Auteur : Jean-Philippe Deranty

Diego BUBBIO, God and the Self in Hegel. Beyond Subjectivism, Albany, State University of New York Press, 2017, 228 p.

Le livre s’attaque aux fondements du système, notamment aux passages qui semblent les plus ardus à réconcilier avec la sensibilité philosophique contemporaine : ceux dans lesquels Hegel déclare que la connaissance de Dieu est la clef de voûte du système. L’objectif général est de contribuer aux débats contemporains animant la réception anglophone sur l’interprétation de l’idéalisme absolu et ses implications pour la métaphysique. L’ouvrage propose d’aborder ces questions du point de vue de la théologie et des Leçons sur la philosophie de la religion. Bubbio situe son intervention dans le sillage de Paul Redding. Ce dernier veut frayer une alternative entre les « réalistes conceptuels » qui voient Hegel rétablir une métaphysique rationaliste débarrassée des restrictions kantiennes, et les lectures révisionnistes qui lisent son projet comme un élargissement du projet transcendantal incluant les conditions sociales et historiques de production des normes, lecture qui implique le rejet de la métaphysique. La voie proposée par Redding, une lecture « révisionniste sous conditions », fait sienne les réserves kantiennes, mais ne conclut pas que la métaphysique en est condamnée pour autant. Il s’agit de repenser celle-ci, à la suite de Béatrice Longuenesse, comme « science de l’être en tant qu’être pensé » (p. 63). Cette lecture se veut « perspectiviste » et « normative » : les catégories de la Logique sont censées formaliser les processus d’auto-correction des normes internes à la pensée, processus immanents aux pratiques des communautés historiques et basés sur les mécanismes de reconnaissance. Les êtres humains doivent se reconnaitre réciproquement comme êtres de raison afin de réaliser leur capacité à établir un « espace des raisons » donnant un accès « médiatisé » à l’effectivité. Bubbio cherche à justifier sous cet angle l’idée que la pensée de Dieu est le point de capiton du système. Pour ce faire, il centre sa lecture sur le concept de kenosis, le sacrifice de la nature divine infinie dans l’incarnation. Le nœud de la démonstration est l’affirmation d’une double homologie. D’abord, entre le perspectivisme normatif et le concept du Dieu chrétien s’auto-sacrifiant, puisqu’il s’agit de faire descendre le principe d’autorisation suprême des normes dans le monde auxquelles ces dernières se rapportent. La seconde homologie rapproche l’incarnation divine de l’abandon de soi des consciences dans les processus de reconnaissance. Ce serait ainsi le schème conceptuel de l’auto-sacrifice qui permettrait de rendre compte de l’unité profonde de la pensée hégélienne. Il faudrait lire littéralement les passages où Hegel fait du Dieu chrétien la condition ultime, à la fois logique et historique, du déploiement achevé de la rationalité, notamment pour les subjectivités modernes censées avoir plein accès à cette dernière. La mort de Dieu permettrait « au Moi de contribuer à la production d’une normativité qui ne reflète pas l’ancienne conception légaliste du divin, mais qui constitue l’essence même du projet idéaliste » (p. 135). Par les questions qu’elle soulève, l’interprétation la plus en pointe fait ainsi retour aux questionnements des tout débuts. Doit-on lire Hegel métaphoriquement dans ses envolées métaphysiques ? Ou faut-il lui faire l’honneur de le lire pour ce qu’il a écrit ? Le chapitre 3, qui définit l’« idée de Dieu » en recourant à la tradition herméneutique et à sa méthode d’interprétation figurative, apporte des éléments éclairants sur ces questions. Mais le questionnement fondamental demeure. Si on se refuse à faire de la pensée de Dieu le couronnement et la condition de la connaissance rationnelle, la fidélité à Hegel n’implique-t-elle pas de passer à autre chose, comme l’ont fait justement les générations successives de penseurs post-hégéliens ? Le livre ne prend pas de distance interprétative vis-à-vis de Hegel et semble vouloir suggérer que le problème ne se pose pas pour ceux qui partagent eux-mêmes la foi chrétienne. Cette solution semblera difficile à suivre pour de nombreux lecteurs.

Jean-Philippe DERANTY (Macquarie University)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXVIII chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Jean-Philippe DERANTY, « Diego BUBBIO, God and the Self in Hegel. Beyond Subjectivism, Albany, State University of New York Press, 2017 », in Bulletin de littérature hégélienne XXVIII, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 821-856.

♦♦♦