Auteur : Gilles Olivo

 

Lesaulnier, Jean, Images de Port-Royal, t. III, Paris, Classiques Garnier, 2022, 569 p.

La parution du t. III de ces Images de Port-Royal nous permet de signaler l’ensemble que constituent ces trois tomes d’articles réunis sous le même titre : t. I, Paris, Nolin, 2002, rééd. Garnier, 2015 ; t. II, Garnier, 2015. L’auteur, qui a codirigé avec Antony McKenna l’impressionnant Dictionnaire de Port-Royal (Paris, Champion, 2004, in-f° de 1176 p.), approfondit et renouvelle notre connaissance de Port-Royal en mettant son érudition au service des personnages qui en ont fait l’histoire : images que la somme donne des personnages étudiés, qui eux-mêmes donnent certaines images de Port-Royal, qu’il convient de caractériser pour en saisir la singularité dans la diversité, mais aussi une certaine image de Port-Royal, confèrant, malgré sa complexité, une relative unité à un « courant de pensée » qui est d’abord le nom d’une abbaye féminine cistercienne réformée en 1602 et dispersée en 1709. Le présent recueil est organisé en trois parties : la première examine plusieurs figures marquantes de Port-Royal, la deuxième des personnalités « en marge de Port-Royal », la troisième présente des « lectures port-royalistes diverses ». On appréciera que l’ouvrage comporte une bibliographie choisie, un index des noms de lieux et un autre des noms de personnes (dont on ôtera, s. v. « Descartes », les deux mentions de l’université qui porte son nom), utiles pour qui veut se pencher sur tel ou tel aspect du « cartésianisme » port-royaliste, dont un des hauts lieux fut, à Vaumurier, tout proche de l’abbaye, le château du duc de Luynes : l’on y « parlait sans cesse du nouveau système du monde selon M. Descartes, et on l’admirait », selon Nicolas Fontaine, Mémoires ou histoire des Solitaires de Port-Royal, éd. critique par P. Thouvenin, Paris, Champion, 2001, p. 595-596. Que cette citation soit l’occasion de saluer le retirage à l’identique en 2022 chez le même éditeur de ces Mémoires, 2 vol., pagination continue de 1 180 p. (errata p. [5]), qu’on ne lira pas pour le seul Entretien de Pascal avec M. de Sacy (p. 597-612), ni même pour la célèbre anecdote qui fait rire Arnauld du chien tourneur de broche qui « houspille » son « camarade » parti se cacher au lieu de prendre son tour. « Sont-ce là des horloges ? » dit le duc de Liancourt à Arnauld, « qui avait un esprit universel […] et avait fait à M. Descartes des objections fort savantes » : car « la philosophie de M. Descartes […] était alors l’entretien de toutes les compagnies » (p. 909).
Ces deux dernières citations des Mémoires de Fontaine sont également faites et commentées d’un point de vue tout autre, qui est celui de l’étude des jardins et des « paysages culturels »appliquée par Sylvain Hilaire au Jardin de Port-Royal : on y trouve en particulier quelques pages sur « L’académie et solitude seigneuriale de Vaumurier », selon les expressions de Jean Mesnard et de Bernard Beugnot pour désigner « l’autre versant géographique et emblématique du vallon de Port-Royal des Champs », « s’impos[ant] comme l’un des maillons essentiels, qui marque durablement l’histoire et la physionomie des paysages » (Paris, Garnier, 2020, p. 484). J. Lesaulnier insiste alors sur la ligne de partage que le cartésianisme trace à Vaumurier, qui « secoue tout Port-Royal avec une grande intensité » et crée une véritable division entre les Messieurs, c’est-à-dire entre ceux qui « faisaient de la nature une subtile mécanique et des animaux des machines dénuées d’âme » et ceux qui entendent défendre « l’héritage augustinien et saint-cyranien » pour considérer que la nature, jusqu’en ses détails mêmes, est le lieu de la manifestation de l’invisible. Telle est la position de M. de Sacy : « Dieu a fait le monde pour deux choses […], l’une pour donner une grande idée de lui, l’autre pour peindre les choses invisibles dans les visibles. M. Descartes détruit l’une et l’autre. »

Gilles Olivo (Université de Caen-Normandie)

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Pour citer cet article : Lesaulnier, Jean, Images de Port-Royal, t. III, Paris, Garnier, 2022, 569 p., in Bulletin cartésien LIII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 185-240.

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SCHMALTZ, Tad M., « Suárez and Descartes on the Mode(s) of Union », Journal of the History of Philosophy, 58, 3, 2020, p. 471-492.

Faisant droit à la correspondance avec Regius et à la difficulté de comprendre ce que recouvre la distinction entre ens per se et ens per accidens qui s’y trouve discutée du fait de Regius qui l’impose dans le cadre de la Querelle d’Utrecht, l’auteur avance que Descartes y défend la thèse selon laquelle le composé humain a un vrai mode qui produit une union réelle et substantielle entre l’esprit et le corps. Or la philosophie scolaire s’est aussi efforcée de concevoir un mode substantiel d’union, ce que l’auteur prouve en établissant son affirmation dans les Disputationes metaphysicae de Suárez, dans le cadre d’une discussion de quelques positions scolaires sur la théorie des modes, ce qui permet à ce dernier d’expliquer comment le composé humain constitue une substance résultant d’une union, et non pas seulement un agrégat. Il n’en reste pas moins que la façon dont Descartes conçoit cette union en usant d’une terminologie analogue et en envisageant plusieurs modes (corporels et spirituels) d’union substantielle diffère de l’affirmation suarézienne d’un seul mode substantiel d’union. Il faut savoir gré à Tad M. Schmaltz d’envisager la question de l’union selon une perspective historique, laissant de côté les sempiternelles thématiques du « Mind-Body problem » considéré abstraction faite des textes, aussi bien de Descartes lui-même que de ceux de ses prédécesseurs.

