Auteur : Laurence Dupas-Gelin

Auteur : Laurence DUPAS-GELIN

 

BARDYN, Christophe, Descartes, l’ombre d’un doute. Portrait du philosophe en malin génie, Paris, Armand Colin, 2021, 304 p.

En l’absence de toute introduction, le titre et l’avant-propos de cet ouvrage laissent penser que la thèse de Christophe Bardyn porte sur un défaut dans le doute méthodique qui rend toute la métaphysique cartésienne infondée, et que les principaux objecteurs et commentateurs de Descartes ont préféré taire afin de ne pas compromettre les fondements de l’idéalisme moderne. Il est cependant nécessaire de suivre les multiples tours, détours et retours opérés par l’auteur jusqu’à la fin – l’articulation argumentative dans les trois parties et trente-six chapitres de l’ouvrage n’est en effet pas des plus linéaires – pour comprendre que sa thèse dépasse le doute et le malin génie. De la partie I, nous retenons qu’il solde « l’immense escroquerie » de Descartes en trois courts chapitres seulement : « je suis, j’existe » n’est pas la première et la seule vérité qui résiste au doute puisque, pour conclure à l’existence du moi, Descartes a nécessairement besoin de poser l’existence du Dieu trompeur – que l’auteur assimile systématiquement au malin génie. Après une première recension des auteurs qui ont refusé de reconnaître ici un tour de passe-passe, C. Bardyn conclut à la déraison de Descartes qui pose (i) Dieu comme modèle de la res cogitans (et vice versa), et (ii) la création des vérités éternelles et la sui causa comme moyen de soumettre Dieu et la vérité absolue à l’arbitraire subjectif de la raison humaine. De la partie II, nous dégageons principalement deux thèmes qui font suite aux considérations de l’auteur sur la vérité : (i) le paradigme de la vérité scientifique, les mathématiques – que, pour les besoins de sa démonstration, il confond avec la mathesis universalis – pour affirmer la revendication illégitime de Descartes au savoir absolu, et attribuer à ce dernier la disparition de toute vérité logique ; et (ii) l’ego cogito transparent à lui-même que Descartes aurait substitué à l’âme – au mépris de toute culture de soi par les livres, l’enseignement ou l’ascèse – pour en faire le principe unique de toute connaissance et le fondement de l’idéalisme moderne. De la partie III, nous discernons essentiellement le sujet du dualisme cartésien et ses méfaits : la volonté toute puissante de l’âme dans (i) la dimension morale, voire religieuse – l’interprétation des songes de Descartes que s’autorise l’auteur lui permet d’affirmer l’éloignement de Descartes de l’Église et sa volonté de se libérer de la morale (p. 227) – et politique : la naissance du sujet moderne ne peut avoir pour conséquence que le communisme radical ou le libéralisme radical (p. 232). Et (ii) le mécanisme cartésien qui produit l’homme machine (p. 255), la réduction du réel (p. 276) ; la naturalisation du surnaturel (p. 283). C. Bardyn se réclame d’ailleurs de Platon et en appelle à la vérité transcendante accessible par un entraînement dialectique, ce qui est prétendument interdit par la philosophie moderne.

In fine, invoquant le « numéro d’illusionniste » de Descartes (p. 15), son « escamotage » (p. 26, 155 et 202), « trompe-l’œil » (p. 154), « subterfuge » (p. 155), son mépris de « l’exigence de rigueur rationnelle » (p. 116), etc., dont les conséquences ont été l’irruption d’un irrationalisme arbitraire absolu, c’est toute la Modernité – métaphysique certes, mais aussi mathématique et physique, politique et morale, voire littéraire – que l’auteur fustige. Les complices, « disciples zélés mais peu lucides de Descartes » (p. 31), ont tous cherché à conforter la fondation de la science et de l’idéalisme modernes : Bacon, Hobbes, Locke, Leibniz et Malebranche – inutile et insignifiant, pourquoi alors lui consacrer un chapitre (chap. 34) ? – mais aussi Husserl, Heidegger, Marion. Même Spinoza n’est pas complètement innocent, tandis que Bergson et Foucault trouvent tout juste grâce à ses yeux. La seule réponse à la rupture radicale opérée par Descartes dans la rationalité consiste à en finir définitivement avec l’hypothèse, sans fondement, de l’idéalisme subjectif moderne – et avec le totalitarisme de la philosophie cartésienne (p. 275) – en retrouvant « l’usage plein et entier de la raison naturelle » (p. 129), c’est-à-dire en revenant au rationalisme grec (p. 143), condition de possibilité du réalisme (p. 299).

