Auteur : Jacques-Louis Lantoine

Auteur : Jacques-Louis LANTOINE

Pierre-François MOREAU, Andrea SANGIACOMO, Luisa SIMONUTTI (dir.) : Spinoza en Angleterre. Sciences et réflexions sur les sciences, Turnhout, Brepols, 215 p.

Comme le rappelle la préface de l’ouvrage, les rapports de l’Angleterre avec Spinoza et de Spinoza avec l’Angleterre dans la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècles ont déjà fait l’objet d’un certain nombre de travaux. L’ambition de cette publication est d’offrir un état des lieux actualisé de ces rapports, et de traiter ensemble les questions métaphysiques (Mogens Laerke étudie par exemple la critique du panthéisme de Spinoza par Henry More, qui le rattache à la Kabbale), épistémologiques (ainsi du statut de l’expérience dans l’échange entre Spinoza et Boyle via Oldenburg, étudié par Evelyne Guillemeau), physiques (notamment ce que la physique hobbesienne a apporté à Spinoza, thème abordé par Andrea Sangiacomo et Theo Verbeek, mais aussi par Cristina Santinelli sur le statut des corpora simplicissima) et politiques (Roberto Evangelista étudie les rapports de la pensée de Spinoza avec celles de Hobbes et de Toland concernant la relation entre religion et politique). Indépendamment de la qualité indéniable des contributions, qu’on ne peut pas toutes mentionner ici, l’unité de l’ouvrage annoncée par le titre et le sous-titre n’est pas évidente. Les éditeurs eux-mêmes indiquent qu’il s’agit en fait d’une étude de la place du spinozisme en Angleterre et en Europe (Manuela Sanna s’intéresse à deux auteurs italiens critiques de Spinoza), étude dont la focalisation sur les sciences n’exclut pas d’étudier d’autres domaines.

On notera le programme ambitieux dessiné par Pierre-François Moreau en postface : celui d’une histoire des réceptions et des circulations qui se donne pour tâche de conceptualiser des traditions, de saisir des a priori nationaux et des conditions de possibilité qui structurent les relations intellectuelles au niveau individuel. La contribution de Catherine Secrétan, qui étudie l’utilisation paradoxale de Hobbes par Velthuysen à l’aune de la notion de « trading zone » (notion forgée par Galison pour désigner un espace local où s’opèrent échanges et emprunts mutuels alors que les cadres théoriques globaux ne coïncident pas) peut également dessiner un cadre conceptuel digne d’intérêt pour une analyse des réceptions d’une œuvre et de ses usages.

Jacques-Louis Lantoine

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Pour citer cet article : Pierre-François Moreau, Andrea Sangiacomo, Luisa Simonutti (dir.) : Spinoza en Angleterre. Sciences et réflexions sur les sciences, Turnhout, Brepols, 215 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLV, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 187-216.

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Clare CARLISLE, Spinoza’s Religion. A New Reading of the Ethics, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 288 p.