Gilles OLIVO (Université de Caen Normandie)

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Pour citer cet article : SCHMALTZ, Tad M., « Suárez and Descartes on the Mode(s) of Union », Journal of the History of Philosophy, 58, 3, 2020, p. 471-492., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 198-199.

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HOBBES Thomas, Objections aux Méditations — DESCARTES, René, Réponses. Un débat impossible, traduction et commentaire de Jean Terrel, Paris, Vrin, 2019, 298 p.

PÉCHARMAN, Martine, « Troisièmes Objections et Réponses », in ARBIB, Dan, éd., Les Meditationes métaphysiques, Objections et Réponses, de Descartes. Un commentaire, Paris, Vrin, 2019, 432 p., p. 251-281.

La France détient le triste privilège dans les grands pays de tradition philosophique à n’avoir que fort peu remis sur le métier les traductions des grands ouvrages publiés en latin par D., à commencer par l’ensemble des Meditationes, Objectiones et Responsiones, dont les traductions sans cesse rééditées restent malheureusement celles de Luynes et de Clerselier – à l’exception notable de celle, en 1990, de Michelle Beyssade pour les Méditations seules (voir BC XXI, n°1.1.1). L’A., éminent spécialiste, entre autres, de Hobbes vient en la matière combler partiellement cette lacune en proposant une traduction commentée des Tertiae Objectiones et Responsiones. L’ouvrage se compose d’une introduction (rendant compte des circonstances de la rédaction du texte, de la personne de chacun des auteurs au moment de la discussion, de la portée du débat, enfin de la place des Objectiones dans l’œuvre de Hobbes), d’une nouvelle traduction en regard du texte latin accompagnée de l’indication en bas de page des écarts importants d’avec la traduction de Clerselier, d’un glossaire (qui précise les choix de traduction et, selon les termes, leur signification chez l’un et l’autre des deux auteurs), d’un supplément qui retraduit la lettre de X à Mersenne pour Descartes, 19 mai 1641, AT III 375-377 (deux traductions précédentes in Lettres de M. Descartes, éd. Clerselier III, p. 629-631, puis in AM IV, p. 354-358) pour laquelle Jean Terrel suit l’identification proposée par Gianluca Mori qui fait de Hobbes son rédacteur (voir BC XLIII, p. 198-199) et des réponses successives de D. (Descartes à Mersenne, 16 juin 1641, AT III 382-383 et juillet 1641, AT III 391-397) qu’un commentaire spécifique rapporte au contenu des Objections et Réponses comme une tentative pour prolonger le débat qui s’y est initié. Enfin, une table des matières très précise permet une circulation aisée dans le commentaire proposé. La traduction semble en tous points excellente et conforme aux critères contemporains de littéralité et de proximité au texte traduit, tout en conservant au propos une parfaite lisibilité. Son détail ne manquera pas d’être éprouvé lors de lectures que solliciteront des travaux exégétiques. Pour sacrifier au genre du compte rendu, on pourra d’ores et déjà contester à l’A. d’avoir suivi Luynes dans la traduction d’AT VII 27, 14 où « mens, sive animus » est rendu par un seul terme (« esprit ») au motif que « Descartes ne donne pas à mens et à animus deux sens distincts » (p. 43, n. 4). Car on peut penser que D. ne transcrit pas là encore ses propres positions (car la mens, c’est l’âme, dans le français de D.), mais que l’énumération et donc les distinctions rapportent des usages non encore clarifiés qu’il convient justement de restituer dans leur litanie, d’autant que D. lui-même s’y tient lorsqu’il commente pour Hobbes son propre texte (voir p. 49, n. 1). Le choix du commentaire est d’être thématique, regroupant et distribuant le contenu des Objections et Réponses sous quatre thèmes essentiels : « Commencer : les deux premières méditations », « Qu’est-ce qu’une idée ? », « Véracité divine, erreur et libre-arbitre, évidence et assentiment », enfin « De l’essence distinguée de l’existence ». Le commentaire, toujours fort éclairant, a en outre la vertu de restituer les positions hobbesiennes dans la perspective de leur éventuelle évolution dans l’œuvre du philosophe anglais. L’ensemble, joint au commentaire des mêmes textes par M. Pécharman, dans le collectif dirigé par D. Arbib (et qui sera recensé dans sa totalité dans le prochain numéro du Bulletin) offre désormais au public francophone un dossier d’une grande complétude et qualité sur cette discussion. Au registre des rares remarques sur l’aspect matériel de l’édition, on signalera quelques coquilles glanées au hasard (p. 14, n. 1 « cest » ; p. 38, note 2 (« Mersenne. ou »), p. 41 n.1 « intélliger » ; « Arnaud », p. 28, 29, 258) et que le texte latin est établi par l’auteur sans que l’on ne sache, sauf erreur, quel texte il a prétendu établir. Une brève note à ajouter pour une prochaine réimpression donnant ces quelques renseignements serait sans aucun doute bienvenue. De même, bien que ces Objections et Réponses soient les plus courtes, on ne manquera pas de regretter que la pagination de l’édition AT n’ait pas été reproduite en marge du texte latin, voire celle de la traduction Clerselier en marge de la nouvelle afin de permettre de rapides et exhaustives comparaisons. On aura compris que l’on a affaire à un excellent travail pionnier dont on espère qu’il suscitera des vocations pour les autres pièces manquantes.

