Auteur : Francesco Marrone

 

Hamid, Nabeel, « Efficient Cause as Paradigm ? From Suárez to Clauberg », Journal of Modern Philosophy, n° 3, art. 7, 2021, p. 1-22.

L’article se concentre sur la notion de causalité au début de l’époque moderne, avec une référence particulière à Francisco Suárez, à la première réception de sa « doctrine des causes » et, enfin, à Johann Clauberg. La contribution prend position contre l’interprétation qui attribue à Suárez la responsabilité d’avoir procédé, le premier, à une réduction systématique du schéma causal aristotélicien à l’efficience (V. Carraud, G. Olivo, R. Pasnau, T. Schmaltz, S. Schmid). Selon N. Hamid, une telle réduction est absente des Disputationes metaphysicae/em>, et les textes que Suárez consacre à la causalité ne fournissent aucune preuve indiscutable à cet égard. La définition suarezienne de la causalité en termes d’« influence » (causa est principium per se influens esse in aliud) doit donc être comprise comme une détermination générique caractérisant chacune des quatre causes identifiées par Aristote. L’absence, chez Suárez, d’une telle réduction de la causalité à l’efficience semble d’ailleurs confirmée par les premiers interprètes des Disputationes : d’Eustache de Saint-Paul à Abra de Raconis, de Rodrigo de Arriaga à Clemens Timpler, de Jakob Martini à Christoph Scheibler, nul ne semble attribuer cette thèse à Suárez. Selon l’article, ce n’est que plus tard, et notamment avec Clauberg, que la causalité commence clairement à être comprise à partir de la seule efficience et comme une « production de réalité » ; mais ici encore, pourtant, le privilège de l’efficience ne s’enracine pas tant dans une insuffisance présumée de la doctrine classique de la causalité, que dans l’abandon du modèle hylémorphique promu par l’aristotélisme en faveur de la doctrine cartésienne de la substance.

Francesco Marrone (Università degli Studi di Bari)

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Pour citer cet article : Hamid, Nabeel, « Efficient Cause as Paradigm ? From Suárez to Clauberg », Journal of Modern Philosophy, n° 3, art. 7, 2021, p. 1-22., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 135-180.

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ADRIAENSSEN, Han Thomas, Representation and Scepticism from Aquinas to Descartes, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, viii+279 p.

L’ouvrage s’inscrit dans une importante tradition de recherche qui s’est assigné pour tâche de prendre la mesure des continuités et des discontinuités subsistant entre la pensée moderne, surtout cartésienne, et la scolastique médiévale ; ses antécédents peuvent être retrouvés dans les recherches d’É. Gilson, N. J. Wells et J. Doyle, eu égard à la généalogie de l’idée cartésienne, et dans les travaux de R. Pasnau, D. Perler, H. Lagerlund et Ch. Grellard en ce qui concerne l’histoire du scepticisme et du phénoménisme entre le XIIIe et le XVIIe siècle.

Le volume se divise en trois parties auxquelles répondent trois objets thématiques : la première partie (« The Veil of Species ») expose la théorie médiévale des espèces sensibles et intelligibles et les plus importantes critiques qui lui ont été adressées par les franciscains du XIVe siècle. Les auteurs considérés sont alors principalement Thomas d’Aquin et Henri de Gand (ch. 1) ainsi que Pierre de Jean Olivi, Pierre d’Auriole et Guillaume d’Ockham (ch. 3). D’après l’A., Thomas d’Aquin et Henri de Gand sont partisans de deux versions différentes (quoique cohérentes) de la théorie de l’espèce. Les franciscains constituent en revanche le front extrêmement varié des opposants de cette doctrine scolastique. Dans l’histoire de la théorie de la species, selon l’A., il y aurait un progressif glissement d’un premier « modèle interprétatif », où l’espèce est considérée comme une médiation nécessaire, à un second « modèle », plus dangereux, où elle finit par générer des formes plus ou moins évidentes de scepticisme (comme le craignait déjà, selon l’A., Henri de Gand). Le résultat de ce passage de la position de la doctrine de l’espèce à la critique de ses implications, voire à sa négation tout court, signale selon l’A. le glissement d’un réalisme indirect, où la fonction des espèces s’avérait décisive, à un réalisme direct capable d’éviter les conséquences sceptiques du phénoménisme. Ce passage du réalisme indirect (affirmation de la doctrine des espèces au XIIIe siècle) au réalisme direct (critique et négation de la doctrine des espèces au XIVe siècle) s’exprime de manière assez claire chez Guillaume d’Ockham. À la différence des franciscains qui l’avaient précédé, il a non seulement nié l’existence des espèces mais aussi exclu la nécessité de postuler de vraies « entités internes » (inner objects) dans le cadre de la connaissance du monde. D’où la thèse fondatrice de l’enquête : la négation du scepticisme s’est historiquement réalisée selon l’A. à travers l’élimination de toutes les médiations que la psychologie aristotélicienne avait permis d’élaborer.