Cette profession de foi en faveur la philosophie grecque aurait mérité mieux qu’un exercice de rhétorique aussi bancal.

Laurence DUPAS-GELIN (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : BARDYN, Christophe, Descartes, l’ombre d’un doute. Portrait du philosophe en malin génie, Paris, Armand Colin, 2021, 304 p., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. XXXIII-L.</p

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KAMBOUCHNER, Denis, « Descartes aux limites du naturalisme. ‘La force qu’a l’âme de mouvoir le corps’ », BAGNATI, Gaia, CASSAN, Melania & MORELLI, Alice, éd., in La varietà del naturalismo, Philosophica 4, Edizioni Ca’ Foscari, 2019, 179 p., p. 93-106.

L’A. met ici au jour un double paradoxe : non seulement, et contrairement à ce qu’implique littéralement la proposition cartésienne « la force qu’a l’âme de mouvoir le corps », l’âme n’est jamais l’agent direct de cette force motrice, mais encore les mouvements du corps procèdent en fait principalement de la disposition de ses organes. L’action déjà indirecte de l’âme est donc réduite à choisir entre des possibles physiologiques, voire à simplement consentir à une tendance du corps, ce qui conduit l’A. à conclure qu’un très grand nombre des actions humaines sont en réalité le fait du corps, d’où la place de cet article « aux limites du naturalisme ».

Laurence DUPAS-GELIN (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : Laurence DUPAS-GELIN, « KAMBOUCHNER, Denis, « Descartes aux limites du naturalisme. ‘La force qu’a l’âme de mouvoir le corps’ », BAGNATI, Gaia, CASSAN, Melania & MORELLI, Alice, éd., in La varietà del naturalismo, Philosophica 4, Edizioni Ca’ Foscari, 2019, 179 p., p. 93-106. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.

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GUIDI, Simone, L’Angelo e La Macchina, sulla genesi della res cogitans cartesiana, Milan, Franco Angeli, 2018, 482 p.

La recherche sur la genèse de la res cogitans cartésienne nous conduit ici à travers un corpus large – et inexploré dans le contexte des études cartésiennes, promet la préface de Màrio Santiago de Carvalho – à appréhender le rapport entre substance pensante et âme séparée, res cogitans et angélologie, et surtout la relation entre l’intuition et le corps-machine. L’objectif de l’A. est double : (1) montrer que le cogito cartésien n’est pas une génération spontanée mais trouve ses racines dans les profondeurs de la scolastique aristotélo-thomiste et dans la seconde scolastique, en part. celle des Conimbriens ; (2) que le passage du cogito à la res cogitans, et in fine à la substance pensante, n’a rien de linéaire et emprunte indéniablement à l’angélologie.

L’A. consacre une partie de son préambule à évoquer les commentateurs qui l’ont précédé dans ce rapprochement (p.32-39), en part. J. Maritain (« Descartes ou l’incarnation des anges », in Trois réformateurs, Paris, 1925, p. 76-128) qui le premier identifie un parallèle ange-mens humaine, à partir de la connaissance intuitive, innée et indépendante, trois dimensions attribuées à la connaissance angélique par Thomas d’Aquin et qui se retrouvent toutes dans la mens cartésienne selon Maritain ; G. Rodis Lewis (« Le dualisme platonisant au début du XVIIe siècle », in L’anthropologie cartésienne, Paris, 1990, p.127-148) qui évoque Bérulle, Richeome et Silhon que l’A. convoque à son tour dans son chap. 2 ; E. Scribano (Angeli e beati. Modelli di concoscenza da Tommaso a Spinoza, Roma-Bari, 2006) qui confirme « l’angélisme cartésien » identifié par Maritain pour au moins deux des trois dimensions : l’innéisme et l’indépendance de la mens séparée des réalités qui lui sont extérieures ; enfin Màrio Santiago de Carvahlo (« Prologòmenos para uma remissão do orizonte historial da evidencia cartesiana », in Descartes : reflexão sobre a modernidade : actas do colóquio internacional, Porto, 18-20 de novembre de 1996, Porto, 1998, p. 121-151) qui remarque une surprenante correspondance entre le cogito et le mode selon lequel les anges se connaissent eux-mêmes.