Gilles OLIVO (Université de Caen Normandie)

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Pour citer cet article : Gilles OLIVO, « HOBBES Thomas, Objections aux Méditations — DESCARTES, René, Réponses. Un débat impossible, traduction et commentaire de Jean Terrel, Paris, Vrin, 2019, 298 p. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.

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MARRONE, Francesco, Realitas objectiva. Elaborazione e genesi di un concetto, Bari, Edizioni di pagina, 2018, 511 p.

Encore que l’ouvrage ne contienne pour ainsi dire aucun développement proprement cartésien, il intéresse au plus haut point les études cartésiennes puisqu’il s’efforce de fournir une genèse du concept de realitas objectiva dont on avait jadis attribué l’invention au D. de la Med. III. Il n’en est pourtant rien puisque ce concept s’est élaboré selon l’A. dans le contexte de la filiation scotiste de ce que l’on a appelé le scotisme formaliste. Ce faisant, l’ouvrage reprend à nouveaux frais un dossier qui fut ouvert par É. Gilson, lequel affirmait dans son Commentaire du Discours de la méthode (Paris, 1925) que « l’origine scolastique de l’expression realitas objectiva est évidente » (p. 321), renvoyant pour en attester à Ockham et à Biel. Le compte rendu du Commentaire par R. Dalbiez en 1929 allait révéler l’importance sous-estimée par Gilson de l’apport de Duns Scot et de ses sectateurs en la matière, ouvrant à une nouvelle discussion. Gilson lui-même reprendra le dossier dans ses Études sur le rôle de la philosophie médiévale dans la formation du système cartésien, ce qui l’amènera à revenir sur l’irréductibilité de la scolastique médiévale au seul thomisme, au contraire de ce qu’il avait eu tendance à penser jusque-là. La publication de l’ouvrage de T. J. Cronin, Objective Being in Descartes and in Suárez (1966) reconduira la genèse de ce concept à la distinction suarézienne du concept formel et du concept objectif, fixant l’orientation dominante d’une série de nouveaux travaux auquel cet ouvrage appartient par sa thématique : citons, parmi d’autres, N. J. Wells, J. C. Doig, C. Normore, J.-F. Courtine ou T. Kobusch dont l’article du Historisches Wörterbuch der Philosophie indiquait que les In tractatum formalitatum Scoti sententia (1505) d’Antonio Trombetta (1436-1517) étaient à l’origine de l’expression. Le livre de F. Marrone (issu de sa thèse mais dont la rédaction a été permise par un projet de recherche significativement intitulé Ens, res, realitas) offre sans aucun doute l’acquis le plus précis et le plus novateur au sein de cette lignée. Le plus précis car il manifeste la volonté, tenace, de se concentrer sur la locution en cause pour en traquer les premières occurrences et en justifier le sens, en évitant que d’autres concepts qui lui semblent apparentés ne s’y substituent et n’accaparent le centre de l’examen, comme cela a été, par excellence, le cas du conceptus objectivus suarézien ; le plus novateur en conséquence, car l’enquête s’est, ce faisant, contrainte à une recherche historiographique problématiquement remarquable en ce qu’elle s’efforce de rendre précisément raison de la déviance cartésienne par rapport à la ligne généalogique que la bibliographie susdite lui a prêtée à partir du conceptus objectivus suarézien. Car, remarquant que D. n’a pas assumé ce vocabulaire lors même qu’il aurait pu le faire, on peut établir que la notion de realitas objectiva relève d’une tradition doctrinale médiévale et scolaire distincte de celle qui aboutit au concept suarézien : ces deux concepts n’ont pas même origine, et celui-ci ne saurait constituer l’origine de celle-là. La récolte de cette nouvelle enquête en origine s’avère foisonnante.

