Auteur : Gilles Campagnolo

Yoichi KUBO, Seiichi YAMAGUCHI & Lothar KNATZ (dir.), Hegel in Japan. Studien zur Philosophie Hegels, Wien-Zürich, LIT Verlag, 2015, 240 p.

Dans la collection « Ideal und Real – Aspekte und Perspektiven des Deutschen Idealismus », dirigée par Mildred Galland-Szymkowiak et Lothar Knatz, ce volume 4, co-dirigé par Y. Kubo, S. Yamaguchi et L. Knatz, contient treize contributions en langue allemande de douze auteurs japonais représentatifs des tendances du milieu assez fermé qui se consacre au Japon à l’exégèse du « professeur des professeurs » (encore aurait-on pu s’attendre à deux ou trois noms supplémentaires, tels K. Kawase ou M. Takayama, de l’Université de Tokyo). Le tout fournit au lecteur occidental, germanophone en l’occurrence, un bon état actuel des lieux des études hégéliennes au pays du soleil levant.

L’on pourra d’ailleurs, notons-le au passage, le compléter utilement (cette fois, à condition de lire le japonais) par le dernier numéro (n° 700, mars 2018) de la revue Risou (L’Idéal) consacré à la « philosophie allemande moderne » (comprendre : « idéalisme allemand »). On y trouve notamment un article en anglais sur les études hégéliennes présentées aux Japonais – selon un schéma inverse du présent ouvrage donc. S’y retrouvent plusieurs auteurs (M. Fujita, K. Kozu, Y. Kubo et S. Yamaguchi) pour ce numéro spécial d’une revue vénérable (créée avant-guerre) où Hegel se taille la part du lion. Hegel est donc d’actualité (au moins d’une certaine actualité) au Japon, et il est bon de le faire savoir.

Le volume Hegel in Japan comporte un Vorwort et un premier chapitre (« Hegel-Forschung in Japan 1878-2012 », S. Yamaguchi) fournissant un historique de la réception et de la diffusion de la pensée hégélienne à partir de son introduction au Japon par l’universitaire italo-américain Ernest Francesco Fenollosa (à qui S. Yamaguchi consacre un second texte). Les chapitres (non numérotés) suivent un ordre chronologique traditionnel assez lâche de l’œuvre de Hegel : du jeune Hegel (K. Sayama) et du « Système de Iéna » (Y. Zakota), via la Phénoménologie de l’esprit (T. Kurosaki) et la Logique (K. Kubo) jusqu’au Système (K. Kozu) et aux parties de l’Encyclopédie (Naturphilosophie : T. Nagashima, Rechtsphilosophie : K. Takiguchi) pour finir avec la philosophie de l’histoire (et son statut au Japon : T. Shibata). Le chapitre final compare finement l’évolution de la réception de la philosophie comme telle au Japon et la philosophie hégélienne (M. Fujita). Chaque réflexion est distincte, mais le tout se range nettement en deux catégories : soit l’auteur traite de la réception au Japon de telle ou telle facette de la pensée hégélienne, soit il apporte sa contribution propre au sous-champ. Presque tous les domaines sont abordés – même s’il y a forcément des lacunes (la religion, l’esthétique notamment), et des redites (deux chapitres sur l’Anerkennungslehre, par M. Takada et A. Takeshima, par exemple) – les unes et les autres indiquent d’ailleurs de facto les tendances de la recherche actuelle.

