Auteur : Jean-Robert Armogathe

Baillet, Adrien, La Vie de monsieur Descartes, édition annotée par A. Bitbol-Hespériès, Les Belles Lettres, « Encre marine », Paris, 2022, CXXIV-1 320 p., avec 29 planches couleurs et un index

Héritier de Claude Clerselier (1614-1684), l’abbé Jean-Baptiste Legrand († 1704) avait formé le projet d’une édition complète et s’était mis à l’œuvre sans retard : on trouve la date de 1684, écrite de sa main, en marge d’une des lettres communiquées par La Hire (Bibl. Nat. fr. n. a., 5160, f. 23). Il avait aussi hérité de nombreux mémoires de Clerselier sur Descartes, et il paraît même avoir commencé à écrire la vie du philosophe ; mais, sans doute afin d’être tout entier à son édition, il céda cette partie de sa tâche à l’abbé Adrien Baillet, en lui remettant tous ses papiers (voir sur ce point Pierre Bayle, Nouvelles de la République des Lettres, juin 1705 ; Leonard J. Wang, « A controversial biography : Baillet’s La vie de Monsieur Des-Cartes », Romanische Forschungen, 1963, n° 75, p. 316-331 ; Gregor Sebba, « Adrien Baillet and the Genesis of his Vie de M. Des-cartes », in T. M. Lennon, J. M. Nicholas, & J. W. Davis, éd., Problems of Cartesianism, Kingston/Montréal, McGill-Queen’s UP, 1982, p. 9-60 ; J.-R. Armogathe, « Descartes, philosophe des Lumières, ou l’effet Baillet », G. Barber et C. P. Courtney, éd., Enlightenment Essays in Memory of Robert Shackleton, Oxford, The Voltaire Foundation, 1988, p. 1-8).
La Vie de Monsieur Descartes par Adrien Baillet (ou plutôt les deux Vies, la grande de 1691 et l’abrégé de 1693) a servi de source unique aux biographies postérieures de Descartes, dont les plus notables sont celles de Jean-François Dreux du Radier dans L’Europe illustre (t. 5, 1777) et d’Alexandre Saverien, dans ses Vies des philosophes modernes (1763) ; ce sont les deux biographies citées dans une note manuscrite, note fort irrévérencieuse, du reste, envers le digne biographe : « [l’histoire de la vie de M. Descartes] est un gros in 4° difficile à lire sans bailler » (Baillet, Abrégé, exemplaire de la BNF, Réserve 8° Ln27 5857A). Johann Jakob Brucker lui doit tout, et le reconnaît : « nemo autem uel praeclare magis de Cartesii historia meruit, uel melioribus auxiliis instructus ad eam condendam accessit, quam Hadrianus Baillet, cuius egregia de historia eruditionis merita nemini ignota sunt » (Historia critica, Per. III, pars II, l. 1, c. VII, t. IV-2, p. 246-248, Leipzig, 1744). Les autres biographes que Brucker mentionne n’ont traité leur sujet que « leviori manu ». Brucker souligne, enfin, qu’aucun autre philosophe ne reçut jamais un traitement biographique aussi exceptionnel et abondant. Cette vie exemplaire rédigée par un érudit qui était aussi un hagiographe fut donc déterminante pour la postérité, devenant un ouvrage canonique qui fit prendre à la vie de Descartes une importance disproportionnée (il suffit de comparer avec Gassendi ou Leibniz). L’usage de la correspondance, publiée ou inédite, en faisait aussi un ouvrage recherché.
Baillet nous a transmis çà et là des documents de premier ordre, comme la requête de Descartes à Servien, ambassadeur de France en Hollande, en mai 1647, pour qu’il intervienne en sa faveur auprès de l’université de Leyde. Ses citations de la correspondance ont permis aux éditeurs de retrouver des fragments de lettres inconnues par ailleurs. De surcroît il apporte des précisions inédites sur la traduction française des Meditationes ou sur celle des Principia, comme sur la difficile chronologie des lettres de Henricus Regius (1598-1679), professeur à Utrecht, et des Notae in programma quoddam (1648).
Des réimpressions anastatiques, depuis longtemps épuisées, furent faites chez Slatkine, 1970, chez Georg Olms 1972 et chez Garland en 1987 et aux Éditions des Malassis, Paris, 2012 (suivie de l’Abrégé de la vie de M. Baillet, par Bernard de La Monnoye). L’Abrégé de 1692 a fait l’objet d’une réédition à Paris, La Table ronde, 1992. Une traduction japonaise, à laquelle A. Bitbol-Hespériès a été associée, est parue par les soins de Hiroaki Yamada et Chiaki Kagawa (Tokyo, Kusakusha, 2022). Le très beau volume que nous présentons est un indispensable ouvrage de référence ; l’orthographe a été modernisée, les index complétés et surtout une annotation abondante permettent d’expliciter et de discuter les sources de Baillet, avec des précisions historiques et lexicologiques. Les précieuses « manchettes » ont été maintenues en place, la pagination de l’édition originale a été reproduite : bref, un ouvrage d’une très belle facture, qui remet au premier plan une biographie idéale.

Jean-Robert Armogathe, de l’Institut

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Pour citer cet article : Baillet, Adrien, La Vie de monsieur Descartes, édition annotée par A. Bitbol-Hespériès, Les Belles Lettres, « Encre marine », Paris, 2022, CXXIV-1 320 p., avec 29 planches couleurs et un index, in Bulletin cartésien LIII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 185-240.

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[Anonyme], Abrégé de la physique de Mr Descartes, Sylvain Matton et alii, éd., SÉHA, Paris et Archè, Milan, 2020, 424 p.