La première occurrence du concept de realitas objectiva (qui fait couple avec celui de realitas subjectiva) découverte par l’A. se trouve dans les Quaestiones super octos libros Physicorum Aristotelis (1481) de Joannes Canonicus (Francesc Marbres), scotiste actif dans la seconde moitié du XVe s. Le terme connaît sa première thématisation explicite dans les Formalitates moderniores de mente clarissimis doctoris subtilis Scoti (1484) d’Antoine Sirect, trouve son développement le plus abouti dans les In tractatum formalitatum Scoti sententia d’Antonio Trombetta (éd. 1502 puis 1505, qui republient les Formalitates) et sera largement répandu dans le contexte de l’université de Paris par l’influent Pierre Tartaret (mort en 1522). La diffusion du concept s’étend du XVe au milieu du XVIIe s. : Marrone prend pour terminus ad quem le Rerum Metaphysicarum Libri Tres ad mentem Doctoris Subtilis de Martin Meurisse (1643). Ces auteurs, appartenant tous à une tradition scotiste, ont en commun de traduire, selon l’expression de l’A., dans le vocabulaire de la realitas une thèse que Scot avait élaborée dans celui du conceptus, de sorte que leur contribution n’apparaît pas tant doctrinale que de transposition. En effet, l’invention de la notion de realitas objectiva répond, dans le contexte de la thèse scotiste de l’univocité de l’étant, à la requête de la possibilité d’une prédication transcendantale de l’étant qui autorise la subsomption de Dieu et des créatures sous le seul concept d’étant. Or la difficulté rencontrée est connue, qui oppose l’universalité présupposée de la prédication de l’étant à l’individualité des sujets prédiqués, au premier chef desquels Dieu lui-même. La réponse de Scot consistera à déplacer l’univocité, de la realitas (des choses mêmes hors de l’esprit) au conceptus (seul univoque, comme concept de l’esprit), ce qui suffit à assurer la viabilité de la prédication. C’est dans ce cadre spéculatif que prend place, chez nos auteurs scotistes, le dédoublement de la notion de realitas en realitas subjectiva et realitas objectiva qui obéit à la même requête que la distinction chez Scot de la realitas et du conceptus, mais pour mieux l’accomplir. En effet, la distinction entre realitas et conceptus restant ambiguë et risquant d’entacher l’univocité recherchée, nos scotistes la reformulent en distribuant le poids de la realitas de Scot sur le terme de realitas subjectiva, et celui du conceptus sur le terme de realitas objectiva. L’univocité de l’étant, contradictoire lorsqu’elle vise la realitas subjectiva, est celle, seule possible, de la realitas objectiva. À son tour et conformément à la position de Scot, la possibilité de cette dernière requiert qu’elle soit dotée d’une consistance d’être dans l’entendement qui, si elle n’est pas celle d’une realitas subjectiva, n’est pas rien, n’est pas un ens rationis. Le choix de la transposition de la thèse de Scot dans le vocabulaire de la realitas (objectiva) présente l’avantage de rendre immédiatement manifestes cette requête et sa satisfaction. Du même coup, (1) la nouvelle notion dédoublée de realitas contraint de remodeler l’identité entre realitas et existence qu’autorisait la distinction entre realitas et conceptus puisque seule la realitas subjectiva a désormais rapport à l’existence ; (2) la notion de realitas ne peut être entendue qu’à partir de la priorité de la realitas objectiva, qui lui donne son sens premier et originaire, celle de realitas subjectiva n’en constituant qu’une spécification dotée d’un sens existentiel ; (3) la realitas objectiva désigne le contenu d’une pensée qui est pensable per se et dont l’intelligibilité n’est pas le résultat d’une opération de l’entendement ; (4) d’où que la realitas comprise selon le sens recteur de la realitas objectiva s’entende désormais essentiellement par opposition à la fictio, par quoi son modus essendi comprend celui de l’esse objectivum mais ne s’y réduit pas, faute de quoi il serait assimilable à un ens rationis. (5) Aussi n’est-il pas surprenant qu’avec Meurisse, la notion de realitas objectiva gagne en extension et soit mise en œuvre dans le cadre de la définition de la ratio entis, relativement à la notion d’ens reale, c’est-à-dire selon une préoccupation que n’accapare plus seulement la question de l’univocité de l’étant. Ainsi s’ébauche un fil conducteur qui, partant de Scot et de l’ens ratum, mène jusqu’à la notion de realitas objectiva (les scotistes mentionnés plus haut, ainsi que quelques épigones de moindre importance), puis de celle-ci jusqu’à l’ens reale (Cajetan, Suárez et Meurisse).

Notre compte rendu, qui s’efforce seulement de restituer le fil conducteur de ce travail, ne peut rendre le détail fort impressionnant d’une enquête remarquable, détail qui ne peut trouver sa place dans le cadre d’un bulletin cartésien. Il reste que tout travail à venir sur la distinction cartésienne entre realitas objectiva et realitas formalis de l’idée devra partir des analyses proposées dans cet ouvrage, appelé à devenir l’ouvrage de référence sur la question. On regrettera évidemment que la question de l’idée cartésienne n’y ait été comme telle abordée et soit restée à sa lisière : car une fois trouvée et exposée l’origine des distinctions que celle-ci met en œuvre, encore convient-il d’expliquer pourquoi cette distinction des réalités formelle et objective a précisément trouvé à s’énoncer en termes d’idée. Comme l’A. s’en justifie après une enquête longue et fouillée, cela devra faire l’objet d’un autre ouvrage que nous ne pouvons qu’appeler de nos vœux.

Gilles OLIVO (Université de Caen Normandie)

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Pour citer cet article : Gilles OLIVO, « Francesco Marrone, Realitas objectiva. Elaborazione e genesi di un concetto, Bari, Edizioni di pagina, 2018 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.

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DESCARTES, René, Œuvres complètes, sous la direction de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner, t. I, Premiers écrits. Règles pour la direction de l’esprit, Paris, Gallimard, « Tel » 415, 2016, 753 p.

Après la parution en 2009 du t. III des Œuvres complètes (voir BC XL, 1.1.4.) et en 2013 des deux volumes de la Correspondance éditée par J.-R. Armogathe (Œuvres complètes VIII – 1 et 2) (BC XLIV, 1.1.), paraît dans la même collection le premier tome très attendu puisqu’il contient « l’ensemble des textes cartésiens que l’on sait ou que l’on juge être antérieurs à 1629 » (p. 19), exclusivement composé de textes non publiés par D., parus posthumes, édités ou traduits et annotés par les directeurs de ces OC, auxquels il faut ajouter M. Beyssade, F. de Buzon, A. Warusfel et la collaboration, pour les thèses de droit, d’A. Laingui. Le choix du terminus ad quem emprunte à l’appréciation portée par D. lui-même sur cette année 1629 comme celle d’un tournant dans sa vie philosophique, mais aussi à l’estimation de la date de rédaction de nombre de ces écrits. Une telle tâche engageait donc un travail et ces décisions proprement scientifiques d’éditeurs à l’aune desquelles l’on juge de la qualité générale d’une édition et l’on ne contestera pas que les responsables de ce t. I méritent de vifs éloges. Parmi ces décisions lourdes d’enjeux interprétatifs, on signalera bien entendu l’absence de La recherche de la vérité que les éditeurs ont prévue dans le t. VI des OC, comprenant les « Écrits polémiques » postérieurs à mai 1643, décision dont on attendra avec impatience de lire les justifications qui ne manqueront pas d’être données. Concernant ce tome, les éditeurs ont distingué trois ensembles éditoriaux, de proportions de facto inégales (introduction générale : « Le premier Descartes : idées et travaux », p. 20-21).

