Auteur : Élodie Djordjevic

 

Kevin THOMPSON, Hegel’s Theory of Normativity. The Systematic Foundations of the Philosophical Science of Right, Evanston (Il.), Northwestern University Press, 2019, 117 p.

S’appuyant sur la première version de l’Encyclopédie et les Principes de la philosophie du droit, l’ouvrage vise à exposer les fondements de la théorie hégélienne de la normativité. Contre les lectures systématiques et non métaphysiques (Klaus Hartmann, Terry Pinkard, Robert Pippin), non systématiques et métaphysiques (Joachim Ritter, Charles Taylor) et non systématiques et non métaphysiques (Allen W. Wood) de la philosophie morale, juridique, sociale et politique de Hegel, il affirme la nécessité d’une interprétation à la fois métaphysique et systématique de la « science du droit » de Hegel, seule à même, tout à la fois de véritablement rendre compte de ses thèses et de leur teneur normative, et (par là même) de l’immuniser contre les objections sceptiques auxquelles l’exposent, au contraire, les trois autres approches qui sont toutes, en dernière instance, des lectures « représentationnelles ».

Le chapitre 1 examine la méthode de justification normative que Hegel emploie dans sa science philosophique du droit. La comparaison avec les formes traditionnelles de justification (rationalistes ou empiristes) permet d’asseoir le caractère structurant de la distinction entre approches représentationnelles et systématiques et d’isoler la singularité de la conception de Hegel. Si les justifications relevant de la représentation s’avèrent vulnérables au scepticisme, la systématicité, la mise au jour de la nécessaire implication d’une revendication normative à titre de moment dans le développement immanent du concept de liberté au sein d’un ordre systématique de connaissance, permet au contraire de garantir l’autorité du droit et des normes.

La normativité est « un produit de la structure systématique de la science du droit » et les deux chapitres suivants analysent les implications de cette thèse en montrant que le développement complet du concept de liberté implique nécessairement celui de droit, qui est à la fois son résultat et son fondement. Le chapitre 2 porte sur la conception hégélienne de la liberté et s’attache à suivre, depuis le sentiment pratique et les contradictions de la volonté naturelle, l’émergence de l’autodétermination en tant que mesure immanente de la volonté libre.

À cette « condition d’autodétermination » doit être adjointe la « condition d’objectivité » de la liberté conduisant aux concepts de droit et d’esprit objectif, qui font l’objet du chapitre 3. La caractérisation de l’esprit objectif comme « monde » et « seconde nature » et du sujet de la science du droit comme n’étant autre que le développement des déterminations du droit elles-mêmes mènent alors à l’énonciation de l’« axiome de la hiérarchie du droit », principe organisateur de la science du droit dont l’entente renvoie au « maître argument de la science du droit » par lequel s’établit l’autorité supérieure de la Sittlichkeit sur le Droit abstrait et la Moralité.

La conclusion, enfin, dégage la théorie critique liée à cette conception des fondements de la normativité et décèle, chez Hegel, une théorie de la raison publique : les Principes de la philosophie du droit contiendraient l’exigence d’un usage public de la raison, permettant de proposer les réformes à même d’accomplir les promesses dont est porteur l’état actuel du monde dans la rationalité qu’il contient.

Sa dimension et son corpus restreint conjugués à la massivité de son objet conduisent à un traitement qui ne peut être que partiel. Toutefois, par sa clarté et sa sobriété, l’ouvrage a le mérite d’exposer efficacement certains aspects de la philosophie pratique de Hegel et de la conception de la normativité qu’elle engage.

Élodie DJORDJEVIC (Université Paris-II Panthéon-Assas)

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Pour citer cet article : Kevin THOMPSON, Hegel’s Theory of Normativity. The Systematic Foundations of the Philosophical Science of Right, Evanston (Il.), Northwestern University Press, 2019, 117 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.

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Michael J. THOMPSON (dir.), Hegel’s Metaphysics and the Philosophy of Politics, New York-Abingdon, Routledge, 2018, 333 p.