Rarement un texte d’intérêt modeste aura fait l’objet d’une aussi luxuriante présentation : un essai de Sylvain Matton, une présentation de Maria Teresa Bruno, une étude de Simone Mazauric, une préface de Vincent Carraud, 74 pages (plus 38 de notes et index) servent d’écrin à un texte qui en compte 300 doté d’un apparat critique précis. Il s’agit en effet d’un recueil incomplet, sans date, connu par 3 manuscrits sur « la physique de Mr Descartes », dont l’auteur, inconnu, semble bien avoir été « un physicien médiocre, et peut-être de circonstance » (p. XIII).

L’édition, due à S. Matton, est particulièrement soignée : en particulier, la composition en chasse étendue des nombreuses citations (surtout de Rohault) est extrêmement commode. Des trois copies manuscrites, celle du Marseille 738, bien qu’incomplète, est certainement supérieure (le copiste du manuscrit Dodart a fait des erreurs crasses, et le Marseille 245 omet toutes les manchettes), l’édition actuelle tirant le meilleur parti des trois copies. S. Matton propose, de façon convaincante, à partir du faisceau des citations, une datation de terminus ad quem entre 1671 et 1674 (le manuscrit Marseille 245 porte une mention finale expliquant l’inachèvement du traité par la mort de son auteur). L’identification de l’auteur reste conjecturale : le même éditeur propose, avec précaution, comme une « hypothèse raisonnable », Jean de Montigny, l’un des « petits garçons » présents à la rencontre historique entre Pascal et Descartes en septembre 1647. Né en 1636, Jean de Montigny, prêtre du diocèse de Vannes, reçu en 1670 à l’Académie française, fut nommé en 1671 à l’évêché de Léon, mais mourut de manière inopinée avant d’être sacré. Cartésien « à brûler » selon Madame de Sévigné (lettre du 2 septembre 1671), proche de Port-Royal, « il avait un des plus beaux esprits du monde pour les sciences », comme dit encore la marquise, deux jours après sa mort (lettre du 30 septembre) et constitue donc un auteur plausible.

Cet ouvrage est intéressant à double titre. D’abord il contribue à accroître notre connaissance de la réception et de la diffusion du cartésianisme : le paysage philo sophique du XVIIe siècle devient de plus en plus net tandis que se multiplient les travaux de micro-histoire intellectuelle. Ensuite, ce programme est admirablement rempli par les études qui précèdent cet Abrégé, en particulier la présentation de Maria Teresa Bruno (qui vient de soutenir une thèse sur le père Nicolas-Joseph Poisson, commentateur du Discours de la méthode).

Jean-Robert ARMOGATHE, de l’Institut

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Pour citer cet article : [Anonyme], Abrégé de la physique de Mr Descartes, Sylvain Matton et alii, éd., SÉHA, Paris et Archè, Milan, 2020, 424 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 174.</p

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MESSINESE, Leonardo, éditeur, Agli inizi dell’età moderna. Marin Mersenne e Emmanuel Maignan, Sienne, Cantagalli, 2020, 172 p.

Les religieux Minimes sont aujourd’hui peu connus en France, bien que leur fondateur, François de Paule (de Paola, en Calabre, 1416-1507), soit décédé en Touraine, après vingt-cinq ans à la cour de Charles VIII et Louis XII. Ils étaient 14 000 à la fin du XVIIe siècle. Supprimés en France à la Révolution, ils sont aujourd’hui 200 religieux, principalement présents en Italie, avec des couvents dans une dizaine de pays. Ce volume témoigne du renouveau des études historiques qu’ils ont entrepris depuis leur couvent calabrais. Il contient trois communications données lors d’une journée d’études à Paola en 2019 (d’autres journées se sont déroulées à Paola en 2021 et à Rome en 2022).

Luca Parisoli (p. 11-29), qui enseigne la philosophie médiévale à l’Université de Calabre, s’est intéressé à deux aspects de la pensée d’Emmanuel Maignan : (1) son traité De usu licito pecuniae (1673), qui rencontra diverses censures, s’inscrit dans une réflexion sur l’argent qui traverse tout le Moyen Âge. Il s’agissait surtout d’interpréter Luc 6, 35 : « Prêtez sans rien espérer. » Maignan tire à lui Thomas d’Aquin pour y voir seulement la beneficentia, c’est-à-dire une perspective non économique, étrangère aux développements modernes de l’économie capitaliste. Signalons l’ouvrage de Paola Vismara, Oltre l’usura, La Chiesa moderna e il prestito a interesse, Soveria Mannelli, 2004. (2) Sa théorie de l’infini : à propos de l’eucharistie et des anges, Maignan soutient qu’il peut exister un espace infini et fermé et une série de créatures à la fois infinie et nombrable. En bref, Maignan, mathématicien et théologien, raisonne sur un univers non-euclidien, anticipant sur la « révolution mathématique » du XIXe siècle.

Marin Mersenne fait l’objet des deux communications suivantes :

1. Le P. Leonardo Messinese, o.m., professeur de métaphysique au Latran, se propose de revisiter l’image de Mersenne tracée par Robert Lenoble en 1942 (p. 53-80) : d’une part en réhabilitant l’exégèse mersennienne, inséparable de son apologétique « scientifique » et d’autre part en insistant sur la détermination du Minime à ruiner la position des libertins « naturalistes » par leur propre insistance sur « la vérité des sciences ». L. Messinese rappelle l’influence exercée par Mersenne sur Hobbes pendant son séjour parisien (renvoyant à Gregorio Baldin, Hobbes e Galileo. Metodo, materia e scienza del moto, Florence, 2017).