Le premier ensemble ne comprend, sous le titre Thèses de droit, que la traduction du placard qui annonce la soutenance publique de la licence en droit de D. (1619) et en publie les 40 thèses des deux droits sur l’établissement des testaments précédées d’une dédicace originale (on sera sensible aux différences entre la présente traduction des thèses elles-mêmes et celle que nous avons proposée dans notre propre édition). Le second comprend des notes et travaux de Beeckman et/ou de D. que l’on peut dater de 1618-1621, consécutifs à leur rencontre décisive, et d’autres textes recopiés ou rédigés entre 1628-1629. On trouve d’abord dans cet ensemble une première série de quinze notes rédigées par Beeckman au jour le jour entre le 10 novembre 1618 et mai 1619. Une seconde série comprend deux opuscules rédigés par D. entre 1618-1619 et que Beeckman a fait copier vers 1628 : un essai sur la chute des corps et un autre d’hydrostatique. L’Abrégé de musique qui, dans le Journal, suit les opuscules précédents est offert par D. à Beeckman en étrennes le 1er janv. 1619. F. de Buzon en donne une nouvelle traduction annotée qui prend pour « base » (p. 148) sa traduction de 1987 (voir BC XVIII, 1.1.2). Cette traduction se trouve dans cette édition juste après la troisième et dernière série de textes liés à la relation avec Beeckman, qui comprend des notes de 1628-1629, certaines attribuables à Beeckman, d’autres qui sont des copies littérales de textes cartésiens. Un tableau donne la correspondance entre tous ces textes, l’édition de C. de Waard du Journal et la pagination AT. Ces extraits du Journal de Beeckman excellemment choisis, introduits, traduits et annotés constituent à eux seuls une nouveauté éditoriale de premier ordre en traduction française (on pourra les compléter en recourant au riche dossier que constituent les Lettere 1619-1648 échangées par D., Beeckman et Mersenne, publiées, traduites et annotées par G. Belgioioso et J.-R. Armogathe chez Bompiani en 2015 : voir le BC XLVI, 1.1).

Le second groupe de textes comprend ensuite une traduction des écrits qui nous sont connus par le Registre C mentionné dans l’Inventaire de Stockholm sous le nom de Parnassus. Les éditeurs donnent une traduction et une remarquable annotation qui transcrivent et rendent accessibles en écriture et langage mathématiques contemporains les questions, sans cela définitivement inaccessibles, abordées dans ces notes par D. C’est le même principe de transcription en langage mathématique contemporain qui fait de la nouvelle traduction annotée des Exercices pour les éléments des solides par le regretté A. Warusfeld un remarquable outil de travail offrant l’accès (et donc l’éventuelle possibilité de comprendre à qui voudra désormais s’en donner les moyens) à ce texte sans cela si opaque (texte auquel l’édition traduite et annotée de P. Costabel avait déjà entrepris de faciliter l’accès, cf. BC XVIII, 1.1.3 ; ce compte rendu était lui-même d’A. Warusfel). Ce groupe de textes rassemble également les « notes et projets philosophiques » de 1619-1623 qui nous sont connus par Baillet ou Poisson ainsi que les Cogitationes privatae (qui nous sont connues par Leibniz) pour l’édition desquels les éditeurs suivent pour l’essentiel l’ordre d’AT et les interprétations d’H. Gouhier dans Les premières pensées de Descartes – V. Carraud et moi-même ayant naguère (BC XLIV, 1.1.) édité ces textes différemment, en essayant de restituer autant que faire se pouvait ce « traité imparfait » que fut le Studium bonae mentis, nous laissons aux lecteurs le soin de juger des mérites philosophiques respectifs de ces deux éditions.

