce commentaire par questions fait probablement suite aux cours sur l’Éthique à Nicomaque que Kilvington a donnés dans les années 1324-1326 à Oxford, même si sa forme définitive date de 1332 selon M. Michalowska. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un commentaire suivi du texte d’Aristote, mais d’un choix de dix questions, qui couvrent les livres II à VI seulement (deux questions pour le livre II, quatre pour le III, deux pour le IV, une pour le V et une pour le VI). Ces questions, toutes formulées à partir d’une assertion présente dans l’Éthique à Nicomaque, ont la même structure : une série d’arguments d’ordre physique ou logique apparemment opposés à la thèse d’Aristote, le rappel de cette thèse, une courte determinatio dans laquelle Kilvington montre qu’il est possible de défendre le Stagirite avec les bons outils conceptuels, puis une longue réponse aux arguments de départ. Il est donc évident que le critère qui a présidé au choix de ces questions est la possibilité d’appliquer à certains thèmes de l’éthique aristotélicienne les nouveaux outils d’analyse logico-physiques mis en place dans ses Sophismata ou dans son commentaire à la Physique d’Aristote. Aussi le texte ne contient-il aucune question sur le bonheur ou l’amitié, et à part une question sur la liberté de la volonté et une autre sur la légitimité des punitions par les législateurs, le reste porte essentiellement sur les vertus morales, auxquelles sont appliquées des réflexions sur le premier instant de changement ou sur l’intension et la rémission des formes par exemple.

Un exemple suffira à illustrer cette méthode. Dans la première question, Richard Kilvington se demande si toute vertu morale est engendrée à partir d’actions, comme le dit Aristote à de nombreuses reprises. L’enjeu est ici de savoir s’il est possible de déterminer l’instant de changement à partir duquel le sujet devient vertueux. L’exercice est d’autant plus difficile que l’habitus vertueux requiert la répétition de l’acte pour que l’agent puisse être dit véritablement vertueux, comme s’il existait des degrés dans la qualité morale progressivement acquise dans le temps. La première partie de la quaestio ne donne pas moins de neuf arguments, fondés plus ou moins directement sur certains paradoxes logiques inspirés par ceux de Zénon d’Elée, pour montrer que la vertu ne peut pas être engendrée par la répétition de certaines actions. Reprenant des arguments présents dans ses Sophismata sur le premier et le dernier instant de changement, Kilvington montre comment concevoir le premier instant de l’engendrement de la vertu dans l’agent, même s’il faut concéder qu’elle existe au départ de manière très faible.

Les questions suivantes abordent des thèmes légèrement différents : la corruption des vertus morales par défaut ou excès (q. 2), le rapport de survenance entre action vertueuse et plaisir (q. 3), la liberté de la volonté (q. 4), le milieu dans la vertu (q. 5), sur le juste moment de la peine par les législateurs (q. 6), à nouveau sur la notion de milieu dans la libéralité (q. 7), puis trois questions sur des vertus particulières (magnanimité dans la q. 8, justice dans la q. 9 et prudence dans la q. 10). Chacune de ces questions constitue un prétexte pour une analyse logico-physique du changement.

Il s’agit donc d’un texte extrêmement original qui montre bien l’ambition des Calculatores d’analyser tous les phénomènes quantifiables avec leurs propres outils. Face à la difficulté des arguments, on regrettera que l’introduction doctrinale soit si brève, même si Monika Michalowska renvoie dans ses notes à plusieurs de ses études parues sous forme d’articles. Espérons donc que cette édition sera suivie d’une monographie replaçant le foisonnement théorique de l’éthique de Kilvington dans le contexte des débats oxoniens des premières décennies du XIVe siècle.

Aurélien ROBERT (CNRS, Centre d’Études Supérieures de la Renaissance, UMR 7323)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de Philosophie médiévale XIX chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Aurélien ROBERT, « Richard KILVINGTON, Quaestiones super libros Ethicorum. A Critical Edition with an Introduction, éd. Monika Michalowska, Leiden-Boston, Brill, « Studien und Texte zur Geistesgeschichte des Mittelalters », 2016 » in Bulletin de Philosophie médiévale XIX, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 641-672.

♦♦♦