La deuxième partie du livre (« The Veil of Cartesian Ideas ») prend pour objet la doctrine cartésienne des idées telle qu’elle se trouve formulée dans les Meditationes (mais à laquelle il n’est pas fait beaucoup de place) et les débats qu’elle a provoqués. Selon l’A., la noétique cartésienne, tout en étant fondée sur la notion d’idée, constituerait un exemple de réalisme direct. Aux yeux de D., qui avait livré une série d’arguments relevant de la tradition sceptique, l’objet de la connaissance finie serait indubitablement le monde extérieur, visé à partir des déterminations qui lui sont particulières et propres. Or l’introduction de l’idée comme médiatrice de la connaissance ne pouvait pas ne pas créer d’importantes difficultés parmi les interprètes cartésiens, qui se sont demandé par la suite si la doctrine des idées telle que la concevait D. ne finissait pas par fournir le fondement d’une forme de représentationalisme sceptique. À voir les choses de près, cette crainte constitue le thème principal du débat entre deux des plus remarquables défenseurs de la philosophie cartésienne que sont Malebranche et Arnauld (ch. 4). Après D. donc, la doctrine des idées se présente comme le fondement d’une forme de réalisme indirect, à savoir d’un dispositif noétique comportant des dérives sceptiques incompatibles avec le modèle de connaissance certaine qui se présentait pourtant comme le but principal de la démarche cartésienne. Plus précisément, la crainte de Malebranche naîtrait de la possibilité que les idées, en se qualifiant comme autant d’authentiques entités objectives, ne soient plus à même de représenter le monde extérieur tel qu’il est en lui-même et indépendamment de toute relation noétique supposée. Arnauld proposerait le modèle opposé : selon lui, le soupçon de Malebranche ne ferait qu’augmenter et porter à l’extrême le potentiel sceptique qui était implicite dans la doctrine cartésienne des idées. Quelles que soient leurs différences, les perspectives de Malebranche et Arnauld convergent quant à leur présupposition : il faut neutraliser le scepticisme en revenant à l’attitude réaliste qui avait caractérisé la noétique scolastique. C’est en vertu de cette thèse sous-jacente que Malebranche interprète l’idée cartésienne à partir de la doctrine cartésienne de l’illumination et qu’Arnauld souhaite un retour au réalisme d’un Thomas d’Aquin. – Aux côtés de Malebranche et Arnauld, qui ont fait l’objet de plusieurs enquêtes dans les dernières décennies, l’A. envisage également la noétique de Simon Foucher, qui attribue à l’idée cartésienne une portée sceptique remarquable, et celle de son opposant Robert Desgabets, qui interprète la doctrine cartésienne de l’idée à la lumière du réalisme scolastique (ch. 5). Selon Desgabets, si l’on veut vraiment abandonner le réalisme indirect qui s’enracine dans l’idéalisme cartésien, il faut nécessairement revenir aux fondements de ce réalisme direct qui caractérise la totalité des noétiques scolastiques. L’opinion de John Sergeant est encore plus radicale, puisque, à ses yeux, si l’on veut éviter toute dérive sceptique, il faut intégralement rejeter la doctrine des idées et revenir de manière décisive à Thomas d’Aquin et à Aristote.