Cet ouvrage propose une lecture de l’Éthique qui pourra en déconcerter plus d’un. On mesure le décentrement qu’il faut opérer quand on lit par exemple : « Contrairement à d’autres philosophes religieux, Spinoza ne s’aliène pas les lecteurs non-religieux » (p. 186). Le titre de l’ouvrage et son exergue (une citation des Confessions d’Augustin) annoncent assez clairement de quoi il retourne. Clare Carlisle voit dans le principe d’« Être-en-Dieu » la pensée la plus fondamentale de Spinoza (p. 4). Elle met également en avant la définition spinoziste de la religion comme vertu et comme « disposition » (p. 172), ce qui la rapproche selon elle d’une conception thomiste et la distingue de la religion moderne objectivée en un corps de croyances et de dogmes institués. Ainsi serait-on autorisé à repérer dans l’Éthique une forme de religiosité irréductible à ce que la modernité entend par là. En conséquence, l’auteure voit également dans le système de l’Éthique un moyen de surmonter la rupture avec la théologie (au sens d’un discours sur Dieu et sur la relation des choses à Dieu) et de réparer les « ravages du sécularisme à venir » (p. 60-61). On est assez loin du Spinoza penseur des Lumières radicales, même si elle rend compte de sa critique des religions instituées et de leurs croyances dogmatiques. Loin de participer à la promotion de la course au progrès des sciences censée définir la modernité philosophique, la pensée de Spinoza apparaît à C. Carlisle davantage comme une réaction à la mentalité cartésienne ou baconienne. Elle est censée donner les moyens théoriques et pratiques d’affronter les problèmes que posent la diversité religieuse, la crise écologique, le nihilisme (p. 10), ou le « matérialisme réducteur » (reductive materialism, p. 183). L’Éthique serait ainsi le fruit d’un effort antimoderne (le mot revient plusieurs fois) pour réaffirmer le lien de dépendance des hommes à Dieu et pour renouer avec l’idéal de la contemplation et du repos en Lui. On mesure encore les déplacements que le lecteur doit opérer quand l’auteure suggère que le spinozisme est proche d’une théologie apophatique et qu’elle prétend que Dieu s’approcherait mieux par le silence que par le discours. Reliant Spinoza à Thomas d’Aquin et à la tradition « panenthéiste » (p. 62, à distinguer du panthéisme), elle soutient que Dieu, chez Spinoza, est tout à la fois immanent et transcendant. Elle discute l’importance de la formule Deus sive natura, et explique que Dieu a des « fins intrinsèques » (p. 82), lisant dans l’Éthique une réélaboration plus qu’un abandon de la téléologie. Si l’idéal du sage est la paix et le repos (ainsi traduit-elle parfois acquiescentia) en Dieu, il implique de se détourner des choses périssables. Elle défend également l’idée, inspirée de Don Garrett, selon laquelle le mode est une « quasi-substance » qui pourrait être plus ou moins « en soi » (in se est). Alors qu’on a pu inscrire Spinoza dans une tradition « matérialiste » (en un sens qu’on ne peut pas préciser ici) allant d’Épicure à Marx et Nietzsche en passant par Machiavel, C. Carlisle l’inscrit dans une tradition « idéaliste spirituelle » (p. 32) allant de Platon à Kierkegaard (dont elle est spécialiste) en passant par Augustin, Anselme, Thomas d’Aquin, sans oublier bien sûr Jésus, saint Paul et saint Jean.

Une telle lecture de Spinoza, « entre rationalisme et mysticisme » (p. 151), s’explique par la perspective de son auteure, qui livre d’ailleurs sa propre orientation religieuse comme un mélange de traditions indiennes et de tendances contemplatives issues de la pensée catholique (p. 15-16). Néanmoins, un tel travail suppose parfois de faire fi du lexique spinoziste : ainsi l’auteure parle-t-elle de la « dévotion » de Spinoza, indépendamment de ce qu’il dit de la dévotion dans l’Éthique. Le concept acquiescentia, assez longuement travaillé, est séparé de sa définition comme joie, donc comme passage, au profit d’une étude étymologique, afin de privilégier la tonalité contemplative de l’éthique spinoziste. Cette acquiescentia in se ipso est encore conçue comme une certaine forme d’« obéissance immanente » à Dieu (p. 121) et va de pair avec une certaine manière d’« humilité » (p. 133), indépendamment de ce que Spinoza écrit à propos de l’obéissance (par exemple dans le Traité politique, dont il n’est jamais fait mention, sauf erreur) et de l’humilité. On peut enfin regretter que les rapprochements avec les auteurs médiévaux ou antiques apparaissent parfois un peu forcés.

Jacques-Louis LANTOINE

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Pour citer cet article : Clare CARLISLE, Spinoza’s Religion. A New Reading of the Ethics, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 288 p., in Bulletin spinoziste XLIV, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 205-230.

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SPINOZA : Ethics, traduction de George Eliot, édition, introduction, notes et appendices de Clare Carlisle, Princeton, Princeton University Press, 370 p.

La traduction de l’Éthique par celle qui deviendra la romancière George Eliot fut la première en langue anglaise. Achevée en 1856, elle n’a jamais été publiée, et il faudra attendre plus de vingt ans pour qu’une traduction anglaise le soit enfin. Cette édition et sa précieuse introduction, dues à Clare Carlisle, sont importantes à plusieurs égards. Elles sont d’abord l’occasion de rappeler que le spinozisme a fait l’objet d’un certain intérêt dans l’Angleterre du XIXe siècle, par la médiation de Carlyle et Coleridge, qui ont eux-mêmes connu Spinoza par la médiation des romantiques allemands. L’introduction permet de saisir le réseau de relations qui a conduit George Eliot à s’emparer de Spinoza pour le traduire. C’est à un « cercle » d’intellectuels qu’elle doit sa première rencontre avec le texte du Traité théologico-politique, qu’elle commence à traduire. Elle fait la recension d’un roman et édite des articles de James Anthony Froude, à qui l’on doit une introduction à Spinoza. Ainsi fait-on connaissance avec des auteurs, dont certains positivistes, qui ont contribué en Angleterre à sauver cette philosophie de l’oubli ou du déni auquel elle semblait destinée, du fait de sa réputation d’athéisme. Le compagnon de George Eliot lui-même, George Henry Lewes, avait, avant leur rencontre, écrit un article sur Spinoza en 1843. Il en écrivit un autre en 1866.