C’est en faisant appel, dans son Préambule (p.26), à la lettre de mars 1637 (?) à *** (AT I 347), dans laquelle, en liaison avec l’identification de l’âme dont la nature n’est que de penser, D. mentionne « une connaissance très claire, et, si j’ose ainsi parler, intuitive de la nature intellectuelle en général » (n.s.), que l’A. introduit les points principaux de sa thèse. En effet, en 1637, D. utilise explicitement la notion scolastique de « nature intellectuelle » pour faire émerger une notion d’âme, nature pensante, très proche des notions d’anges ou de substances séparées. Par la suite, dépassant les limites de la substance intellective séparée, D. identifierait res cogitans et ange au profit d’une nouvelle conception de l’intellect humain et de sa relation avec la machine du corps. L’A. entend donc approfondir l’analogie de la res cogitans cartésienne et de l’ange scolastique pour en identifier et étudier l’origine, à partir des théories développées par Thomas d’Aquin (chap. 1 : Immunitas a materia. Âmes séparables et anges incorporels chez Thomas d’Aquin), puis par Duns Scot, les dominicains Cajetan et Sylvestre de Ferrare, et les Conimbres, Fonseca, Gois et Suarez (chap. 2 : Pro forma. Évolutions et transformations de l’hylémorphisme), Marcel Ficin et, enfin, à l’orée du XVIIe s., les Français Bérulle, Laurens, Dupleix, Richeome et surtout Silhon (chap. 3 : Se ipsum incorporeum reddere. Sur le retour de Platon et la découverte du cogito.) Le chap. 4, intitulé « Il faudrait donc prouver que l’âme peut penser sans le corps. Du cogito à la res cogitans », propose enfin de mettre cette analogie en regard de l’œuvre cartésienne : des Regulæ au Discours de la Méthode, des Méditations Métaphysiques aux Passions de l’âme. L’A. consacre son chap. conclusif (chap. 5, « Angelus patiens. Union, co-extension et passions de la mens ») à souligner, à propos de ce parallèle entre res cogitans et ange scolastique, que non seulement il ne constitue qu’une contraction apparente, mais que D. lui-même, précisément là où il cherche à rendre compte d’une unité indéniable du point de vue métaphysique, porterait l’analogie à son comble. Selon l’A., c’est en effet à partir du débat sur les substances intellectives séparées que D. peut penser l’idée d’une « compénétration opérative et effective entre deux réalités d’essences complètement distinctes » (p.32). En revanche, les théories récentes du disembodied mind ou du ghost in the machine relèvent, selon l’A. et à juste titre selon nous, d’une interprétation trompeuse du cartésianisme ainsi que d’une profonde méconnaissance de l’angélologie du Moyen Âge et du premier XVIIe siècle.

En guise de discussion, notons seulement que, quelles qu’aient été les inspirations de D. – qui doute encore que ce dernier ait été le dernier des scolastiques en même temps que le premier des modernes ? –, il a formellement et explicitement refusé l’image du pilote en son navire à laquelle mène nécessairement l’association de l’ange à la mens humaine. D. a aussi explicitement refusé une quelconque connaissance de l’ange par l’homme, affirmant au contraire à Burman (AT V 157) que l’idée que l’homme a de l’ange ne provient pas de la connaissance qu’il aurait de l’ange, mais de celle que l’homme a de sa propre mens. Regrettons encore que l’A. n’ait pas consenti à plus de simplicité dans son écriture – certaines phrases sont quasi inintelligibles – ni à plus de rigueur dans son vocabulaire, lequel n’est pas toujours cartésien (recours systématique au substantif « intelligence » au lieu d’« intellect » ou « entendement », peut-être pour rapprocher la mens cartésienne des intelligences séparées). La lecture de l’ouvrage en est rendue considérablement ardue.