La troisième partie de l’ouvrage (« Representations and scepticism ») est nettement plus spéculative. Elle traite moins des débats et des contextes doctrinaux et s’interroge sur la signification des notions de « réalisme direct » et de « réalisme indirect ». La question principale est de savoir si le réalisme indirect qu’on suppose impliqué par la théorie cartésienne (et moderne) de l’idée ne finirait pas par exclure toute connaissance vraie et fondée du monde.

L’ouvrage, solide et bien argumenté, apporte une contribution importante et significative à la genèse de la pensée cartésienne et à l’évolution de la noétique entre le XIIIe et le XVIIe siècle. Son objet est sans aucun doute fondamental : la relation entre le réalisme médiéval et la noétique cartésienne constitue un thème majeur de toute généalogie de la modernité philosophique. Les débats analysés sont eux aussi très importants : l’A. ne se contente pas de revenir à la controverse bien connue entre Arnauld et Malebranche, il tente aussi de reconstruire un débat plus complexe dans lequel des rôles majeurs sont attribués à des auteurs tels que Pierre-Daniel Huet, Robert Desgabets, Jean Duhamel et John Sergeant. De même en ce qui concerne l’enquête sur les débats scolastiques, puisque l’A. ne se borne pas à envisager de manière générique le débat médiéval sur l’espèce, mais essaie d’en définir les termes et le contenu précis. Néanmoins, deux points de perplexité subsistent. – D’abord, une interrogation de nature méthodologique. Dans l’interprétation de l’A., l’opposition entre le « réalisme direct » et le réalisme indirect présuppose la possibilité de lire exhaustivement, à partir de ces deux modèles interprétatifs, les vicissitudes de la psychologie et de la noétique au début de l’âge moderne. Rien n’est moins sûr : il nous semble au contraire que les positions évoquées sont si complexes qu’il est impossible de décider de manière univoque et simple si telle ou telle d’entre elles constitue bien un modèle de réalisme « direct » ou « indirect ». – La seconde question concerne la relation entre les débats médiévaux et modernes. Tout en soulignant quelques différences importantes, l’A. affirme que les préoccupations qui sont au cœur du débat Arnauld-Malebranche, ou encore des écrits de Desgabets et de Sergeant, sont les mêmes que celles qui avaient opposé les adversaires de la doctrine médiévale de l’espèce. Tout en répondant à des questions différentes, les franciscains médiévaux qui s’étaient opposés à la doctrine de l’espèce et les opposants de l’idéalisme cartésien auraient selon l’A. le même objectif : élaborer un réalisme direct capable de délégitimer toute forme de scepticisme. Une telle lecture est sans doute très séduisante, en ce qu’elle attribue une unité de fond à l’évolution de la psychologie et de la noétique dans le passage du Moyen Âge scolastique à l’âge moderne. Elle s’enracine dans la supposition que la species et l’idea remplissent au fond la même fonction, et que les espèces – de même que l’idée – s’avèrent de vraies entités finalement incompatibles avec tout réalisme direct. Cependant, à voir les choses de près, l’espèce dans la scolastique médiévale n’a jamais été explicitement considérée comme l’objet immédiat de la connaissance, mais plutôt comme une médiation transparente ou quasi transparente dont le but était avant tout d’assurer à la chose elle-même sa propre visibilité. Par l’avènement de l’idée cartésienne, le cadre épistémique de référence change profondément : l’idée n’est plus simplement interprétée comme le moyen par lequel la chose devient visible ou connaissable, mais semble considérée comme un vrai objet consistant – à savoir comme une entité objective qui, tout en renvoyant à la chose, ne « coïncide » pas avec elle. Ce n’est donc que par une certaine forme d’analogie argumentative que la critique de l’idée cartésienne peut être assimilée à la critique franciscaine de l’espèce médiévale.

Francesco MARRONE

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Pour citer cet article : Francesco MARRONE, « ADRIAENSSEN, Han Thomas, Representation and Scepticism from Aquinas to Descartes, Cambridge, Cambridge University Press, 2017 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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