2. Grand connaisseur du Minime, Claudio Buccolini (ILIESI, U. de la Sapienza, Rome) confirme (p. 103-142) cette nouvelle image à partir de commentaires exégétiques inédits (BnF Lat. 17 261) : « Le parcours de Mersenne fut un parcours de la théologie sur la base de la Genèse mosaïque des années Vingt à la physico-mathématique et au statut hypothétique des œuvres des années Trente, pour retourner dans les dernières années (les années Quarante) à la théologie, à l’exégèse et à la métaphysique cartésienne qui était désormais en mesure de remplacer la philosophie péripatéticienne pour expliquer les mystères et les dogmes catholiques » (p. 121).

Ces trois études sont accompagnées d’extraits d’œuvres en latin (pour Maignan) et traduits en italien (pour Mersenne) qui sont des documents extrêmement précieux en raison de la masse des écrits de ces auteurs.

Jean-Robert ARMOGATHE, de l’Institut

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Pour citer cet article : MESSINESE, Leonardo, éditeur, Agli inizi dell’età moderna. Marin Mersenne e Emmanuel Maignan, Sienne, Cantagalli, 2020, 172 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 187-188.</p

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RAGNI, Alice, « Bibliographia Claubergiana (Nineteenth-Twenty-First Centuries) : Tracking a Crossroads in the History of Philosophy », Journal of the History of Philosophy 57, 4, 2019, p. 731-748.

La reproduction chez Olms, en 1968, des Opera Omnia Philosophica de Johannes Clauberg (2 vol., 1691) a contribué à un renouveau des études sur ce savant calviniste (1622-1665), qui enseigna la philosophie à Herborn et Duisbourg. On relèvera le colloque de Groningue en 1995 (publié par Theo Verbeek chez Springer, sous le titre Johannes Clauberg (1622-1665) and Cartesian Philosophy in the Seventeeth Century, Dordrecht-Boston-Londres, 1999) et la thèse de Massimiliano Savini en 2004 (et le volume paru à Paris, chez Vrin, Johannes Clauberg. Methodus cartesiana et ontologie, en 2011). Alice Ragni, qui a soutenu une thèse en 2016 sur l’ontologie de Clauberg à Leibniz, donne ici une très utile bibliographie des travaux parus du XIXe au XXIe siècle. Après les éditions et traductions et les travaux bio-bibliographiques, la section thématique est divisée en six parties : l’ontologie et la métaphysique, une sous-section spéciale sur le mot ontologia, le cartésianisme, la logique (et l’herméneutique), la physique (et l’occasionalisme) et la philologie allemande. Dans chaque section, les items sont heureusement classés par ordre chronologique, ce qui donne un panorama de l’évolution de la recherche.

Jean-Robert ARMOGATHE (EPHE, correspondant de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres)

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Pour citer cet article : Jean-Robert ARMOGATHE, « RAGNI, Alice, « Bibliographia Claubergiana (Nineteenth-Twenty-First Centuries) : Tracking a Crossroads in the History of Philosophy », Journal of the History of Philosophy 57, 4, 2019, p. 731-748. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.

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GUSTAFSSON, Lars, « Was Descartes Queen Kristina’s Peace Advocate ? The Authorship of La Naissance de la paix », Studia Neophilologica, 2018, 90,1, p. 71-89.

L’attribution à D. du ballet pour La Naissance de la paix a été discutée depuis sa publication, en 1920, dans le Journal de Genève par A. Thibaudet – alors lecteur de Français à Uppsala – et le jeune dix-septièmiste Johan Nordström : à la fin de leur édition, les deux auteurs avaient imprimé « René Descartes », sans signaler que cette mention était absente du livret imprimé (qui avait été mentionné, sans nom d’auteur, par Gustaf E. Klemming, La littérature dramatique suédoise jusqu’en 1875 [en suédois], Stockholm, Norstedt, 1863-1879, p. 34). Les seuls documents précédents étaient une lettre à Brégy (8 décembre 1649, jour anniversaire des 23 ans de la Reine, AT V 457 ; voir J.-R. Armogathe-G. Belgioioso in Descartes. Opere postume, Milan, 2009, p. 1409-1411), où D. disait joindre « les vers d’un ballet qui sera dansé ici ce soir », sans en mentionner l’auteur, et une mention dans Baillet (Vie, p. 395), appuyée chez AT par l’autorité de Daniel Morhof : « Ceterum nec Poëticae artis rudis fuit [Cartesius]. Habeo enim inter Schediasmata mea, Choream,Gallice Ballet dictam, super Natalem Reginae Christianae, La Naissance de la paix, quam in Germaniam lingua convertit Joh. Freishemius » (Polyhistor, 1692, 4e éd., Lübeck,Boeckmann,1747, t. 2, p. 113). Les historiens français et suédois ont ensuite adopté cette attribution. Il appartint à R. A. Watson de rompre cette unanimité en 1990 par un article intitulé : « René Descartes n’est pas l’auteur de ‘La naissance de la paix’ (Archives de philosophie, 53, p. 389-401, repris dans sa biographie de D. de 2002) et son édition du Ballet de 2007). Le grand écrivain suédois L. Gustaffson (1936-2016) a repris le dossier dans cet art. (achevé peu de jours avant sa mort). Discutant chacun des arguments avancés par Watson, il conclut « Watson appears to be overly categorical in his arguments in support of his thesis » (p. 79), ce qui ne le conduit pas pour autant à admettre l’authenticité. Il reste également sceptique devant les arguments développés par G. Rodis-Lewis en faveur de son attribution à D. (Le développement de la pensée de Descartes, Paris, 1997, p. 212-220). Il conclut sur l’impossibilité d’une authentification en l’absence de nouveaux documents.