Laurence DUPAS-GELIN

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Pour citer cet article : Laurence DUPAS-GELIN, « Simone Guidi, L’Angelo e La Macchina, sulla genesi della res cogitans cartesiana, Milan, Franco Angeli, 2018 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.

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D’AGOSTINO, Simone, Esercizi spirituali e filosofia moderna. Bacon, Descartes, Spinoza, Pise, ETS, 2017, 260 p.

Cette étude s’inscrit explicitement dans l’horizon ouvert par P. Hadot et M. Foucault. Contrairement à ce qu’avait d’abord pensé le premier, les « exercices spirituels » qui caractérisent la philosophie antique – la connaissance de soi et du monde pour le perfectionnement de son être en vue de vivre selon le Bien – ne disparaissent pas du champ de la philosophie avec l’avènement du christianisme ; contrairement à ce qu’avait énoncé le second, ils ne disparaissent pas non plus avec « le moment cartésien » (entendu comme l’ensemble de la première modernité). Pour l’A., qui suit en cela un Foucault plus tardif, quand le sujet cartésien accède à l’évidence de la vérité par le seul regard de l’esprit, c’est le rapport entre les « exercices spirituels » et l’accès à la vérité qui change : ce n’est plus une vie bonne qui nécessite le perfectionnement du mode d’être, c’est l’accès à la vérité scientifique qui exige l’emendatio intellectus. Ce point est particulièrement clair pour ce qui concerne D. : le DM expose les règles – le régime – à suivre par l’esprit (ingenium) pour accéder à la vérité ; à l’instar des exercices de mathématiques à répétition qui permettent à l’esprit de s’habituer à raisonner correctement dans d’autres domaines, et à la raison de connaître la vérité. C’est donc la continuité à l’époque moderne des exercices spirituels, et l’évolution de leur rapport à la vérité que l’A. met en évidence. Il s’appuie pour ce faire sur trois des œuvres à ses yeux les plus représentatives de « méthodes » vers la vérité : le Novum Organum, dans lequel Bacon vise à réparer l’esprit (mens) (chap. I) ; le Discours de la Méthode, par lequel D. définit comment diriger l’esprit (ingenium) (chap. II) ; et le Tractatus de Intellectus Emendatione de Spinoza, qui se propose de libérer l’esprit (intellectus) (chap. III). Dans les trois œuvres, il est question d’un processus (cultura, directio, emendatio, medicina), de l’esprit (mens, animus, ingenium, intellectus) et donc d’exercices spirituels. Chaque méthode vise à ordonner, degré par degré, des perceptions désordonnées par l’imagination et la sensibilité, pour une vision plus claire et distincte du monde : c’est donc en effet la question épistémique qui rend nécessaire ce processus. De fait, tout comme Foucault recommandait une double lecture des Meditationes de D. – comme système d’évidences et comme exercice de transformation de soi –, l’A. suggère de considérer les trois ouvrages non seulement comme des théories de méthode scientifique, mais aussi comme les conditions de la pleine réalisation du sujet dans son accès à la vérité.

Laurence DUPAS-GELIN

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Pour citer cet article : Laurence DUPAS-GELIN, « D’AGOSTINO, Simone, Esercizi spirituali e filosofia moderna. Bacon, Descartes, Spinoza, Pise, ETS, 2017 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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FERRINI, Cinzia, L’invenzione di Cartesio. La disembodied mind negli studi contemporanei : eredità o mito ? Trieste, Edizioni Università di Trieste, 2015, 189 p.