Conformes aux titre et sous-titre, les chapitres sur la réception et l’adoption, ou l’adaptation de la pensée de Hegel font connaître l’évolution depuis l’introduction de Hegel au Japon par Fenollosa dans le cadre de son enseignement à l’université de Tokyo de 1878 à 1885. Le lecteur du Bulletin sera peut-être curieux d’en apprendre ici un mot qui l’incitera à aller lire le volume (et notre recension servira au mieux, si elle est à la fois introduction et pont entre ces mondes) : c’était dix ans après la restauration impériale Meiji et la philosophie (au sens occidental) avait déjà été introduite par Nishi Amane (1829-1897) qui en forgea le mot (par l’emploi neuf de deux idéogrammes) dans l’optique positiviste et utilitariste qu’il trouva, aux Pays-Bas, en lisant Descartes, Comte et Bentham. Hegel vint plus tard, implanté par Fenollosa. Comme c’est le plus souvent le cas dans ces phénomènes d’adoption/adaptation, sa réception peut étonner, rapproché qu’il fut parfois de thèmes bouddhistes et (mais là, c’est attendu) marxistes. La « Hegel-Renaissance » des années 1930 vit la première entreprise de traduction systématique des Œuvres Complètes (Hegel Zenshû) ; elle n’était pas étrangère aux liaisons dangereuses entre Japon et Allemagne de l’époque (mais au même titre qu’une large part de la pensée allemande, le cas Hegel ne se distinguant pas). La modernité « compressée » qui caractérisa la réception des pensées occidentales en Extrême-Orient fit s’entrechoquer Hegel et Heidegger, suscitant pour partie l’émergence d’une première philosophie « moderne » et « authentiquement japonaise » à la fois, penchée sur l’être, l’individu et l’absolu, chez Nishida Kitarô (1870-1945). Une seconde renaissance, à partir des années 1960, vit l’adoption de critères philologiques modernes, l’internationalisation (le voyage au Hegel-Archiv de Bochum se généralisa) et la structuration en sociétés savantes avec ses manifestations afférentes – c’est, pour beaucoup d’entre nous, l’occasion de croiser nos collègues nippons. Or, si nous nous demandons parfois ce qu’il en est de Hegel chez eux, eh bien, ce volume répond à la question.

Des chapitres portant contribution à titre général – l’autre versant de l’ouvrage, pourrait-on dire –, le lecteur accoutumé aux questions de réception de la pensée allemande au Japon pourrait s’attendre à une entreprise raisonnée comme le fut l’épais volume Weber in Japan de W. Schwentker et ses collègues japonais il y a quelques années. Ce n’est pas le cas ici, la démarche y est moins engagée dans une entreprise commune et la série de chapitres fournit un état des lieux quelque peu brut. En s’abstenant de toute problématique propre, le volume prend les traits d’un survey et d’une recommandable introduction à ces études lointaines qui ne souhaitent qu’une chose : faire oublier qu’elles viennent de loin. Au hasard des chapitres, ce sont des intuitions surprenantes et stimulantes comme on les souhaite, des point de vue intéressants et des éclairages bienvenus, et point de ces études « à l’ancienne », si originales et déroutantes qu’avait suscitées une évolution en vase presque clos aux époques précédentes. L’effet de la mondialisation s’est fait sentir, pour le meilleur bien sûr, et tous les auteurs, du plus jeune au plus âgé, sont de plain-pied avec l’âge de l’érudition contemporaine.

Au plan formel, on regrette le manque d’index (noms et matières) et d’une bibliographie générale (les références bibliographiques sont en fin de chapitre ou en notes de bas de page). On pourra compenser ceci par une autre source, dirigée par T. Okochi et (derechef) S. Yamaguchi : Die japanischsprachige Hegel-Rezeption von 1878 bis 2001. Eine Bibliographie (Hegeliana, vol. 23, 2013). Nous disions les études hégéliennes japonaises d’actualité : c’en est encore un signe. On est alors surpris que, pour mieux se présenter, nos collègues n’aient pas de liste des contributeurs – peut-être est-ce l’idée que ces indications seraient peu utiles ou que le lecteur s’en enquerrait lui-même ? L’ayant donc fait (nous ne les connaissions pas tous) sur place et dans la langue, nous avons également pu glaner quelques anecdotes qui accompagnèrent notre lecture – ainsi sur la dernière en date des traductions de la Phénoménologie ; ce n’est pas le lieu de les répéter : chaque milieu national d’études hégéliennes garde son histoire et ses histoires – en cela, des caractéristiques nationales demeurent.

Gilles CAMPAGNOLO (CNRS)

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Pour citer cet article : Gilles CAMPAGNOLO, « Yoichi KUBO, Seiichi YAMAGUCHI & Lothar KNATZ (dir.), Hegel in Japan. Studien zur Philosophie Hegels, Wien-Zürich, LIT Verlag, 2015 », in Bulletin de littérature hégélienne XXVIII, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 821-856.

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