Enfin, le troisième et dernier groupe de textes est celui des écrits de la fin de la période parisienne (1627-1628). Après avoir proposé une nouvelle traduction du Jugement sur quelques lettres de Monsieur de Balzac, viennent enfin, last but not least, les Règles pour la direction de l’esprit. Ces dernières bénéficient, on s’en sera douté, d’une attention et d’un traitement que l’on ne dira pas de faveur (même si elles ont le privilège d’être données également en latin), puisqu’elles sont aussi soignées que les autres textes du volume, mais dont on ne peut manquer de reconnaître, si l’on tient compte de l’importance de l’œuvre et de ses enjeux, qu’elles auront manifestement demandé un travail de grande envergure associant l’ensemble des collaborateurs philosophes du volume, pour une traduction qui s’avère, à une lecture attentive bien que cursive pour les besoins de ce compte rendu (ce ne peut être ici le lieu de discuter le détail de tel choix de traduction ou de telle annotation dans un ensemble qui demande à être éprouvé par un travail patient d’interprétation), en tout point remarquable selon les exigences contemporaines, conjoignant l’exactitude attendue de ce genre d’exercice avec le souci de rendre autant que possible la cadence et l’ordre de la phrase latine, ce qui permet à tout moment de suivre le raisonnement et de prendre position sur les décisions de traduction qui sont prises. L’annotation est elle aussi de tout premier plan, s’efforçant de faire droit à l’ensemble des problèmes interprétatifs en tenant compte, à peu près, de la bibliographie la plus récente tout en prenant position sur les questions disputées. À titre d’exemple, on renverra à la justification des choix de traductions, aux développements historiques et aux argumentaires qui figurent dans la série des notes à la Regula IV tournant autour de l’épineuse question de la Mathesis unversalis (notes 80 et sqq.) qui livrent une interprétation de la difficulté (comme se doit de le faire une traduction dûment annotée), tout en délivrant un dossier exégétique assez complet et donc ouvert à qui décidera de s’y intéresser. La bibliographie elle-même, répartie thématiquement, et bien qu’inévitablement incomplète (parmi d’autres titres absents possibles, et non des moindres, on ne manquera pas de regretter que n’y figurent pas les quelques grands textes où Heidegger prend position sur cet ouvrage), facilite l’accès aux interprétations en lice. Puisqu’il faut sacrifier au genre du compte rendu, on se permettra de regretter que la note 87 sur le sens qu’il faut donner à « inexplicabilibus figuris » (AT X 377, 6-7) ne cite pas l’article de P. Costabel sur la question (« Les Regulae et l’actualité scientifique de leur temps », BC XIII, 2.1.4) ; que la note 84 rendant compte de la traduction de « philosophiae etiam et Matheseos veras ideas » (AT X 376, 18-19) ne fasse pas état, pour la justifier, de la difficulté qu’il y a à traduire littéralement l’expression (choix qui n’était pas celui de J. Brunschwig) – la question étant du reste liée au sens que l’on donne à la locution à laquelle nous venons de faire référence – ni ne se prononce sur le sens que prend ici « philosophia » (sans doute la philosophie naturelle). Regrettons que la même note avance sans autre forme de discussion (en s’appuyant sur le livre de R. Ariew, Descartes and the last scholastics, BC XXX, 2.1.1) qu’idea « pour désigner exclusivement les impressions du sens commun et de la fantaisie ou imagination […] est courante à l’époque » : ce qui a pu être contesté, ce terme s’entendant dans les cas envisagés exclusivement au sens de modèle présent dans l’esprit d’un artisan au titre d’un exemplar (et de la causalité exemplaire) et à ce seul titre, ce qui est fort loin de recouper le sens cartésien que la note prête au terme dans les Regulae ; que la même note fasse référence, pour confirmation de ce qui précède, à la note 93 en laquelle se trouve cité le titre du chapitre 7 de l’Apologia pro Archimede (1597) d’Adrianus Romanus (« Ideam quaedam universalis mateseos ») dont le corps du texte (p. 23) fait, par apposition, d’idea un explicans de « adumbratio », esquisse (« proponemus adumbrationem, sive ideam ») ; que la note 165 expliquant la priorité de l’entendement énoncée par AT X 395, 22-23 tienne que « cette priorité de la connaissance de l’entendement ou de l’esprit (par lui-même) […] sera bien entendu [sic !] maintenue dans la métaphysique ou philosophie première de Descartes », en faisant référence à la Meditatio II, alors qu’il a pu être soutenu que la primauté de l’entendement et celle de l’ego font deux, ce dont témoignerait La recherche de la vérité, possibilité interprétative qui requerrait, même et surtout si on ne la partage pas, d’être indiquée voire contestée ; annotation qui fait, entre autres, système avec la note 175 qui voit en AT X 398, 20 l’indication de l’unification des Regulae VI et VIII en un « passage de la méthode à la métaphysique », d’autant plus sujet à caution qu’on a pu contester que l’on puisse trouver dans les Regulae la moindre intention d’écrire ou d’envisager une philosophie première ; enfin et pour s’arrêter là, on regrettera que l’annotation des si difficiles Regulae XIII et suivantes continue d’être, comme dans la plupart des commentaires, le parent pauvre (mais la difficulté de ces textes explique et donc excuse sans aucun doute cela) d’une annotation pour le reste généralement impeccable. Nous précisons pour finir que tous les textes bénéficient de traductions nouvelles (y compris pour les traductions que certains contributeurs avaient déjà publiées, qui ont été revues et modifiées), d’une présentation toujours éclairante, d’une annotation scientifique extrêmement précise, d’une bibliographie finale et d’un index des noms qui facilite l’usage du volume. C’est dire à quel point on doit savoir gré aux éditeurs d’avoir donné à la fois à la communauté des savants et à celle des étudiants un volume d’Œuvres de D. qui fait désormais autorité.

Gilles OLIVO

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Pour citer cet article : Gilles OLIVO, « DESCARTES, René, Œuvres complètes, sous la direction de Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner, t. I, Premiers écrits. Règles pour la direction de l’esprit, Paris, Gallimard, « Tel », 2016 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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BORGHERO, Carlo & BUCCOLINI, Claudio, éd., La ragione et le sue vie, Florence, Le Lettere, 2015, 480 p.

