Auteur : Cristina Santinelli

Francesco CERRATO : Liberare la modernità. Spinoza in Italia tra Risorgimento e Unità, Rubbettino, Soveria Mannelli, 2016, 319 p.

L’histoire de la présence de Spinoza dans le débat philosophique italien entre le XVIIIe et le XIXe siècle est étroitement liée aux événements du Risorgimento, qui ont conduit la péninsule italienne du fractionnement à l’unité politique, de la domination étrangère à l’indépendance. Il s’agit d’une phase historique et culturelle marquée par l’interpénétration passionnée de thèmes politiques, philosophiques, religieux, et parcourue dans son ensemble par une réflexion centrée sur le thème de l’identité politico-culturelle nationale. Dans ce contexte complexe et conflictuel, la réflexion philosophique et historiographique sur le spinozisme montre une évolution décisive quant aux méthodes et aux contenus.

Dans l’Italie du XVIIIe siècle, imprégnée de culture française, Spinoza était encore appréhendé comme « sensualiste » et « matérialiste », à travers une lecture désormais codifiée qui obscurcissait la profondeur et la complexité de sa pensée. Au cours du XIXe siècle, grâce surtout à l’école hégélienne de Naples, le débat né parmi les Romantiques allemands se propage et le spinozisme commence à révéler progressivement son énorme potentiel de stimulus critique ainsi que la fertile « ambivalence » théorique qui le rend capable d’alimenter des visions différentes voire opposées du monde. Cerrato reconstruit de manière vigoureuse et claire ce développement historiographique à travers un patient travail qui l’amène à se confronter à des ouvrages historiques et critiques très souvent ardus et prolixes. En effet, c’est seulement à la fin du XIXe siècle que l’intérêt théorique et historiographique pour le philosophe hollandais a été thématisé en Italie dans des travaux spécifiques.

Cerrato part de la réflexion de Pasquale Galluppi (1770-1846), la figure d’intellectuel la plus significative de la première moitié du XIXe siècle, un catholique libéral qui s’inspire de la pensée de Descartes, Locke et Kant, tout en demeurant lié à l’interprétation et à la condamnation du spinozisme en tant qu’athéisme et déterminisme. Le tournant de l’historiographie italienne se manifeste au lendemain du débat allemand et de la nouvelle interprétation romantique, qui déplacent l’intérêt interprétatif pour le spinozisme vers le thème existentiel et éthico-politique du rapport entre liberté et nécessité. Ainsi, après un vaste excursus sur l’idéalisme allemand et notamment sur la littérature hégélienne, Cerrato présente d’abord deux intellectuels de premier plan au sein du débat culturel et politique du Risorgimento, Vincenzo Gioberti (1801-1852) et Antonio Rosmini (1797-1855), qui se montrèrent très actifs dans la sphère de l’Église catholique ; leur jugement toujours négatif sur Spinoza s’accompagne de la reconnaissance de la profondeur et de la puissance spéculative de sa pensée. Cerrato présente ensuite la personnalité de Bertrando Spaventa (1817-1883), étrangère au catholicisme, qui relut Spinoza à travers Hegel et qui vit une « anticipation » des thèmes fondamentaux du spinozisme (laïcité, immanence, identification Dieu-nature) dans le naturalisme de Giordano Bruno. Le rapport Bruno-Spinoza constituera un des points décisifs de sa célèbre « théorie de la circulation de la pensée européenne », à travers laquelle il établit des liens d’« anticipation » entre les auteurs de divers pays ; son projet de nature politico-culturelle est de situer vraiment l’Italie du Risorgimento dans la vie intellectuelle européenne et de la laver de l’accusation de retard philosophique. Non loin des positions de Spaventa, se trouve Francesco Fiorentino (1834-1884), représentant lui aussi de l’hégélianisme de l’école napolitaine, qui consacrera au philosophe hollandais des essais spécifiques (parmi lesquels une Vita) marqués par une attention à la philologie et par des recherches de première main.

Enfin, Cerrato consacre la partie finale de sa recherche à deux disciples de Spaventa qui se sont émancipés de manière diamétralement opposée de l’hégélianisme napolitain au sein duquel ils s’étaient formés : Antonio Labriola (1843-1904) et Giovanni Gentile (1875-1944). Avant de s’affirmer comme l’un des plus grands interprètes du marxisme et, à peine âgé d’une vingtaine d’années, Labriola consacra à Spinoza un essai original, Origine e natura delle passioni secondo l’Etica di Spinoza (œuvre posthume, 1906), dans lequel il démontre le caractère totalement naturaliste de l’éthique spinozienne. Pour Gentile au contraire, qui s’affirmera en tant qu’intellectuel et homme politique de premier plan sous le régime fasciste (il fut ministre de l’Éducation nationale), la pensée de Spinoza est constamment présente dans la réflexion. Elle fut d’abord l’objet d’une solide et vaste enquête historiographique, qui se traduisit par des leçons universitaires, des comptes rendus fortement polémiques, des essais critiques, et enfin par la direction d’une édition de l’Etica (1915) accompagnée d’un important apparat historico-critique, toujours précieux à ce jour. Mais ensuite Spinoza devint progressivement pour Gentile un support théorique pour l’élaboration de sa « philosophie de l’Acte » (filosofia dell’atto). L’essai intitulé Spinoza e la filosofia italiana (Chronicon Spinozanum, 1927) est emblématique de cette opération idéologique. Dans cet article, sa recherche historiographique sur l’histoire de la fortune du spinozisme en Italie, résolument pionnière, est idéalement rattachée au thème particulier, issu du Risorgimento, de l’identité philosophique italienne, et cette dernière trouve enfin son accomplissement – grâce aussi au rôle d’« interlocuteur constant » joué par le philosophe hollandais dans la pensée italienne des XVIIIe et XIXe siècles – dans l’immanentisme spiritualiste de la « philosophie de l’Acte » de Gentile même. Au-delà des aboutissements théoriques discutables de la lecture du spinozisme par Gentile, Cerrato souligne toutefois la nouvelle formulation de son approche historiographique qui s’inscrit « totalement dans le xxe siècle » : désormais, le temps présent et l’histoire vécue interrogent Spinoza, pour trouver des réponses solides à la crise de la pensée contemporaine.

Cristina SANTINELLI

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Pour citer cet article : Cristina SANTINELLI, « Francesco CERRATO : Liberare la modernità. Spinoza in Italia tra Risorgimento e Unità, Rubbettino, Soveria Mannelli, 2016 » in Bulletin de bibliographie spinoziste XXXIX, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 803-833.

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