Auteur : Daniel Garber

DUBOUCLEZ, Olivier, « L’‘ordre géométrique’ et le dispositif argumentatif des Méditations métaphysiques de René Descartes », Revue d’histoire des sciences 69/2, 2016, p. 311-334.

Chacun sait que, dans sa Géometrie, D. préconise une sorte d’analyse, manière de résoudre les problèmes qu’il prétend avoir été d’abord utilisée par les anciens. L’A. en résume la démarche : « l’analyse des géomètres consiste traditionnellement à supposer qu’une proposition recherchée est vraie pour en déterminer les implications ou conséquences jusqu’à atteindre une proposition déjà connue, validant rétroactivement la proposition supposée au départ… » (p. 323). Cette procédure est bien illustrée par la solution de D. au problème de Pappus dans la Géométrie (AT VI 372, 382 sq.). Or, dans un passage célèbre des Secundae Responsiones, en réponse à une demande faite par les objecteurs de présenter sa pensée more geometrico, c’est-à-dire en usant de la démarche axiomatique de la géométrie euclidienne, D. dit préférer présenter sa philosophie suivant la ratio demonstrandi analytique, laquelle « ostendit per quam res methodice et tanquam a priori inventa est » (AT VII 155, 23-24). Mais qu’est-ce que l’analyse géométrique a à voir avec le type d’analyse que D. prétend suivre dans les Meditationes ? Il est généralement admis que les deux types d’analyse sont complètement différents ; là-contre, l’A. suggère la possibilité de les considérer comme fondamentalement similaires.

Selon lui, deux choses sont au centre de l’analyse géométrique : la supposition et l’énumération. Dans le cas de la géométrie, la supposition est que le problème posé est résolu, c’est-à-dire que les lignes inconnues sont nommées « x », « y », etc., comme si leurs valeurs étaient connues. Dès lors, selon D., « on doit parcourir la difficulté selon l’ordre qui montre, le plus naturellement de tous, en quelle sorte elles dépendent mutuellement les unes des autres, jusques à ce qu’on ait trouvé moyen d’exprimer une même quantité en deux façons » (AT VI 372, 15-20). En somme, pour résoudre le problème, il faut mettre en équations les inconnues x, y, etc. et résoudre les valeurs inconnues en termes de valeurs connues. L’A. interprète cela comme une sorte d’enumeratio : « parcourir la difficulté », c’est passer en revue la diversité des lignes en vue de saisir leurs relations de dépendance au sein de la configuration produite » (p. 328-329). – L’A. fait valoir qu’un procédé analogue se repère dans les Meditationes : ici, les suppositions impliquent des choses telles que, dans la Meditatio I, l’hypothèse du rêve, qui introduit un « doute ‘par provision’ » (p. 326), ou encore l’hypothèse d’un « malin génie » (p. 327) ; il serait également possible de trouver des énumérations dans les Meditationes : par exemple, au début de la Meditatio III, la tripartition entre idées adventices, factices et innées (p. 330), elle-même suivie d’une énumération des nombreuses idées de la mens afin d’en trouver au moins une que le méditant n’aurait pu lui-même causer (p. 331 sq.). Ainsi la procédure analytique des Meditationes correspondrait-elle étroitement au type d’analyse de la Géométrie.

Cette thèse est intéressante et sa démonstration est riche. Il est néanmoins permis de rester sceptique. D’une part, si l’analyse géométrique et l’analyse métaphysique impliquent toutes deux des suppositions, ce sont des suppositions d’espèces tout à fait différentes : pour le géomètre, supposer que le problème posé est résolu, c’est simplement assigner des lettres aux valeurs inconnues qui peuvent jouer un rôle dans une équation algébrique, ce qui n’a rien à voir avec les espèces d’hypothèses que l’on trouve dans les Meditationes et sur lesquelles l’auteur attire l’attention. D’autre part, on remarquera que le dénombrement est important pour les Meditationes mais pas du tout, à notre avis, dans la géométrie analytique de D. : le « parcours » de la Géométrie consiste simplement à passer en revue le problème et à formuler une série d’équations qui peuvent être résolues de manière que les inconnues soient exprimées en termes de valeurs connues – ce qui ne semble pas du tout être le même genre d’énumération que dans les Meditationes. Dès lors, il est à craindre que la correspondance entre les deux types d’analyse, géométrique et métaphysique, ne soit superficielle.

Daniel GARBER [trad. D.A. revue par l’auteur]

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Pour citer cet article : Daniel GARBER, « DUBOUCLEZ, Olivier, « L’‘ordre géométrique’ et le dispositif argumentatif des Méditations métaphysiques de René Descartes », Revue d’histoire des sciences 69/2, 2016, p. 311-334. » in Bulletin cartésien XLVII, Archives de Philosophie, tome 81/1, Janvier-mars 2018, p. 171-223.

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DESCARTES, René, BEECKMAN, Isaac & MERSENNE, Marin, Lettere, 1619-1648. Testi latini e francesi a fronte, a cura di Giulia Belgioioso e Jean-Robert Armogathe, Milan, Bompiani, 1674 p.