La réception et l’héritage de ce qui constitue un jalon incontesté du cartésianisme, la question de la méthode, est paradoxalement un parent pauvre de son historiographie. La difficulté à comprendre et repérer dans les œuvres publiées par D. les lieux de sa méthode, sa teneur et son rapport à la logique – dès lors que D. lui-même, dans la Lettre-préface à la traduction française des Principes, énoncera précisément l’équivalence entre méthode et logique (AT IX-2 13, 24-14, 1 ; 15,10-13) – constitue l’une des croix, non seulement des études cartésiennes, mais d’abord de sa réception immédiatement contemporaine, comme peuvent en témoigner, parmi d’autres et à des titres divers, les efforts d’interprétation implicites de la Logique de Port-Royal (1662) ou explicites du Commentaire ou remarques sur la méthode de René Descartes (1670) par le Père Poisson. Le collectif dont nous rendons compte constitue à cet égard une réussite parce qu’il s’efforce de considérer de manière précise l’assomption de cette méthode sur un point précis, celui des savoirs et des procédures engagés dans la méthodologie de l’élaboration de la preuve. Cet examen parcourt ce faisant plusieurs thématiques disciplinaires, du XVIe au XVIIIe siècle, des antécédents cartésiens en la matière jusqu’à sa postérité éclairée. Se dégage de cette enquête aussi bien la persistance de thèmes éminemment cartésiens que la diffusion de ses procédures dans des disciplines qui originellement ne furent pas pressenties par D. pour faire partie des disciplines passibles de la méthode. C’est ainsi que l’on trouve dans l’ensemble des savoirs de ces époques des paradigmes d’inspiration cartésienne concernant les modalités d’élaboration de la preuve ainsi que les techniques argumentatives. On notera tout particulièrement – dans un ensemble dont la taille ne permet pas un compte rendu individualisé (15 articles composent ce fort volume) – un article préalable « Sui precedenti rinascimentali del metodo cartesiano : il rapporto Aconsio-Descartes nell’interpretazione di H.-J. De Vleeschauwer » qui donne en outre en appendice la traduction italienne de l’article du même auteur « Aconsio e Descartes » (par M. Muccillo) ; puis « Il ‘mos geometricus’ fra usi teologici ed esiti materialistici : le obiezioni di Mersenne contro la metafisica cartesiana » (C. Buccolini), « L’admiratio cartesiana in J. Clauberg » (D. Collacciani), « L’eredità cartesiana nel metodo del diritto naturale » (A. L. Schino), « Discussioni sul metodo nel cartesianismo olandese. Il caso di J. de Raey » (A. Del Prete), « Materie di fatto. Procedure di prova e sistemi del sapere nei secoli XVII e XVIII » (C. Borghero), « Attenzione, riflessione e scienza della mente. Suggestioni cartesiane nella scuola scozzese » (E. Levi Mortera). L’ensemble constitue un remarquable outil d’investigation sur cette diffusion multi-séculaire d’un aspect crucial de la méthode cartésienne.

Gilles OLIVO

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Pour citer cet article : Gilles OLIVO, « BORGHERO, Carlo & BUCCOLINI, Claudio, éd., La ragione et le sue vie, Florence, Le Lettere, 2015, 480 p. » in Bulletin cartésien XLVII, Archives de Philosophie, tome 81/1, Janvier-mars 2018, p. 171-223.

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CASSAN, Élodie, Les chemins cartésiens du jugement, Paris, Honoré Champion, 152 p.

L’A. entend faire droit à ce qu’elle estime être un pan délaissé de l’étude du cartésianisme, à savoir son rapport critique aux logiques contemporaines qui permettrait pourtant de rendre compte du mode de constitution du discours cartésien sur la science. Car s’il est significatif que D. ne retient « aucun des concepts de base de la logique » (p. 12), il convient d’expliquer ce geste autrement que comme l’effet d’une pure ignorance ou d’un dédain pour ses débats internes, D. ayant pris soin de prendre position sur ces questions. La première partie du travail (« Les problèmes de contexte », p. 21-50) dresse un résumé condensé, au sein des logiques contemporaines, des doctrines qui ont en partage un abord formalisé et discursif de la doctrine du jugement en tant que proposition (scolastique tardive, p. 24-36) ; La Ramée, p. 36-39 ; Bacon, p. 39-42) et, de manière au fond complémentaire, un projet éthique de formation du jugement pratique en vue d’une vie heureuse (Montaigne, p. 42-50). La seconde partie (« Descartes », p. 51-86) – en laquelle s’affirme l’interprétation cartésienne défendue par l’ouvrage – mesure la portée critique de la doctrine du jugement cartésien et du même coup ce qu’elle a de novateur en matière de doctrine de la science parce qu’elle remet en cause la notion reçue du raisonnement faisant fond sur les syllogismes. La notion de jugement cesse de s’assimiler exclusivement à celle de proposition pour signifier aussi la double dimension de l’acte noétique dont l’esprit est capable en tant qu’il connaît et par lequel il forme des jugements et évalue la vérité des jugements ainsi formés. Dès lors, la proposition effectivement énoncée revêt les caractères que lui prête la sémantique mentale par laquelle s’élaborent les idées vraies, ce qui lui fournit un « contenu propositionnel mental ». Le raisonnement cartésien n’est plus ce faisant la théorisation formelle de l’enchaînement des syllogismes, mais celui de propositions enracinées dans les opérations mentales certifiantes de l’esprit. Selon l’A., cette lecture de la doctrine du jugement permet de rendre compte de l’évolution de son récipiendaire – l’entendement dans les Regulae (la description de cette doctrine du jugement va de la p. 55 à la p. 66, doctrine commune à La recherche de la vérité, p. 66-71, et partiellement au Discours, p. 71-74), puis la volonté dans les Meditationes (la description de cette doctrine du jugement va de la p. 79 à la p. 86, doctrine qui commence de se mettre en place dans la Dioptrique, p. 75 à 78) – grâce à l’évolution de la théorie et de la pratique cartésiennes de la science, c’est-à-dire grâce au changement de la conception de l’objet de la science : « après avoir fait du jugement dans les Regulae l’énoncé des rapports entre les paramètres d’une quaestio, mathématique ou physique, Descartes s’intéresse spécifiquement à la physique ; [il en vient à penser] le jugement comme l’expression des attributs et des modes de la substance corporelle, conformément à la distinction réelle de l’âme et du corps démontrée dans les Meditationes. Dans cette perspective, l’accent finalement mis sur la volonté a une portée épistémique. Il exprime la nécessaire subordination de toute affirmation à une conception claire et distincte de l’objet examiné » (p. 19). Dans ce contexte, les théories du jugement apparaissent comme les substituts cartésiens de la logique. La troisième partie peut alors décrire le champ scientifique unifié et complet gagné par cette théorie du jugement (« Applications », p. 87-113) dans son application à la physique (p. 88-95), à la théorie des tourbillons engagée dans la cosmogonie (p. 95 à 101) et à la morale (p. 101-115) où, en particulier, la pratique n’est pas selon D. une modalité spécifique du jugement, mais une mise en œuvre de connaissances formulées dans les jugements de la science. Une quatrième et dernière partie (« Perspectives », p. 117-136) expose les réceptions port-royalistes (« La logique de Port-Royal : une théorie non-cartésienne du jugement », p. 123-130) et malebranchiste (« Malebranche : le jugement, moteur du déploiement scientifique », p. 131-136) de cette doctrine.