Mais l’intérêt de l’article est ailleurs : il est très éclairant sur la signification politique des cinq ballets joués à la Cour de Suède entre le printemps 1649 et le commencement de 1651. Tenant pour mineure la question de l’attribution, il éclaire le contexte de la Cour, partageant avec le lecteur anglophone des études érudites suédoises (en part., Stefano Fogelberg Rota, La reine de la poésie. Christine de Suède et les académies italiennes [en suédois], Lund, 2008 ; Svante Nordin, La reine et le philosophe. La rencontre de Christine et Descartes [en suédois), Stockholm, 2012 et la correspondance du diplomate et courtisan Johan Ekeblad avec son frère Claes, La vie à la cour au temps de la reine Christine [en suédois]), Stockholm, 2004). Fruit de l’influence française, le ballet à entrées servait à faire passer à la Cour (et aux ambassadeurs étrangers) des messages politiques : ainsi le refus du mariage par Christine donna lieu au Vaincu de Diane (dans la traduction suédoise du poète Stiernhielm : Cupidon joué. Le texte était dû à un poète français, Hélie Poirier, à qui Watson attribue la Naissance de la paix ; sur lui voir F. Lachèvre, Glanes bibliographiques et littéraires, Paris, 1929), où la Reine dansa dans le rôle de la chaste déesse : le jeune courtisan Johan Ekeblad (1629-1697) écrivit à son frère Claes (23 octobre 1649) que la reine avait fait hâter les préparatifs (au point de ne pas se rendre aux obsèques d’Anna, femme du chancelier Oxenstiern) « en faveur de l’ambassadeur français [Brégy], qui est pressé de partir avant que la mer gèle, mais qui aimerait d’abord voir le ballet » (Ekeblad, op. cit., p. 8). Henri Brasset avait d’ailleurs écrit à La Thuillerie, le 9 novembre 1649, que « le retardement [du départ de Brégy] était un effet de l’obéissance, pour voir danser un beau ballet » (BnF, MS fr. 17901, f° 773 ; AT V 458, avec d’autres citations ). Christine interpréta Pallas dans la Naissance de la paix, qui revenait à célébrer le rôle tenu par la Suède dans la paix de Westphalie (Camilla E. Kandare, Figuring a queen. Queen Christina of Sweden and the embodiment of sovereignty, Ann Arbor, 2009, p. 7). En envoyant à Brégy le texte du ballet, D. prenait en considération l’intérêt de l’ambassadeur pour cette pantomime musicale : les vers avaient en effet peu d’importance par rapport à la chorégraphie. Imprimés en français, en allemand et en suédois, ils permettaient surtout aux spectateurs de suivre l’action. La chorégraphie était assurée depuis 1636 par un « maître de danse » français, Antoine de Beaulieu, assisté à partir de 1649 par l’Italien Antonio Brunati. En 1650, un autre Français lui succéda, Jacques de Sonnes (ou des Ausnes). Des ballets qui nous sont connus, deux ont pour auteur du texte français Urbain Chevreau et un Hélie Poirier, tandis qu’il faut relever que l’helléniste Johann Freinshemius a écrit un des textes allemands et le poète Georg Stiernhielm plusieurs textes suédois : les deux hommes appartinrent à l’académie fondée par la reine (J. Nordström, « Quelques notes sur l’Académie de la reine Christine », Lychnos, 1940, p. 333-341). La participation de D. à ces divertissements politiques n’aurait donc rien eu d’étonnant. Gustafsson conclut son étude en évoquant la pastorale écrite par D. et qui nous est connue par Leibniz, qui la lut en 1676 (AT XI 661) ; il n’apporte malheureusement aucun élément nouveau à ce sujet.

Jean-Robert ARMOGATHE (EPHE, corr. de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres)

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Pour citer cet article : Jean-Robert ARMOGATHE, « Lars Gustafsson, « Was Descartes Queen Kristina’s Peace Advocate ? The Authorship of La Naissance de la paix », Studia Neophilologica, 2018, 90/1, p. 71-89 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.

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CHOMÉTY, Philippe, « Campailla, la poésie italienne et le cartésianisme : esquisse de quelques propositions théoriques sur la tradition européenne du ‘poème-de-science’ », in LIBRAL, Florent & NÉPOTE, Fanny, éd., Œuvres en rupture entre France et Italie. Arts, sciences et lettres (XVIe -XVIIe s.), Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 2018, p. 125-157.

En retrait dans les champs métaphysique et scientifique, le cartésianisme a connu de beaux jours en poésie dans la première moitié du XVIIIe s. : quatre auteurs s’employèrent en effet à exposer la philosophie cartésienne dans de longs poèmes didactiques en latin (le cardinal de Polignac, 1747, posthume, Benedetto Stay, en six livres, 1744), en français (abbé Genest, 1716) et en italien (Tommaso Campailla). L’A. étudie l’œuvre de ce dernier, L’Adamo ovvero il mondo creato (6 livres en 1709, 20 livres en 1723), qui valut à son auteur, un Sicilien, le titre de « nouveau Lucrèce » et « nouvel Empédocle ». Il retient deux pistes de réflexion : la mise en vers, qui implique une resémantisation du français (ou latin) de D. en italien, et le statut de la poésie scientifique dans ce « moment cartésien » (il faut remonter au Charlemagne de Le Laboureur, en 1664, pour trouver, au livre III, un exposé en vers de la physique cartésienne). La poésie scientifique se présente plus comme continuité que comme rupture, ce qui explique son succès, d’autant plus que « les songes ingénieux de Descartes s’accommodent assez du délire poétique » (Journal étranger, décembre 1756, p. 33, à propos de Campailla).

Jean-Robert ARMOGATHE (EPHE, corr. de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres)

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Pour citer cet article : Jean-Robert ARMOGATHE, « Philippe Chométy, « Campailla, la poésie italienne et le cartésianisme : esquisse de quelques propositions théoriques sur la tradition européenne du ‘poème-de-science’ », in Florent Libral & Fanny Népote, éd., Œuvres en rupture entre France et Italie. Arts, sciences et lettres (XVIe -XVIIe s.), Toulouse, Presses Universitaires du Midi, 2018 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.