Ce réseau de relations qui a présidé à la rencontre entre George Eliot et la philosophie de Spinoza conduit à interroger la relation entre leurs œuvres. Clare Carlisle explique que ces deux « âmes sœurs » se sont peut-être moins rencontrées sur les questions touchant la métaphysique, la théologie et la religion, que sur les question éthiques et anthropologiques, et notamment sur la théorie des affects. Il ne faut pas surévaluer l’influence que l’œuvre de Spinoza a exercée sur celle qui deviendra l’auteure célèbre de Middlemarch : sa culture était si vaste qu’on ne peut prétendre la réduire à n’être qu’une disciple de Spinoza. Clare Carlisle prend le temps néanmoins de montrer qu’il ne faut pas sous-estimer la proximité de leur approche touchant la nature humaine, et la forte impression que l’Éthique a pu faire sur elle. Celle-ci se ressent notamment dans Le Moulin sur la Floss, mais on peut aussi signaler qu’un personnage central de Daniel Deronda est partiellement construit sur le modèle de Spinoza.

Que penser maintenant de la traduction que George Eliot en a fait ? Clare Carlisle prend soin de prévenir qu’elle est « excentrique », et ne répond pas aux normes scientifiques de la traduction qui sont celles d’aujourd’hui. Les notes qui accompagnent le texte permettent au lecteur de s’en rendre compte. À titre d’exemple, George Eliot omet de traduire le vel potius coacta de la définition 7 d’Éthique I. Pour autant, le sérieux et l’engagement de George Eliot, et la pertinence de certains de ses choix, doivent être soulignés. La future romancière n’hésite pas à corriger, avec raison, la leçon de l’édition Bruder sur laquelle elle travaille ; elle consulte d’autres éditions latines, ainsi que les traductions Saisset et Auerbach. Il faut aussi souligner l’élégance et la fluidité de cette traduction, qui rendent la lecture de cette Ethics très plaisante.

Clare Carlisle propose enfin, dans un des appendices, la traduction féminisée du dernier scolie de l’Éthique, tant pour rappeler le caractère exclusif que revêt l’usage du masculin, que pour tester l’universalité de l’œuvre, et rappeler enfin qu’une (et maintenant deux !) femme(s) a été au travail.

On comprend donc que la publication de cet ouvrage n’est pas qu’une curiosité, mais revêt un grand intérêt historique, philosophique et littéraire. Espérons qu’elle permettra à certains de pénétrer dans les œuvres de George Eliot par la médiation de leur intérêt pour l’Éthique, et inversement. George Eliot avait pour ambition de faire partager à un large public cette œuvre difficile. Ce qu’elle n’a pu faire de son vivant. Peut-être cela arrivera-t-il aujourd’hui, et ce sera une nouvelle fois l’occasion d’être infiniment reconnaissants à cette romancière, à qui l’on doit déjà des romans qui figurent parmi les plus grands chefs-d’œuvre de la littérature.

Jacques-Louis LANTOINE

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Pour citer cet article : SPINOZA : Ethics, traduction de George Eliot, édition, introduction, notes et appendices de Clare Carlisle, Princeton, Princeton University Press, 370 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLIII, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 181-218.</p

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Ariel SUHAMY : Spinoza. Philosophe en équilibre, Paris, Ellipses, 192 p.

Conformément à la ligne éditoriale de la collection « Aimer les philosophes » des éditions Ellipses, cet ouvrage ne correspond pas à un travail de recherche universitaire, et pas davantage à une introduction pédagogique ou à un livre de vulgarisation. L’auteur, à qui l’on doit un grand nombre de travaux sur Spinoza, le présente comme une « rêverie » qu’il qualifie de « brouillonne » (p. 185). Il consiste en un essai libre qui circule parmi les thèses et les textes du philosophe (on trouve de longues citations et une sélection d’extraits relatifs à la notion explorée), avec pour fil d’Ariane la « métaphore obsédante » (Charles Mauron, cité par l’auteur p. 187) de l’équilibre. La liberté qui gouverne la rédaction et la lecture de ce travail est celle d’une imagination qui suit le thème de l’équilibre selon un « jeu analogique » (p. 185).