On ne manquera pas de s’étonner et de regretter que ce travail, incontestablement novateur dans son projet, issu d’une thèse plus développée, se trouve pourtant réduit – compte tenu qui plus est de son programme extrêmement ambitieux – à d’aussi exiguës dimensions (136 pages de texte suivies d’une bibliographie, d’un index des noms et d’une table des matières qui totalisent 150 pages) qui ne laissent pas le temps au propos de l’A., fort intéressant au demeurant, de se développer et de s’étayer et au regard desquelles les remarques critiques pourront apparaître comme un procès d’intention du fait de la brièveté du propos exposé et du caractère souvent allusif ou lapidaire des démonstrations proposées. Risquons toutefois les deux suivantes : (1) En quoi « la nécessaire subordination de toute affirmation à une conception claire et distincte » serait-elle un gain de la doctrine du jugement référé à la volonté, puisqu’elle est énoncée dès les Regulae, en tant que l’entendement est l’opérateur du jugement vrai conçu comme deductio qui juge, c’est-à-dire affirme, la dimension d’affirmation contenue dans la deductio tenant à l’acte même de lier et d’assembler les unes aux autres d’autres intuitiones et/ou deductiones préalablement certifiées, afin de poser en les composant les propriétés que l’esprit s’objecte pour les connaître comme unifiées en des objets connus véritablement, c’est-à-dire comme certains (ce que l’A. nous semble du reste décrire p. 60, 62 et 65) ? En sorte que tout jugement, dès les Regulae, est déjà subordonné à une conception (intuitus et/ou deductio) claire et distincte. (2) Pourquoi l’attribution de la fonction du jugement à la volonté résulterait-elle de ce que le D. des Meditationes en viendrait à déterminer les exigences du jugement « comme l’expression des attributs et des modes de la substance corporelle, conformément à la distinction réelle de l’âme et du corps démontrée dans les Meditationes » ? Cela laisserait supposer, non pas bien sûr qu’il n’y a pas de jugements portés sur autre chose que sur les substances corporelles – l’A. sait bien que tel n’est pas le cas, comme elle le dit p. 55 –, mais du moins que tous les jugements possibles se modèlent selon D. sur l’exigence de ceux requis par les jugements physiques sur la réalité extérieure des corps, c’est-à-dire d’une science à visée ontiquement réaliste dont le souci d’instauration d’une physique livrerait le modèle – ce qui est sans doute difficile à tenir si l’on tient compte de ce que le canon des jugements vrais est, selon le D. des Meditationes comme pour celui des Principia, énoncé par la regula generalis dont la formulation est donnée par l’élucidation de la vérité attestée dans l’expérience dite du cogito. Sans doute nos deux questions sont-elles liées en ce qu’elles interrogent la justification de la différence structurant cet ouvrage, reprise par l’A. sans la légitimer à une longue tradition interprétative (à F. Alquié, par exemple), entre « un réalisme scientifique marqué par une indifférence ontologique [= le discours scientifique des Regulae fondé sur le privilège des mathématiques] et un réalisme scientifique tenant compte de la distinction réelle des substances [= le discours scientifique des Meditationes qui résulte des exigences posées par le projet de constitution de la physique] » (p. 55) qui doit ce faisant « savoir comment se prononcer objectivement sur les phénomènes […en] examin[ant] les modalités logiques de la prise en charge du rapport de l’esprit aux objets extérieurs à lui » (p. 75) ; différence dont il nous semble qu’elle est secondaire car dérivée de ce qu’engage pour la doctrine du jugement la compréhension de la vérité comme certitude.

Gilles OLIVO

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Pour citer cet article : Gilles OLIVO, « CASSAN, Élodie, Les chemins cartésiens du jugement, Paris, Honoré Champion » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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