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RAPETTI, Elena, « ‘Je veux être libre, je veux suivre mes propres sentimens’ : Pierre-Daniel Huet e il Traité philosophique de la foiblesse de l’esprit humain », Annali di scienze religiose, 10, 2017, p. 349-385.

La compétence de l’A. sur la pensée de Huet est établie depuis de longues années (Pierre-Daniel Huet: erudizione, filosofia, apologetica, Milan, 1999). Elle revient ici sur le curieux Traité philosophique de la foiblesse de l’esprit humain, paru posthume et sous pseudonyme en 1723, deux ans après la mort de son auteur. La portée de cet exercice sceptique doit en effet être réexaminée à partir d’un manuscrit identifié à la BnF par un chercheur brésilien, José Maia Neto. Le manuscrit Lat. 11443, De concordia rationis et fidei contient un syllabus du projet éditorial de son auteur : un premier livre sur le doute, qui est une première version du De imbecillitate (titre original latin du Traité philosophique), puis l’exordium de la future Censura philosophiae cartesianae (1689), et trois autres livres, enfin, dont seuls les titres sont rapportés : De concordia Rationis et Fidei, Doctrinae Christianae et Ethnicae comparatio, Praeceptorum et Ethnicorum ad vitam pie recteque instituendam pertinentium comparatio, qui paraissent correspondre aux trois volumes des Alnetanae quaestiones (1690). Il s’agirait donc d’un préambule à une démarche théologique (et apologétique). Cette démarche a été contrôlée et guidée par Jean-Baptiste Du Hamel et les jésuites Louis Le Valois et Charles de La Rue (l’apport des deux premiers a été étudié par l’A. en 2003) ; les objections d’un cahier théologique de Charles de La Rue (BnF ms. Lat. 11451, f. 22r-31v) sont ici résumées. Huet retint plusieurs sources citées par « Ruaeus », surtout les théologiens jésuites probabilistes (Vásquez, Suárez, Petau). E. Rapetti en décrit les éléments constitutifs, qui permettent de définir le scepticisme de Huet comme épistémologique. Il reproche à D. d’avoir abandonné l’approche sceptique de la connaissance pour fonder son dogmatisme et, en même temps, d’avoir soumis les propositions théologiques à son système philosophique. Cette approche renouvelée confirme la faiblesse théologique de l’évêque d’Avranches, son érudition en philosophie antique et le rôle éminent que le cartésianisme, et sa critique, ont joué dans l’évolution de sa pensée.

Jean-Robert ARMOGATHE

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Pour citer cet article : Jean-Robert ARMOGATHE, « RAPETTI, Elena, « ‘Je veux être libre, je veux suivre mes propres sentimens’ : Pierre-Daniel Huet e il Traité philosophique de la foiblesse de l’esprit humain », Annali di scienze religiose, 10, 2017, p. 349-385 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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LENNON, Thomas, « Descartes and Pelagianism », Essays in Philosophy, [Pacific University Library], 2013, vol. 14, p. 194-217.

Descartes était-il pélagien ? Il affirma le contraire (à Mersenne, mai 1637, AT I 366) et Baillet le défendit sur ce point (Vie I, l. VIII, ch. 8, p. 512-513), mais on sait qu’Arnauld, répondant le 18 octobre 1669 (Œuvres I, p. 671) à un anonyme qui lui avait communiqué une lettre de Dom Desgabets, s’étonnait que « ce bon Religieux [Desgabets] prenne Monsieur Descartes pour un homme fort éclairé dans les choses de la Religion, au lieu que ses lettres sont pleines de pélagianisme ». J. Laporte, un des rares auteurs à avoir abordé la question, pense qu’Arnauld fait ici allusion à une lettre à Chanut (1er février 1647, AT IV 607) : « je ne fais aucun doute que nous ne puissions véritablement aimer Dieu par la seule force de notre nature. Je n’assure point que cet amour soit méritoire sans la grâce, je laisse démêler cela aux théologiens » (cf. Le rationalisme de Descartes, Paris, 1945, p. 445-447). De manière étonnante, c’est dans la Meditatio IV que Revius trouva matière à porter la même accusation (cf. sur ce point A. Goudriaan, Revius, A Theological Examination of Cartesian Philosophy : Early Criticisms, Leyde, 2002), alors qu’Arnauld ne semble pas y avoir trouvé à redire. D. avait écrit, en parlant du libre arbitre qu’il ne pouvait saisir l’idée de rien de plus grand (nullius majoris idea) : « Sola est voluntas, sive arbitrii libertas, quam tantam in me experior, ut nullius majoris ideam apprehendam – il n’y a que la seule volonté, que j’expérimente en moi être si grande que je ne conçois point l’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue » (AT VII 57, 11-13/IX-1, 45). Le contexte montre bien qu’il ne s’agit pas ici de comparer le libre arbitre humain à la volonté divine, mais seulement aux autres facultés humaines, ce que D. soutiendra pour sa défense. Revius devra convenir d’une lecture hâtive.

