Auteur : Maria-Luisa De La Cámara

 

Atilano DOMINGUEZ : Spinoza. Vida, escritos y sistema de filosofía moral, Madrid, Guillermo Escolar (2e ed), 525 p.

L’ouvrage comprend un nouveau récit de la vie du philosophe (chapitres 1-19) élaboré à partir de la recherche actuelle, puis l’exposé général du système du point de vue de la morale (chapitres 20-30), une bibliographie et des index.

Les sources documentaires de la première partie, nombreuses et variées, ont été intégrées dans le corpus afin de composer un récit épuré de tout ce qui n’a pas été solidement établi. Domiguez s’appuie sur les biographies de Jelles (Préface aux N.S.), Bayle, Kortholt, Colerus et Lucas, sur la Correspondance et le TTP. Il utilise aussi la bibliothèque de Spinoza, des documents notariaux, des textes officiels et religieux (signifiés par « N- » suivi d’un numéro – Notices) : il s’agit ici des matériaux tirés de Freudenthal, Vaz Días ou Walther, entre autres. L’ensemble documentaire a été renforcé par les nombreuses références de l’auteur aux notes de Biografías de Spinoza (1995), à ses index et à quelques-uns de ses écrits rapportés dans la bibliographie de Spinoza. Obras Completas (2015), sans négliger pour autant les biographies actuelles. L’usage rigoureux des sources contribue à reconstituer une biographie de Spinoza en lien avec son entourage, en dehors de toute hagiographie.

La deuxième partie de l’ouvrage, qu’il n’est guère possible de résumer ici, présente l’architectonique du système, son projet moral rationaliste en suivant le parcours de l’Éthique. Un chapitre initial est dédié à la méthodologie de l’interprétation : comment lire aujourd’hui Spinoza ? Domínguez se tient à sa théorie herméneutique (p. 187 sq.) afin d’éviter un réductionnisme matérialiste ou idéaliste (p. 203). Un chapitre discute en particulier la cohérence du système : comment se peut-il qu’une métaphysique déterministe s’accorde avec une gnoséologie et une morale de la raison ? Spinoza les réconcilie grâce à la notion de raison conçue comme le plus puissant désir (chapitre 28). Ainsi, la connaissance adéquate des affects peut transformer la tristesse humaine en un contentement qui produit régénération, force d’âme et générosité. Le chapitre 29 est consacré à la puissance de l’entendement et à la liberté. À partir de l’amor Dei intellectualis (beatitudo), il débat enfin de la cohérence entre la première et la cinquième partie de l’Éthique.

L’ouvrage situe ensuite la proposition morale de Spinoza dans l’histoire de la philosophie occidentale. Après avoir confronté son projet avec ceux d’Aristote et de Kant, il parvient à cette conclusion : les trois philosophes ont en commun une éthique de la raison où le bien et la vertu demeurent en accord avec la nature humaine ; toutefois Aristote propose une morale vertueuse autour de la prudence ou de la modération, Kant prône l’obéissance stricte à la loi morale, alors que Spinoza démontre la nécessité de la progression morale à travers la joie et la puissance de la raison. Les différences concernant la notion de Dieu, la religion et l’immortalité sont examinées par rapport à la perspective immanente et vitale du sage spinoziste.

L’étude d’Atilano Dominguez se veut objective et rigoureuse ; elle présente la philosophie de Spinoza de manière systématique, à travers un travail précis, qui n’hésite pas à poser des questions et à soulever des difficultés. Elle contribue véritablement à diffuser le projet de Spinoza parmi les lecteurs cultivés de langue espagnole.

Maria Luisa DE LA CÁMARA

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Pour citer cet article : Atilano Dominguez : Spinoza. Vida, escritos y sistema de filosofía moral, Madrid, Guillermo Escolar (2e ed), 525 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLV, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 187-216.

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Cecilia ABDO : Contra las mujeres. (In)Justicia en Spinoza, Madrid, Ediciones Antígona, 115 p.

La justice, question énigmatique dans la philosophie de Spinoza, développée auparavant par Matheron, Moreau, Jaquet ou Santos, devient pour l’auteure la clef pour penser la question complexe des femmes. Le point de convergence entre la justice et les femmes est la notion de sui iuris qui, dans le Traité politique (TP), sert à justifier l’exclusion politique. Les thèmes choisis font l’objet des deux sections du livre, dont la première partie est consacrée à la notion de justice et à la question des femmes, la seconde à défendre le désir de justice comme processus social lié aux affects démocratiques. L’intérêt de la perspective et l’originalité de la réponse de Spinoza n’arrivent pas à le mettre à l’abri des impératifs de la culture hégémonique dans laquelle s’inscrit sa réflexion politique.