Après son occultation dont l’empreinte russellienne a été l’une des causes, c’est au prix d’une séparation d’avec sa métaphysique que la philosophie pratique de Hegel a, ces dernières décennies, connu un regain d’intérêt dans la philosophie anglophone. Or, comme le souligne Michael J. Thompson dans son énergique introduction au volume, cette mise à l’écart des thèses métaphysiques de Hegel, dont le tournant pragmatiste est l’une des dernières modalités, conduit non seulement à une mécompréhension des affirmations précises de cette pensée, mais, en réduisant la conception hégélienne du monde objectif à un « espace de raisons » partagé de manière intersubjective, elle neutralise ce qui fait l’un des grands intérêts de celle-ci pour nos temps de crise, à savoir sa dimension critique. C’est selon cette double perspective que les contributions du volume œuvrent à une réhabilitation de l’importance de la métaphysique de Hegel pour la saisie de sa philosophie pratique.

Les deux premières contributions de la première partie soulignent le caractère décisif de l’intelligence du concept de Geist pour la compréhension de certaines des thèses centrales de la philosophie politique de Hegel, qu’il s’agisse de l’État (Peter J. Steinberger) ou encore de l’action et, plus largement, de la vie éthique (Andrew Buchwalter). Par une attention particulière portée au concept de Fortgang et une confrontation de la pensée hégélienne à celles de Thucydide et d’Antonio Gramsci, Angelica Nuzzo montre quant à elle la ressource politique que constitue en temps de crise la philosophie pratique de Hegel pour autant qu’on la considère solidairement avec la logique dialectique et spéculative qui la soutient. Enfin, Eric Goodfield étudie les malentendus générés, dès l’origine, par la jeune science politique, montrant combien les postulats positivistes de celle-ci font obstacle à la compréhension de la théorie politique hégélienne. La deuxième partie examine la structure métaphysique à l’œuvre dans la pensée politique et sociale de Hegel, à partir de laquelle peut seulement être saisi le sens de l’agentivité rationnelle qu’elle élabore (Sebastian Stein), comme la dimension proprement critique de la raison pratique qu’elle met en jeu (M. J. Thompson). Contre les interprétations trop fortement marquées par Wilfrid Sellars, Michael Morris s’attelle à minorer la pertinence des lectures post-kantiennes à la faveur d’une perspective proto-marxienne se plaçant sous le parrainage de György Lukács et Frederick C. Beiser. Kevin Thompson, pour sa part, propose l’intelligence du concept hégélien d’esprit objectif et de la hiérarchie des normes qu’il permet à partir de l’ontologie sociale normative que Hegel élabore, et dont l’entente est proscrite par une approche strictement représentationnelle. Enfin, la troisième partie rassemble des contributions soulignant la place qu’il faut accorder à la pensée hégélienne de l’histoire pour l’intelligence de thèses relevant de la première section de la Sittlichkeit – ainsi des textes de Christopher Yeomans sur la famille et de Joshua D. Goldstein sur le mariage –, de la conception hégélienne du marché dans son rapport à la nature (David Kolb), comme de celle de l’État dans son rapport à sa saisie marxienne (Matthew Smetona).

Près de dix ans après la parution de Hegel au présent. Une relève de la métaphysique ? , l’ouvrage manifeste ainsi que la réception anglophone de la philosophie hégélienne s’émancipe de l’injonction à la post-métaphysique et de la proscription d’une prise en compte des thèses ontologiques de Hegel pour l’entente de sa philosophie pratique, et porte désormais attention au caractère problématique de leur évacuation. Mais si ce collectif témoigne de ce renouvellement, il se signale aussi par la qualité des contributions qu’il rassemble et la fécondité des questions qu’elles affrontent, selon une perspective précisément nourrie de la confrontation aux obstacles élevés contre le fait même qu’elles aient pu se poser.

Élodie DJORDJEVIC (Université Paris-II Panthéon-Assas)

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Pour citer cet article : Michael J. THOMPSON (dir.), Hegel’s Metaphysics and the Philosophy of Politics, New York-Abingdon, Routledge, 2018, 333 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.

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Alan BRUDNER, The Owl and the Rooster. Hegel’s Transformative Political Science, Cambridge (UK), Cambridge University Press, 2017, 379 p.