Mais l’accusation rebondit avec la suite du texte : « illa praecipue sit ratione cujus imaginem quandam et similitudinem Dei me referre intelligo – en sorte que c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu » (AT VII 57, 13-15/IX 45). Après Gilson, Lennon renvoie à une connaissance de Bernard de Clairvaux (par l’intermédiaire de Mersenne ?). En parcourant le corpus cartésien sur l’image et ressemblance divines, il ruine les commentateurs qui, en trouvant une volonté humaine infinie, ont convaincu D. de pélagianisme. H. Gouhier est une heureuse exception, car il a su s’en tenir aux textes (La pensée métaphysique de Descartes, Paris, 1962, p. 201). L’enquête consciencieuse de Lennon a le même mérite : replaçant la polémique dans son contexte, il montre à la fois les incompréhensions soulevées par les thèses cartésiennes (par des contradicteurs parfois de mauvaise foi) et l’effort persistant de D. pour se démarquer à la fois du calvinisme et du pélagianisme – prenant en cela au sérieux, dans le fond, l’effort de concordia tenté par Luis de Molina…

Jean-Robert ARMOGATHE

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Pour citer cet article : Jean-Robert ARMOGATHE, « LENNON, Thomas, « Descartes and Pelagianism », Essays in Philosophy, [Pacific University Library], 2013, vol. 14, p. 194-217 » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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Carraud, Vincent, « Subtilité et supposition métaphysiques dans la Lettre sur la possibilité des commandements : deux notes cartésiennes », in Quaderni Leif, IX, 13, janvier-juin 2015, « Relire les Écrits sur la grâce », p. 7-21.

Les cahiers semestriels du Laboratorio di Etica e Informazione Filosofica (Leif) de l’Université de Catania, dirigés par Maria Vita Romeo, publient les actes d’une Journée Pascal (Paris, 7 mars 2015) consacrée aux Écrits sur la grâce. Il s’agit du troisième recueil d’études sur ces textes, avec le Pascal auteur spirituel paru chez Champion (2006) et le cahier 35 des XVIIth Century French Studies (2013).

Parmi les onze riches contributions de ce volume, les études cartésiennes sont représentées par un article de V. Carraud, « Subtilité et supposition métaphysiques dans la Lettre sur la possibilité des commandements : deux notes cartésiennes » (p. 7-21). L’auteur de Pascal et la philosophie, Paris (Paris, PUF, 20072) met ici en évidence le raisonnement « cartésien » sous-jacent à la pensée de Pascal, sur deux points précis : (a) « on fait toujours ce qui plaît le mieux, c’est-à-dire que l’on veut toujours ce qui plaît, c’est-à-dire que l’on veut toujours ce que l’on veut », écrit Pascal en enchaînant une série synonymique (§ 36), ajoutant : « il est impossible que [la volonté] veuille autre chose que ce qu’il lui plaît de vouloir ». La théorie de la volonté présentée ici par Pascal recoupe celle que D. développe dans une lettre habituellement désignée comme « à Mesland », mais que Thomas Lennon considère comme un mémorandum sur un texte de Denis Petau (T. M. Lennon, « Descartes’s Supposed Libertarianism : Letter to Mesland or Memorandum concerning Petau ? », Journal of the History of Philosophy, 51, 2, avril 2013, p. 223-248 ; voir notre compte rendu dans ce BC). La doctrine – peu cartésienne – de la délectation victorieuse se confond avec l’affirmation cartésienne de l’autodétermination de la volonté. Au rapprochement conceptuel, l’A. ajoute une preuve a silentio : l’absence de l’argument chez les autres Port-Royalistes, en particulier l’abbé de Bourzeis (qui fait l’objet d’une étude de D. Descotes dans le même volume, p. 23-47). (b) « on dira peut-être qu’en posant les délectations égales de la part de l’esprit et de la part de la chair, [l’homme] recouvrera ses premières indifférences et son premier équilibre » : Pascal qualifie cette « considération » (ou « supposition ») de « métaphysique » (ici au sens d’ « hypothétique »). Il l’organise en cinq figurations successives (§ 41-42), où des chaînes de fer figurent les différentes attractions qui s’exercent sur l’homme. Mais cette comparaison reste inadéquate, dit Pascal, car « aucune comparaison [ne convient] parfaitement aux actions de la volonté » (§ 44). Nous trouvons chez D. la même considération : le modèle de la pesanteur rend compte imparfaitement de l’action de la volonté sur les mouvements des corps (à Elisabeth, 28 juin 1643, AT III, 694, l. 9-11 et à Arnauld, 29 juillet 1648, AT V, 222, l. 15-17). Mais Pascal, comme D., utilise comme opératoire cette comparaison inadéquate. – Ces deux notes viennent compléter les grandes études pascaliennes de l’A. ; elles tendent à montrer que, pour reprendre une expression de ses expressions, « Descartes innerve le raisonnement pascalien ».

Jean-Robert ARMOGATHE

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Pour citer cet article : Jean-Robert ARMOGATHE, « Carraud, Vincent, « Subtilité et supposition métaphysiques dans la Lettre sur la possibilité des commandements : deux notes cartésiennes », in Quaderni Leif, IX, 13, janvier-juin 2015, « Relire les Écrits sur la grâce », p. 7-21 » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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LENNON, Thomas, « Descartes’ Supposed Libertarianism : Letter to Mesland or Memorandum concerning Petau ? » Journal of the History of Philosophy, 51, 2, 2013, p. 223-248.

Bien connu pour ses travaux sur D. (et Gassendi), l’A., professeur émérite à The University of Western Ontario au Canada, propose une nouvelle attribution pour une lettre latine de D., jusqu’ici supposée adressée au P. Mesland (9 février 1645, AT III 378-382 [français], III 704-706 [latin] et IV 162-165 [latin], Bompiani 483). Un texte français est donné par Clerselier, une version latine dans les Epistolae et enfin un texte latin dans le manuscrit 2001 de la Bibliothèque Mazarine, qui contient des extraits d’écrits sur l’eucharistie. Prenant comme assuré que le texte original est la copie de la Mazarine (qui porte en tête, de la main du copiste : « sentiments de M. Descartes envoyés par lui au P. Mesland, jésuite »), l’A. aligne plusieurs arguments pour réviser l’identité du correspondant : D. écrit à Mesland en français, et on ne voit pas bien où situer ce texte : nous avons quatre lettres (françaises) de D. à Mesland (et aucune de Mesland). La première traite bien du libre arbitre, mais il s’agit d’une réponse à une question sur les sept qui avaient été posées. La deuxième, où D. remercie le Père jésuite pour son résumé des Meditationes, porte surtout sur la transsubstantiation, la troisième porte sur la lecture trop rapide des Principia, mais surtout dans le domaine scientifique, puis passe à la transsubstantiation. La dernière, enfin, traite encore de la transsubstantiation, puis passe à des remarques sur les Principia. Il semble donc bien que ce fragment latin n’était pas destiné à Mesland. Qui serait donc le destinataire ? Déjà AT émettait l’hypothèse que la lettre fût adressée à Mesland à l’intention d’un autre jésuite (peut-être Vatier ?). É. Gilson se demandait si Petau, un théologien professionnel, n’était pas le destinataire, ce qui expliquerait l’usage du latin. Mais il est question dans la lettre d’un Révérend Père qui pourrait bien être Petau, nommé à la troisième personne (conjecture de Gilson dans La liberté…, dont l’A. suit souvent les analyses).