Cette imagination procède cependant selon l’ordre de l’entendement. L’équilibre désigne d’abord la matière de la vie affective et idéelle. La métaphore provient ici du texte spinoziste. Le corps des enfants est « comme en équilibre » (E III 32 sc.), donc en déséquilibre constant du fait des affections du dehors. Aussi les enfants imitent-ils tout ce qu’ils voient faire par autrui. L’auteur repère ensuite, à partir de cette première métaphore, un équilibre tout aussi passionnel mais davantage statique, engendré par une équivalence des idées qui occupent l’imagination. On rencontre ici les figures de l’âne de Buridan, du superstitieux (dont l’inconstance est immobile, tant il fait du surplace) ou du passionné à qui n’adhère qu’un seul affect. Leur repos apparent n’a rien de stable. L’équilibre statique est tout autant déséqui­libré que celui de l’enfant, sans toutefois disposer de la même plasticité. Enfin, Ariel Suhamy dégage le motif d’un équilibre dynamique, où l’on retrouve cette plasticité de l’enfant, adjointe à la productivité active d’une puissance qui résout le déséquilibre dans une rationalité, s’efforce de s’accommoder des aspérités de la réalité (chapitre 6 sur la justice et la charité et les ambivalences affectives), et tend à résoudre les contradictions par le mouvement.

L’équilibre désigne alors la forme de la philosophie spinoziste. Ariel Suhamy y insiste régulièrement : le Spinoza qu’il aime – car il s’agit bien de cela dans cette collection : d’aimer les philosophes – n’est pas dans cette doctrine systématique figée à laquelle on prétend souvent réduire sa pensée. Celle-ci est « sinueuse » et « souple », elle procède par « rééquilibrages en perpétuel mouvement » (p. 14-15 ; voir également page 187). Cet aspect formel trouve son exact corrélat dans le contenu éthique de l’équanimité (chapitre 7).

On peut alors situer la figure de l’équilibre sur trois plans. Celui constitué par la vie affective et éthique des modes humains ; celui que forme la philosophie spinoziste elle-même, avec sa mobilité active délivrée des tergiversations et des déséquilibres passionnels ; et enfin celui de l’ouvrage d’Ariel Suhamy, qui emprunte ce même mouvement sinueux, et n’hésite pas à dévier du thème de l’équilibre pour mieux retomber sur ses pieds quelques pages plus loin, sans avoir véritablement perdu le fil.

Le chercheur, tout autant que l’étudiant ou l’amateur de Spinoza, pourront trouver au détour d’une exploration de l’équilibre des analyses fort éclairantes sur les idées adéquates et inadéquates, sur la justice et la charité, ou bien encore sur l’amour. L’équilibre pouvant figurer la stabilité mobile des bonnes institutions politiques (le chapitre 9 est à cet égard fort intéressant) ou de la vie bonne, il peut par analogie renvoyer au passage de l’inadéquat à l’adéquat, ou au mouvement qu’il faut opérer pour interpréter les intentions et comprendre les actions d’autrui (tantôt à partir de l’âme, tantôt à partir du corps). Le modèle de l’équilibre peut aussi faire penser aux rapprochements fulgurants auxquels procède Spinoza (réalité et perfection, Dieu ou Nature…).

La figure de l’équilibre est donc explorée selon un jeu réglé de l’imagination. Elle permet d’indiquer au lecteur un réseau de sens – plus que de significations, comme l’auteur le souligne à propos du lexique placé en fin d’ouvrage (p. 185) – qui dessine une figure originale de la philosophie de Spinoza.

Jacques-Louis LANTOINE

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Pour citer cet article : Jacques-Louis LANTOINE, « Ariel SUHAMY : Spinoza. Philosophe en équilibre, Paris, Ellipses, 2018 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-décembre 2019, p. 853-890.

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Isabelle SGAMBATO-LEDOUX : Oreste et Néron. Spinoza, Freud et le Mal, Paris, Classiques Garnier, 2017, 160 p.

Au travers des figures d’Adam, de l’aveugle, d’Oreste et de Néron, I. Sgambato-Ledoux analyse les trois formes sous lesquelles le mal semble recevoir une densité ontologique : le péché (chap. 1), la privation (chap. 2) et le crime (chap. 3). Par une lecture fine et détaillée de la correspondance avec Blyenbergh, elle montre qu’il serait inexact de résumer la thèse spinoziste par l’affirmation que le mal n’est rien. La croyance en la réalité du mal et l’effectivité de l’impuissance dans l’histoire et dans le crime ont suffisamment de réalité (p. 37-38, 53, 105, 153) pour être référées à ce qu’elle appelle un « fonctionnement animique » (p. 19) particulier, l’anima renvoyant à la « partie » de l’âme [mens] qui se rapporte au corps.