Contre les distorsions que la Forschung aurait, depuis l’après-guerre, fait subir à la philosophie de Hegel en passant sous silence ce qui fait d’elle une contribution singulière à la théorie politique, à savoir la liaison de l’humain et du divin en laquelle consisterait le concept d’esprit qui la soutient, l’ouvrage vise à restituer à cette pensée sa dimension théologique tout en soulignant sa vocation transformatrice : si la philosophie s’apparente à la chouette ne prenant son envol qu’à la tombée de la nuit, elle est aussi le chant du coq qui inaugure le jour nouveau. La première partie expose la circularité inhérente à la pensée hégélienne, qui rend compte de la tension entre l’affirmation du caractère post festum de la saisie philosophique et sa vocation transformatrice. D’une part, il faut que la scission caractéristique de la société civile ait déjà été surmontée pour que le savoir absolu soit possible, sans quoi la philosophie ne serait que rationalisation indue de ce qui ne fait qu’exister (ch. 1). Mais, d’autre part, pour que la scission soit surmontée et que le tout qu’est l’État ne soit pas « totalitaire », la philosophie est requise qui est le moyen-terme réconciliateur entre les deux extrêmes opposés de la société civile (ch. 2). La deuxième partie montre que la Phénoménologie, comme moyen de l’élévation de la vie politique à sa perfection dans l’esprit et de la philosophie à sa perfection comme science de l’esprit, permet de briser le cercle et de penser l’intervention de la philosophie dans la vie humaine (ch. 3). Elle est le pont reliant l’État scindé des temps humains à un État harmonieux accomplissant l’histoire divine et humaine, qui ne se confond pas avec l’État moderne (ch. 4). Si l’idéalisme hégélien est mis à l’épreuve par l’absence des conditions institutionnelles propices à son intervention et le développement récent du monde, la troisième partie souligne son actualité et la ressource qu’il constitue pour affronter les enjeux politiques contemporains. La détermination des conditions institutionnelles propres à l’État rationnel implique que le quiétisme n’est pas essentiel à la philosophie de Hegel. Les écrits politiques de Hegel illustrent la forme que prend la philosophie en ces temps de suspens de la science : la critique s’effectue alors à l’aune de normes de justice déjà partagées, mais non de toute la conception de la justice (ch. 5). Suivant cette voie, les derniers chapitres complètent pour les temps contemporains la conception hégélienne de l’autorité légitime (ch. 6) et montrent que les développements du droit international ne fragilisent pas la thèse hégélienne de la suprématie de l’autorité de l’État-nation (ch. 7). Il s’agit enfin de revenir à la manière dont le théisme hégélien doit être compris, laquelle le soustrait à l’accusation d’hubris. Celle-ci est bien plutôt du côté de ceux qui cherchent à séparer la pensée politique hégélienne de son cadre théologique, ce qui conduirait tant aux despotismes du XXe qu’aux despotismes religieux du XXIe siècle, dernière forme à laquelle mène encore, par réaction, la voie libérale de séparation des Églises et de l’État excluant la religion de la sphère publique. Contre cela, Brudner en appelle à la possibilité d’un rapport de soutien mutuel de l’État et de la religion, tout en maintenant que la justification publique du théisme propre à l’État rationnel et qui peut seul écarter le fanatisme relève de conditions objectives absentes de notre temps et dont l’existence dépend de ce que les sociétés libérales apprendront de leur passé récent. Maints points appelleraient discussion, mais il s’agit d’un ouvrage ambitieux, dense, dont les analyses stimulantes et l’exégèse attentive sont au service du traitement d’enjeux fondamentaux aussi bien quant à l’interprétation de Hegel qu’à ce à quoi la politique confronte la philosophie.

Élodie DJORDJEVIC (Université Paris II)

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Pour citer cet article : Élodie DJORDJEVIC, « Alan BRUDNER, The Owl and the Rooster. Hegel’s Transformative Political Science, Cambridge (UK), Cambridge University Press, 2017 », in Bulletin de littérature hégélienne XXVIII, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 821-856.

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Eva Helene ODZUCK, Thomas Hobbes’ körperbasierter Liberalismus, Berlin, Duncker & Humblot, 2016, 316 pages.

Issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2014 à l’Université de Nuremberg, l’ouvrage entend réévaluer l’importance du corps dans la philosophie politique de Hobbes et, sur ce fondement, dégager la version particulière de libéralisme qu’elle expose, celle d’un libéralisme fondé sur le corps. Il s’agit de montrer que le point de départ pertinent pour comprendre le contractualisme hobbesien n’est pas tant le discours, le droit ou la raison, mais la décision de penser la politique à partir du corps, en inaugurant une nouvelle conception qui, plutôt qu’en une « politisation du corps » (Agamben), consisterait en une « somatisation du politique » (p. 19). C’est ce geste hobbesien qu’Odzuck vise ici à éclairer et à examiner, ainsi que ses implications quant à l’État de droit et à la démocratie libérale contemporains.

Introductive, la première partie explicite la signification du « tournant corporel » emprunté par les sciences sociales contemporaines depuis plusieurs années déjà (A.I.), et dont on peut s’étonner qu’il n’ait pas été pris, selon Odzuck, par la critique politique hobbesienne, alors même que la centralité du corps est couramment reconnue à la conceptualité de cette pensée qui passe pour modèle d’organicisme. C’est que la Forschung hobbesienne s’attache presque exclusivement à l’étude de son contractualisme, interprété en termes juridiques, par quoi s’expliquerait d’ailleurs la propension toujours plus grande à voir en Hobbes l’un des fondateurs du libéralisme (A.II.). Faire prendre ce « body turn » à la lecture de la philosophie politique de Hobbes est le but avoué de l’ouvrage, dont la deuxième partie – qui en est le cœur – tend à établir la thèse : la philosophie politique de Hobbes est élaboration d’un libéralisme qui a le corps pour fondement, et c’est à partir d’une « logique politique du corps » que le contractualisme hobbesien doit être compris. Il s’agit d’abord d’examiner les interprétations et « juridique » et en termes de réciprocité de ce contractualisme, de quoi il ressort que leur saisie similaire de l’état et des lois de nature, de la réfutation de la position de l’insensé et de la théorie de l’autorisation, manifeste ce qui est leur point commun fondamental : la compréhension de l’homme hobbesien sous les traits d’un agent rationnel, à partir desquels s’expliquerait le fait politique, abstraction faite du corps (B.I). C’est négliger que ce dernier, dans sa détermination passionnelle, est en réalité cause du pacte et de son contenu, mais aussi ce qui en donne les conditions de validité (et, partant, les limites de la sujétion) : rendre pleinement compte du contractualisme de Hobbes suppose de reconnaître l’importance du rôle du corps et de la corporéité, d’en livrer une interprétation « corporéiste ». S’appuyant principalement sur la version anglaise du Léviathan, cette lecture conduit cependant à détecter un problème fondamental au cœur du raisonnement hobbesien. L’argument serait logiquement défaillant en ce que les deux réquisits de la conservation de soi et de la réciprocité, pourtant également nécessités par l’anthropologie mécaniste et matérialiste, ne peuvent être simultanément satisfaits : si le désir de la vie (agréable) et la prévention de la mort (violente) sont la cause du pacte qui détermine sa teneur et les limites de sa validité, l’instance de définition de celles-ci reste profondément problématique (sera-ce l’individu ou le souverain ?), de telle sorte qu’il faut dire que leur définition civile est à la fois nécessaire et impossible (B.II). Loin d’invalider la lecture corporéiste, l’« aporie biopolitique » qu’elle détecte vient au contraire en conforter la pertinence. En réalité, la lecture « juridique » tout autant que celle en termes de théorie des jeux repèrent une telle faiblesse théorique et seul le complément d’une perspective intentionnaliste permet de restituer la cohérence de la position hobbesienne. Mais, là encore, l’importance accordée au corps s’avère féconde et l’examen des dédicaces, des indications explicites de Hobbes sur son intention et la fonction de ses écrits permet de montrer que le contractualisme hobbesien ne vise pas à s’établir à partir de la seule rationalité, mais doit être conçu comme fonctionnant à la manière d’un argument ad hominem, qui emporte la conviction à partir des passions de ceux auxquels il s’adresse et des opinions qu’ils tiennent déjà pour vraies, soulignant que la force du raisonnement doit être jugée à l’aune de sa vocation essentiellement pratique (i. e. aussi son effet sur les corps), ce qui est un autre des aspects de la logique politique du corps (B.III). La troisième partie, conclusive, entend montrer la fécondité des thèses hobbesiennes ainsi dégagées relativement aux enjeux et difficultés politiques contemporains. Par elles s’expliqueraient certains des maux affectant les démocraties libérales : quand la faiblesse théorique de l’argument contractualiste permet de rendre compte de leur perte de légitimité et de leur dilution dans la biopolitique (C.I), on peut trouver dans la fondation corporelle du libéralisme et sa genèse dans une philosophie du pouvoir les raisons d’une certaine propension des États de droit contemporains à la violence (C.II). Mais là où est le mal pourrait aussi être le remède, et l’ultime section énonce les pistes de thérapie ouvertes par la double affirmation hobbesienne du caractère connaissable de ce qui est et du pouvoir de la raison de connaître. Puisque les hommes, corps passionnés et mus par leurs passions, sont aussi capables de rationalité, l’éventualité demeure d’une assise du droit et de l’obéissance sur autre chose que la violence et l’arbitraire : la logique politique du corps ne condamne pas plus à un décisionnisme brut que le nominalisme ne voue au scepticisme (C.III).