Si l’objet de la recherche semble clairement exprimé dans son titre, le cadre, la méthode, les objectifs et le parti pris de ce livre, qui se veut au carrefour de l’histoire de la philosophie, de la philosophie de l’esprit et des sciences cognitives, ne s’imposent pas d’emblée. (1) L’ambition de l’A. est de proposer une approche historico-philosophique et historiographique, inspirée de la conception de l’École de Chicago, qui mette au jour les interprétations partielles et partiales du prétendu « dualisme cartésien », et qui réponde de manière définitive à la fois à la question posée dans le titre : « “l’esprit désincarné” est-il réellement un legs de la philosophie de D. ou un mythe issu des sciences cognitives contemporaines ? », et à la question posée par la postérité du philosophe : « le dualisme métaphysique res cogitans/res extensa est-il incompatible avec l’unité de l’être humain ? » Autrement dit, selon l’A. : la connaissance de l’esprit humain peut-elle s’accomplir hors de toute recherche empirique ? (2) L’A. ne remet jamais en question le « dualisme cartésien », mais interroge la conséquence qui lui est imputée : l’esprit désincarné. Le parti pris de cette étude est donc de soumettre la question initiale du dualisme à un nouvel examen, à la lumière (i) des textes cartésiens auxquels se réfèrent les tenants de la théorie du « disembodied mind » – les Meditationes II et VI et les articles des Principia correspondants, la correspondance de D. sur l’union en tant que notion primitive – mais à l’exclusion de ce que l’A. nomme elle-même « les textes canoniques » dans toute étude destinée précisément à dépasser le dualisme métaphysique cartésien, à savoir les Principia IV, Les Passions de l’âme, et le Traité de l’homme ; (ii) de la littérature contemporaine sur la théorie du « disembodied mind », au sujet de laquelle l’A. précise donc qu’elle n’est pas considérée ici comme secondaire. L’A. se penche ainsi tout d’abord sur les implications de l’ouverture des études cartésiennes à l’international, en particulier aux États-Unis depuis la fin du XXe siècle, et de leur rencontre avec la science de la cogni­tion incarnée. Cette nouvelle orientation des sciences cognitives, selon laquelle les capacités cognitives dépendent du corps – et non plus du seul cerveau – en interaction constante avec son environnement, a rendu brutalement caduques les sciences cognitives des premières générations fondées précisément sur le « dualisme cartésien ». La philosophie de D. a dès lors été accusée outre-Atlantique de tous les maux épistémiques, qualifiée de déshumanisée, et présentée comme une prison pour la pensée scientifique, voire de « catastrophe » pour aborder les questions morales et politiques. En regard de cette condamnation anglo-saxonne, l’A. mentionne différentes analyses de l’union âme-corps, en particulier celle de H. Gouhier (La pensée métaphysique de Descartes, Paris, 1962). L’A. juge cependant que ni les réponses de D. en son temps – à Gassendi, Arnauld, Regius ou Élisabeth – ni les analyses philosophiques contemporaines – l’argumentation « anti-dualiste » de Gouhier est jugée non convaincante quant aux modalités de l’interaction âme-corps – n’auraient éteint la polémique : soit la philosophie cartésienne, fondée sur un dualisme, est de fait incohérente, a été néfaste au progrès scientifique et est à condamner sans appel ; soit sa réinterprétation est nécessaire : d’un dualisme épistémique, et non plus métaphysique, à un unionisme ontologique, voire à un modèle triadique. (3) L’objectif de l’A. sera donc de proposer une troisième voie qui « sauve » le dualisme métaphysique et promeuve un « embodied mind ». Pour ce faire, le chap. 2 sonde d’abord la thèse du « disembodied mind » dont l’origine est rapportée à la position cartésienne dans la Meditatio II, selon laquelle les sensations sont de pures pensées d’une mens autonome et séparée du corps. Puisque, selon D., la cogitatio peut s’entendre soit pro actione, soit pro facultate, soit encore pro re in qua est facultas (AT VII 174, 13), l’A. propose de distinguer le plan de la res cogitans en tant qu’essence de la pensée, et le plan de l’activité de la pensée en tant qu’elle recouvre tout acte produit par la pensée. Cette première distinction conduit alors à différencier la pensée des seuls intelligibles de l’usage empirique de la pensée dans la connaissance de l’être sensible des choses naturelles. Ainsi, contre la lecture traditionnelle qui pose l’identification parfaite entre la mens et la res cogitans, l’A. soutient la thèse d’un écart entre les deux : la mens-cogitatio serait la force/vis, l’être en acte de la res cogitans, en tant qu’ego cogito singulier, et non la « chose »/res cogitans universelle, qu’elle soit comprise aussi bien comme substance que comme potentialité (facultas). D’où l’identification d’un embodied mind, et la conclusion de ce chapitre sur la justification de la distinction réelle de la res cogitans et de la res extensa – le fameux dualisme cartésien –, mais qu’accompagne l’infirmation de la thèse du disembodied mind puisque la mens pense bien aussi empiriquement. Le chapitre 3 approfondit le rôle de l’imagination et de la sensation dans l’infirmation de la thèse mise en cause, et dans la confirmation du dualisme. Dans le chapitre 4, l’A. développe le thème de la priorité de la substance pensante sur l’étendue au regard du principe d’identité. Son hypothèse pose que l’invariance de la res cogitans, qui constitue l’essence de la mens, fonctionne en tant que matrice identitaire pour ce qui concerne les changements du corps. À partir d’un long questionnement sur le recours de D. à l’analogie de la pesanteur pour expliquer l’interaction âme-corps, et toujours à la lumière de sa propre distinction entre la mens et la res cogitans, l’A. propose une interprétation de l’action de la mens sur le corps comme étant comparable à une force (vis-virtus) qui s’exerce sans contact et qui conditionne l’unité et l’individuation du sujet humain. In fine, le chapitre 5 reprend les prises de position de l’A., à savoir par exemple que la mens-res cogitans n’est pas identifiable à la mens angélique qui, elle, peut être considérée comme un disembodied mind ; ou encore que la notion de l’union de l’âme rationnelle et du corps organique dans la chair de chaque homme ne contredit pas le dualisme métaphysique res cogitans/res extensa. Mais surtout, alors qu’elle réaffirme sa distinction entre la mens considérée pro re (i.e. res cogitans), substance complète, détentrice de tous les modes de la cogitatio, et la mens considérée pro actione, qui requiert son incarnation quand il lui s’agit d’accompagner sensations et passions, l’A. s’oppose (enfin) clairement à J.-L. Marion et à la distinction entre pensée active et pensée passive avancée dans Sur la pensée passive de Descartes (Paris, 2013 ; cf. BC XLIV, p. 197-199).