L’ouvrage s’inscrit dans la continuité des études spinozistes récentes qui accordent toute sa place à l’imagination. C’est un régime de l’imagination qui explique la désobéissance d’Adam, la croyance en une privation, et enfin le crime de Néron. La morale est paradoxalement à la racine du mal : elle est méconnaissance de la vertu vraie, d’où la faute d’Adam et sa culpabilité, qui la précède (à l’occasion de cette dernière remarque est opéré un premier rapprochement avec Freud, p. 50). La comparaison entre l’aveugle et l’homme en général est elle aussi imaginaire et conduit à parler en termes de privation. Enfin, l’inhumanité dont témoigne Néron s’enracine dans un régime animique absolument passif. Chaque fois, l’anima est sous la « dépendance » du corps, non de l’entendement (p. 60).

L’A. insiste cependant tout au long de l’ouvrage sur la positivité, non du mal en tant que tel, mais des causes et des effets de l’attachement au mal, entendu comme croyance en sa réalité et comme appétit de ce qui nuit. Lorsqu’elle rencontre le curieux silence de Spinoza à propos des effets affectifs de la privation, l’auteure recourt à Freud pour compléter l’analyse spinoziste (p. 84). L’introduction examine la résistance de Blyenbergh à l’égard de la vérité, autre témoignage d’une certaine forme de puissance de l’impuissance (p. 19-25).

C’est un second mérite de ce livre que de déterminer ce qui distingue, dans les œuvres et dans leurs auteurs, l’impuissance et la puissance. Si le mal, considéré du point de vue de l’éternité, n’est rien, s’il est une fiction de l’imagination relative au temps, il est cependant bien quelque chose du point de vue de la durée. Il y a bien du meilleur et du pire dans l’histoire individuelle et collective. Quel critère permet de départager la justice d’Oreste et l’injustice de Néron ? S’appuyant sur la Lettre 17, qui sous-tend l’ensemble de la réflexion (et dont l’analyse fait l’objet d’un ouvrage à paraître, Les causes de l’impuissance animique. Spinoza à la lumière de Freud), l’auteure distingue un fonctionnement animique passif (régime imaginaire) et un fonctionnement animique actif (régime imaginatif) (p. 32 et note p. 41).

L’A. voit dans le « terrible » historique (p. 87-88) et le crime individuel l’effet d’une insuffisante intégration du savoir rationnel dans l’anima. La désobéissance d’Adam et l’inhumanité de Néron témoignent d’un ordre des idées de l’imagination déterminé par la causalité extérieure, Néron étant la figure d’une nature humaine et individuelle désintégrée. C’est à l’occasion de l’analyse génétique de son crime que l’ouvrage développe la relation Spinoza – Freud, autant pour les distinguer que pour compléter l’analyse spinoziste (chap. 3).

L’usage éthique et pédagogique des comparaisons auquel recourt Spinoza dans ses lettres et la référence à Oreste mettent au contraire en évidence une imagination dont l’ordre des idées suit un ordre valable pour l’entendement (p. 32, 68, 77 et p. 114-116). Cela relève de l’animique dans sa dimension active. Ce qui distingue ce régime d’imagination, c’est la structuration « humaine » d’un désir (chap. 3). Les actions viennent s’insérer dans le réel de façon « prudente » (p. 62), le régime imaginatif consistant à inscrire dans la durée la rationalité d’un savoir éternel.

La comparaison avec Freud n’est pas une fin mais un moyen pour livrer une compréhension adéquate du mal, sans projection incontrôlée du freudisme dans le spinozisme, mais au service d’une « psychanalyse » spinoziste (p. 34). Il est possible de repérer, dans la Correspondance avec Blyenbergh, une génétique déterministe des affects qui font la négativité de l’histoire (p. 36-37, 69, 87…). Spinoza met en place une forme de « thérapeutique » (p. 134) qui vise à restituer un fonctionnement animique actif. L’A. appelle enfin de ses vœux un usage « prophylactique » (p. 88, 134, 157) d’une telle psychanalyse freudo-spinoziste : inscrire la rationalité dans la durée permettrait à chacun d’« advenir à soi » (p. 136, 142, 156).

Jacques-Louis LANTOINE

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Pour citer cet article : Jacques-Louis LANTOINE, « Isabelle SGAMBATO-LEDOUX : Oreste et Néron. Spinoza, Freud et le Mal, Paris, Classiques Garnier, 2017 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XL, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 857-889.

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