L’ouvrage d’Odzuck convainc de l’opportunité de prendre en compte le corps pour comprendre la pensée politique d’un auteur matérialiste, mécaniste et qui fonde sa philosophie politique sur sa philosophie naturelle. Mais la lecture de l’ouvrage laisse plus circonspect quant à la légitimité de la qualification de « libérale » attribuée à cette pensée. Concourt à cette réserve l’absence d’analyse réelle du concept du libéralisme, dont la signification est peut-être généralement aussi équivoque que son usage est massif. On peut aussi regretter la quasi-absence de la littérature critique autre que germanophone et anglophone. La recherche francophone, notamment, est presque entièrement négligée, quand de nombreux points de l’ouvrage auraient sans doute gagné à se confronter à des travaux qui en sont issus (ainsi Matérialisme et politique de J. Terrel, pour ne pas même citer les travaux les plus récents).

Élodie DJORDJEVIC

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Pour citer cet article : Élodie DJORDJEVIC, « Eva Helene ODZUCK, Thomas Hobbes’ körperbasierter Liberalismus, Berlin, Duncker & Humblot, 2016, 316 pages » in Bulletin d’études hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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Kurt SEELMANN & Benno ZABEL (Hrsg.), Autonomie und Normativität. Zu Hegels Rechtsphilosophie, Tübingen, Mohr Siebeck, 2014, 449 p.

Combinaison singulière de républicanisme politique, d’institutionnalisme juridique et d’individualisme au regard (du fondement) de la normativité, telle est, aux yeux des directeurs du volume Autonomie und Normativität, la manière dont peut être énoncée la position de la pensée pratique hégélienne En effet, à suivre K. Seelmann et B. Zabel, si Hegel fait reposer la légitimité des normes sur la personne et son autonomie, la constitution de celles-ci ne peut être comprise indépendamment d’un processus d’institutionnalisation, d’un ordre normatif qu’elles participent à faire être et à l’intérieur duquel, seul, elles sont pensables et possibles. Par là se signale l’irréductibilité de la pensée pratique hégélienne à une position libérale comme – en dépit d’une assignation courante – communautarienne et qui tient essentiellement à la manière dont elle détermine autonomie et normativité. Or, à cette originalité tient le grand intérêt qu’elle revêt pour éclairer plusieurs des enjeux moraux, juridiques et politiques contemporains. Loin d’être principalement historique et génétique, la perspective de l’ouvrage et des analyses qu’il réunit est ainsi avant tout celle d’un affrontement aux enjeux contemporains autour de la personne, de sa constitution, de la reconnaissance de ses droits, de ses rapports à l’État et aux institutions à la lumière de la philosophie pratique de Hegel – et en particulier de sa philosophie du droit.