Trois remarques conclusives s’imposent. Il nous semble d’abord que la partie essentielle et la plus neuve de cette recherche se trouve au chap. 2 dans l’écart entre la res cogitans et la mens humana grâce auquel l’A. préserve le dualisme et garantit l’embodied mind. – D’autre part, l’A. a moins voulu contredire la thèse, somme toute peu crédible pour qui lit les Méditations en entier, d’un disembodied mind inventée par D., que celle de Sur la pensée passive de Descartes à laquelle elle reproche une conception de la mens requérant nécessairement l’union au corpus meum pour accomplir le déploiement de la res cogitans dans la totalité de ses modes. – On pourrait interroger enfin la pertinence du parallèle introduisant cette étude entre la séparation de l’existence dans la pensée et de l’existence en acte (comme une rose en hiver), et la séparation du corps et de l’esprit. Selon l’A., « la possibilité de concevoir la mens comme distincte du corps, ut rosa in hieme, » serait à l’origine de l’attribution à D. du concept de disembodied mind. Or dans l’Entretien avec Burman, (AT V 164 = éd. Beyssade, texte 28), D. pose qu’il n’y a pas de séparation réelle entre l’essence et l’existence des choses créées, mais uniquement une distinction de raison, alors qu’il y a bien une distinction réelle entre l’âme et le corps : il est donc difficile de conférer à la res cogitans le statut d’une rosa in hieme.

Laurence DUPAS-GELIN

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Pour citer cet article : Laurence DUPAS-GELIN, « FERRINI, Cinzia, L’invenzione di Cartesio. La disembodied mind negli studi contemporanei : eredità o mito ? Trieste, Edizioni Università di Trieste, 2015, 189 p. » in Bulletin cartésien XLVII, Archives de Philosophie, tome 81/1, Janvier-mars 2018, p. 171-223.