Ce volume appartient à la collection des « Classiques de l’Occident » (« Il Pensiero Occidentale ») publiée chez Bompiani. La grande majorité de ses titres sont consacrés à la publication d’un auteur dans sa ou ses langue(s) d’origine, avec traduction italienne en regard. Un bon exemple en est la magnifique édition complète des œuvres et de la correspondance de D., publiée il y a quelques années sous la direction de G. Belgioioso (René Descartes, Opere, 1637-1649 ; Opere postume, 1650-2009 ; Tutte le lettere, 1619-1650 – cf. BC XL, 1.1.1., 1.1.2., 1.1.3.). Mais ce volume est différent : il se compose de l’ensemble des lettres échangées entre D., Beeckman et Mersenne, ainsi que d’une copieuse étude introductive. Presque toutes les lettres étaient déjà connues : en effet, bien que ce volume-ci propose de petits changements et de nouvelles propositions de datation, toutes les lettres entre D. et Mersenne et D. et Beeckman avaient déjà été publiées dans la précédente édition Bompiani. Les textes eux-mêmes étaient pratiquement tous disponibles dans cette dernière édition, dans l’édition Adam-Tannery, dans l’édition de C. de Waard et alii de la Correspondance du P. Marin Mersenne (Paris, 1932-1988) ou dans le Journal de Beeckman édité par C. de Waard (Journal tenu par I. Beeckman de 1604 à 1634, 4 vol., La Haye, 1939-1953). La seule exception est la lettre de D. à Mersenne datée du 27 mai 1641, trouvée et publiée en 2010 par E.-J. Bos (cf. BC XL, Liminaire), qu’on trouvera ici p. 1278-1285. Mais alors pourquoi publier à nouveau des lettres déjà aisément disponibles dans les éditions standards ?

C’est à cette question que les éditeurs, l’un et l’autre éminents érudits bien connus des lecteurs du Bulletin cartésien, entendent répondre dans leur introduction. L’ouvrage s’ouvre en effet par une longue analyse des auteurs dont ils ont choisi de publier la correspondance et de ce que cette dernière, prise comme un seul ensemble, nous apprend. Leur thèse est que la correspondance savante dans laquelle sont engagés D., Beeckman et Mersenne, constitue une nouvelle manière de pratiquer la science (p. 17 sqq.), ce qu’ils appellent un « laboratorio intellettuale » (p. 56) ou une académie européenne (p. 17). Il leur arrive même de comparer ces échanges à une « cantata a tre voci » (p. 39). D’une manière générale, ils attirent l’attention sur le fait que les conversations entre les trois savants ne se concentrent pas sur le projet très large de remplacer la philosophia recepta par une nouvelle science, mais se nourrissent plutôt de discussions très précises sur des problèmes très précis, des observations ou des expériences déterminés. Les éditeurs examinent également en détail ce que nous pouvons apprendre en lisant les lettres d’un seul tenant. Après un examen très utile du contexte biographique des trois correspondants (p. 24-38), ils analysent un certain nombre d’aspects des échanges effectifs, illustrant leur caractérisation générale par des exemples particuliers. Ils consignent certaines des interactions, le va-et-vient, le ton et la stratégie de la correspondance, y compris les aspects scientifiques et personnels. Ils notent les différents tempéraments intellectuels des trois correspondants : l’ouverture d’esprit de Mersenne, la réticence de D. à donner trop de détails, en particulier à propos de ses publications (« le lettere di Descartes a Mersenne nascondono più che svelare », p. 55), et l’hostilité croissante entre D. et Beeckman (p. 56-58). Quant aux textes proprement dits, ils sont bien édités et bien annotés, avec un commentaire textuel, philosophique et scientifique parfaitement à jour. Mais le véritable apport du volume est d’arracher ces textes aux ensembles auxquels ils appartiennent et où ils sont habituellement publiés accompagnés des lettres d’autres correspondants, et de les présenter comme une seule longue conversation. Ces lettres ne font plus partie d’un plus grand corpus de correspondance comptant une grande variété de correspondants, mais constituent une conversation cohérente, nous donnant une image très différente des trois figures représentées. Cette entreprise a donc pour avantage d’isoler les lettres de D., Beeckman et Mersenne, et de permettre au lecteur d’entendre leur conversation. Il est certes un peu décevant que Beeckman soit si peu représenté dans le volume : huit lettres lui sont adressées et il en écrit sept, sur un total de 169 lettres. Mais cela, bien sûr, n’est pas la faute des éditeurs : ces derniers nous dotent de tous les outils nécessaires pour recomposer l’histoire autant que possible, et reconstruire le laboratoire philosophique et l’académie virtuelle à laquelle participent les trois correspondants. Les textes, les notes et l’introduction sont augmentés d’un index commode, d’une concordance avec les principales éditions, d’une très utile bibliographie, ainsi que d’une liste des sources imprimées et manuscrites des lettres.

Daniel GARBER [trad. D.A.]

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Pour citer cet article : Daniel GARBER, « DESCARTES, René, BEECKMAN, Isaac & MERSENNE, Marin, Lettere, 1619-1648. Testi latini e francesi a fronte, a cura di Giulia Belgioioso e Jean-Robert Armogathe, Milan, Bompiani » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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