Issues d’un colloque tenu à Leipzig en 2012, les vingt-sept contributions ici rassemblées sont réparties en sept sections d’inégale longueur, que traversent en réalité deux lignes problématiques reliées par le concept d’autonomie dans son rapport à la personne et la charge normative qu’elle revêt : les rapports entre autonomie et normativité sont d’une part examinés au prisme des tensions possibles entre l’individu, ses droits et les institutions – tel est le volet plus proprement juridique et politique du volume – et, d’autre part, sous l’angle de la détermination de l’individu comme être vivant – tel est le volet par lequel sont engagées des questions tenant plus spécifiquement à la bioéthique et pour lesquelles la confrontation de la pensée hégélienne aux sciences de la vie ou du vivant (Life Sciences) s’avère féconde. Les deux premières parties examinent successivement les rapports qu’entretiennent autonomie et normativité au prisme des concepts de personne (J.-F. Kervégan, G. Rinaldi, S. Stübingen, H. Ikäheimo, C. De Pascale – ces deux dernières contributions étant consacrées à la compréhension fichtéenne de la reconnaissance dans son lien avec la personne) et de reconnaissance, plus particulièrement sous l’angle des droits objectifs, du concept de dignité et de son rapport aux institutions (S. Zucca-Soest, Chr. Enders, G. Luf). La troisième partie envisage ces rapports à l’aune du droit, en revenant sur la détermination hégélienne de ce concept comme « être-là de la volonté libre » (S. Rödl), en examinant la manière dont l’institutionnalisme hégélien constitue un dépassement de l’alternative entre individualisme et collectivisme (B. Zabel), et en étudiant la logique à l’œuvre dans la philosophie pratique hégélienne à partir de la détermination de la société civile comme relevant de l’entendement (K. Vieweg). La contribution de W. Schild et sa discussion par D. Klesczewksi et K. Gierhake offrent en outre un éclairage dense sur la théorie pénale hégélienne. Enfin, S. Kirste propose une analyse stimulante de la manière dont peut (ou échoue à) être pensée, avec Hegel, une étaticité délestée de la nation. Visant à éclairer les rapports entre autonomie et normativité sous l’angle du concept d’histoire, la quatrième partie expose ce qui peut être désigné comme un « droit de l’histoire » hégélien (Chr. Schmidt) et examine les enjeux et la pertinence d’une détermination de la philosophie hégélienne de l’histoire comme historicisation (radicale) (G. Dux, P. Stekeler-Weithofer). La cinquième partie affronte des questions relevant d’enjeux que l’on désignerait volontiers comme bioéthiques, en explorant plusieurs difficultés morales et juridiques soulevées par les Life Sciences à la lumière des concepts hégéliens d’autonomie et d’institutions (K. Westphal, D. Demko), ou en pointant les possibles limites du concept hégélien de liberté à cet égard (L. Siep). Intitulée « Autonomie, Normativität, Ethik », la sixième partie se concentre sur le concept de pardon, soit selon une perspective historique débordant d’ailleurs largement la seule philosophie hégélienne (K.-M. Kodalle), soit dans le rapport qu’il permet de penser de l’éthique et de la réconciliation aux institutions juridiques (K. Seelmann, E. Rózsa). Enfin, par une méditation sur la fameuse affirmation de la préface des Grundlinien, « das Ewige, das gegenwärtig ist », l’article de W. Jaeschke et sa discussion par B. Sandkaulen affrontent, dans la dernière partie, l’épineuse question du « présentisme » hégélien dans son rapport au droit naturel, par où se pose aussi celle de la nature de la critique.

Si la construction d’ensemble de l’ouvrage et l’organisation des sections peuvent ponctuellement surprendre, il s’agit d’un volume riche, stimulant, dont la vertu et l’originalité reposent tant sur la qualité des contributions que sur la nature non exclusivement historique et la pluralité des perspectives adoptées, corrélatives aux différents rattachements disciplinaires des auteurs.

Élodie DJORDJEVIC (Institut Michel Villey, Université Paris II Panthéon-Assas)

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Pour citer cet article : Élodie DJORDJEVIC, « Kurt SEELMANN & Benno ZABEL (Hrsg.), Autonomie und Normativität. Zu Hegels Rechtsphilosophie, Tübingen, Mohr Siebeck, 2014 » in Bulletin de littérature hégélienne XXVII, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 773-802.


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