L’édition Clerselier-Institut comporte une annotation manuscrite importante : « Dans les Ms. de M. D. j’ai trouvé cet article jusqu’au 1er alinéa de la pag. 509 écrit en latin fort raturé et griffonné ». D’où l’hypothèse de l’A. : s’agit-il vraiment d’une lettre ? Ou bien ce texte « fort raturé et griffonné » ne pourrait-il pas être un mémorandum, une note de D. pour lui-même ? L’A. analyse soigneusement à ce sujet la thèse du P. Petau sur l’indifférence dans son De libero arbitrio (1643). Relevons qu’il mentionne l’ouvrage comme rare, signalant un exemplaire de la Bibliothèque de l’Arsenal (ignoré de Gilson, qui l’avait consulté à Tours) ; mais c’est en réalité un ouvrage courant dans les bibliothèques municipales françaises qui ont recueilli des fonds jésuites (Besançon, Alençon, Angers, Besançon, Dijon, Orléans et Toulouse), à l’Institut catholique de Paris, et désormais sur Googlebooks ! D. avait déjà mentionné « ce que le P. Petau a écrit du libre arbitre » (à Mesland ?, 2 mai 1644, AT IV 115), il est vrai pour dire qu’il ne l’avait pas lu…

La pointe de l’article est ici de contester le libertarianism de D., entendant par là la thèse d’une volonté infinie. Dans le même cahier (p. 218-238), un article de Brian Collins, « Adding Substance to the Debate: Descartes on Freedom of the Will », abonde dans le sens de l’A. ; il s’agit visiblement d’un débat vivace chez les historiens de la philosophie de langue anglaise.(On songera par exemple à Clyde Prescott Ragland, « Is Descartes a Libertarian ? », Oxford Studies in Early Modern Philosophy 2006, p. 567-590 et, tout récemment, The Will to Reason : Theodicy and Freedom in Descartes, OUP, 2016 ; Th. Lennon, « Descartes and the Seven Senses of Indifference in Early Modern Philosophy », Dialogue 50, 2011 p. 577-602 ; « No, Descartes Is Not a Libertarian », Oxford Studies in Early Modern Philosophy VII, 2015 ; Marie Jayasekera, « Imitation and “Infinite” Will: Descartes on the Imago Dei », Oxford Studies in Early Modern Philosophy, VIII, 2016.) L’A. est indulgent envers les historiens français, à qui les connaissances théologiques ont souvent fait défaut, malgré un grand intuitus philosophique, qu’il s’agisse de J. Laporte ou de F. Alquié, lesquels sous-évaluaient l’intérêt que D. portait, quoiqu’il en dise, à la théologie (cf. néanmoins l’étude d’O. Boulnois, « Le refoulement de la liberté d’indifférence et les polémiques anti-scotistes de la métaphysique moderne », Les Études philosophiques 2, 2002, p. 199-237).

Comme É. Gilson l’avait déjà noté, le point sensible se trouve au cœur de l’Augustinus de Jansenius (III, l. 7, ch. 14) : « si la seule liberté véritable de la volonté consiste à agir ou ne pas agir, à faire ou à s’abstenir de faire ce que l’on fait […] on ne peut pas éviter des absurdités extrêmement graves, par lesquelles non seulement tout l’enseignement d’Augustin est ruiné de fond en comble, mais le sens de la piété chrétienne est blessé, et le sens commun offensé ». Il énumère ensuite quatre absurdités auxquelles s’expose la thèse de la liberté d’indifférence. Sous l’anonymat des Theologi novi, Novi Dogmatistae et de l’Auctor novi dogmatis (Jansenius ne figure pas dans l’Indiculus auctorum, mais les références marginales renvoient bien à l’Augustinus, Paris, 1641), Denis Petau réfute cette thèse à partir des chapitres précédents de l’Augustinus, où Jansenius définit l’acte libre (De libero arbitrio, L. I, ch. 3, 1634, p. 12). Au ch. 5 du L. 1, il aborde l’indifférence (p. 33) dont le refus lui paraît insensé (il y revient plus longuement au L. 2, ch. 6, p. 119) : tout choix, dit-il, suppose une alternative ; ce qui est forcé (coactum) peut aussi contraindre dans le sens de la liberté. Pièce par pièce, autorité par autorité, Pétau démonte l’argumentation de Jansenius. Son flot d’érudition n’est pas toujours concluant : on relèvera qu’il est contraint de relativiser laborieusement la position de Jean Damascène en la situant dans la polémique contre les monothélites (p. 74-81). Il doit aussi insister, dans le chapitre suivant, sur les variations dans la terminologie théologique depuis les Pères. Après la pars destruens, le second livre construit une théologie de la grâce selon Augustin, en insistant sur la sunergeia, la coopération divine. Chez Petau, le mot cooperatio est substitué au concursus de Molina, qui est beaucoup plus prudent (Concordia, p. II, De Concursu Dei generali). En gros, Petau distingue un sens accidentel de l’indifférence (même sens chez D.), et un sens essentiel qui est ce que D. nomme volonté. L’A. insiste sur la neutralité objective de cette seconde définition, destinée à être acceptée par tous les catholiques, contre les hérétiques protestants.

Il me semble pourtant que la polémique antijanséniste est permanente dans le traité de Petau (et que Luther et Calvin ne sont que des prétextes pour camoufler, sous couvert de polémique antiprotestante, un nouvel écrit antijanséniste, tournant ainsi de la sorte les interdictions sur les traités de auxiliis). Ajoutons que sa position, qui n’est pas strictement moliniste, reflète bien l’évolution (et le raidissement) de la théologie jésuite de la grâce au cours du XVIIe siècle.

Sur le reste du texte, l’A. multiplie des remarques judicieuses : quand D. écrit : « semper nobis licet nos revocare a bono clare cognito proseguendo », le verbe revocare a un sens plus fort que « nous retenir » (F. Alquié), « nous arrêter » (É. Gilson) ou « nous empêcher » (Clerselier). La traduction italienne dirigée par G. Belgioioso (Bompiani) a opté pour « ritrarci », qui est plus juste. Mais cela ne justifie pas autant la thèse « libertarienne » : semper licet, « il est toujours possible (ou licite) », modo tantum cogitemus…, « pourvu seulement que nous pensions qu’il soit un bien d’attester (ou : de tester) de la sorte notre libre-arbitre ». L’usage suprême de la volonté est ici, comme à la fin de la Meditatio Ia, un exercice, ou un test, de notre volonté (l’A. dit qu’il ne s’agit pas de willfullness, mais de willingness).

Le deuxième paragraphe est introduit par une remarque : « la liberté peut être considérée dans les actions avant ou pendant leur accomplissement (dum eliciantur) ». L’A. montre que la distinction permet à D. de montrer que dans le seul sens qu’il donne au mot, l’indifférence n’est pas essentielle à la liberté, et que ce que d’autres (Petau ?) appellent indifférence est bien essentiel à la liberté, mais en termes « compatibilistes ».

L’A. poursuit en cherchant la source de la distinction antequam/dum (eliciantur). La liberté d’indifférence a parfois été définie comme un état bicornis, « à deux branches », où l’homme pourrait indifféremment se tourner vers le bien ou vers le mal, comme s’il disposait d’une grâce reçue et se pliant à sa volonté. Comment pouvait-on, en agissant, garder la possibilité de ne pas agir ? Dans la Concordia q. 14, a. 13, disp. 2, § 3 (Rabeneck, 14), Molina reprend une citation d’Aristote qui entraînait déjà des paradoxes du point de vue strictement aristotélicien : les débats de langue anglaise ignorent (et c’est dommage) l’important article de J. Schmutz, « Du péché de l’ange à la liberté d’indifférence. Les sources angélologiques de l’anthropologie moderne », Les études philosophiques, 2002, 2, p. 169-198. Il fallait recourir à la distinction entre sens divisé (je garde la possibilité avant l’action) et sens composé (elle n’existe plus pendant l’action), qui provient des Réfutations sophistiques d’Aristote, 166a 22-30. Ici encore, l’étude de base est ignorée : celle d’A. Maierù, Terminologia logica della tarda scolastica, Rome, Ed. dell’Ateneo, 1972, p. 499-600 (et « Sensus compositus/sensus divisus (secoli XII-XIV) », in M. L. Bianchi, éd., Sensus. Sensatio. VIII Colloquio internazionale del LIE, Florence, 1996, p. 121-140).

Les jésuites avaient eux aussi rejeté l’usage de la distinction sens composé-sens divisé : « il faut dire absolument que la liberté de l’arbitre se rapporte au présent » (J. Schmutz, art. cit., p. 175, citant Bellarmin, Tanner et Arriaga). Contre eux, les dominicains soutenaient que la liberté est parfaite in actu secundo, puisqu’il n’y a plus à ce moment-là de potentialité. Un texte capital est ici la première proposition condamnée dans l’Avis doctrinal parisien de 1691 (Duplessis d’Argentré, t. 3, p. 366) : « La liberté d’indifférence dans la nature corrompue n’est qu’une chimère et une invention humaine, et le reste d’une philosophie pélagienne ». Les théologiens de Douai avaient bien senti que rejeter la distinction présentait deux dangers : s’aliéner les dominicains, d’une part, et d’autre part affaiblir la grâce efficace en étendant la divisio à tout l’agir humain. Le danger de cette position est bien relevé par A. Maierù dans sa grande étude sur compositio-divisio. Ils atténuent donc le caractère radical de la thèse : la définition incriminée doit être acceptée, disent-ils, in sensu diviso, et non in sensu composito. En fait, il s’agit bien de distinguer l’indifférence de jugement de l’indifférence de volonté. Si l’on peut sauver la première, la seconde est condamnable.

On voit que la question est plus complexe que ce que le débat anglophone laisse supposer. Car il faut se demander ce que la question posée (« Was Descartes a Libertarian ? ») pouvait signifier au XVIIe siècle. Avec sa perspicacité habituelle, l’A. y contribue par un document essentiel, l’ouvrage de Petau (qui avait déjà été largement exploré par Gilson) : les limites d’un simple article ne lui ont pas permis d’en tirer toutes les conséquences, et le débat reste largement ouvert.

Jean-Robert ARMOGATHE

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Pour citer cet article : Jean-Robert ARMOGATHE, « LENNON, Thomas, « Descartes’ Supposed Libertarianism : Letter to Mesland or Memorandum concerning Petau ? » Journal of the History of Philosophy, 51, 2, 2013, p. 223-248 » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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