Tout d’abord, Cecilia Abdo prend en considération le caractère problématique de la notion de justice dans la philosophie de Spinoza, qui n’en a pas développé une théorie accomplie malgré les occurrences du terme dans ses écrits : KV, TTP, Éthique, TP et Epistolae. La confrontation des arguments apparaît décisive pour soutenir la spécificité de la notion de justice chez lui par rapport à la Scolastique et à Grotius. L’argumentation la plus dense entre ici en jeu. En effet, à partir de la notion de justice comme animi constantia tribuendi unicuique, quod ei ex jure civili competit (TTP XVI, Gebhardt, p. 196), Cecilia Abdo remarque trois aspects à considérer : la déclinaison politique, le rapport au droit de nature comme expression certa et determinata (conatus) de la puissance infinie, et la signification de ce que l’on attribue à chacun comme ce qui lui est propre.

La formule ius naturae chez Spinoza – à la différence du ius naturalis de la philosophie antérieure – a la signification de potentia naturae (certa et determinata), ce qui légitime l’identité entre le droit et la puissance. Mais alors, quels sont ses effets ? – se demande l’auteure. Et elle écrit : « Cela signifie que Spinoza reformule le droit naturel pour le (dé)normatiser, l’universaliser, le collectiviser » (nous traduisons, p. 39). C’est pourquoi il faut conclure à la primauté du droit ainsi conçu sur la notion juridique de justice (la loi). Comment donc penser la justice dans le cadre du droit-puissance collective immanente ? S’appuyant sur la thèse de Matheron (1990) à propos de l’indignation des citoyens et sur celle de Jaquet (2018) sur le désir de vengeance, mais en allant plus loin, l’argumentation prend une tournure différente. La justice n’est pas une irruption épisodique, ni non plus une sanction punitive. Au contraire, il s’agit d’un processus social (p. 52), c’est-à-dire une dynamique qui manifeste, et dépend, du pouvoir réel de la multitude ou de son désir productif d’un changement dans la distribution des biens communs. Elle est un effort à réaliser, un travail pour le ius commune. C’est ainsi que les revendications sociales suscitent des effets réels sur la loi civile.

Dans un premier temps, dans la partie intitulée « La primacía del derecho sobre la justicia » (p. 31-76), l’auteure examine les implications de l’hypothèse précitée (le droit de nature a une primauté par rapport à la loi) et elle montre que, dans le Traité politique, la notion de justice ainsi conçue procure le cadre conceptuel pour penser la question des femmes et la politique. Cecilia Abdo n’accepte pas la thèse de Matheron sur la cause présumée de la société patriarcale chez Spinoza, elle soutient au contraire que, si les droits civiques redoublent la puissance de la nature, c’est que la démocratie manifeste un conflit social permanent dans l’État (p. 61-76). Les notions de justice et d’injustice s’identifiant aux notions de sui iuris et alterius iuris, les femmes sont regardées comme un symbole de la faiblesse de la nature redoublée par les lois de la Cité.

Or la philosophie de Spinoza n’est pas normative : Spinoza fait le constat de la sujétion des femmes par rapport aux hommes (masculin) sur le plan politico-juridique (et non ontologique). Pour Cecilia Abdo, les figures être sui iuris (TP XI, 3) et alterius iuris correspondent à des états relatifs et graduels. Ceci s’applique à certains groupes exclus de la participation politique certes, mais en raison de leur manque effectif d’intelligence et/ou d’autonomie – alors que dans le TTP la personne alterius iuris différait de l’esclave et que, dans l’Éthique, alterius iuris se disait de celui qui est l’esclave de ses passions. Dans cette optique, Spinoza aurait certes exclu (TP XI, 3) les femmes de la démocratie, mais il n’y a pas là d’injustice à son époque (p. 67), car l’exclusion n’est qu’un produit culturel relatif. Néanmoins cette conception, si marquée par l’histoire soit-elle, renferme déjà la semence d’un désir de libération de la multitude et de changement social, dont on va parler par la suite.

La seconde partie intitulée « Consideraciones finales » (p. 77-100) est consacrée à analyser la formule spinoziste de la justice comme « la volonté/le désir/ la disposition constante d’attribuer à chacun ce qui d’après le droit civil lui revient ». Deux choses sont à considérer ici : d’une part, comment penser la vertu, la volonté ou le désir de justice ? D’autre part, quelle est la signification de donner à chacun ce que lui appartient d’après la loi ? À la première question, l’auteure répond que ni la justice ni le bien n’existent plus a priori en dehors des désirs concrets des êtres humains. Il faudra donc sortir le juste et le bon de la dynamique des affects, la volonté de justice n’étant qu’un mode concret de l’intellect humain dans un réseau causal (p. 84). Quant au désir (cupiditas) de la justice, son intelligence est précisément l’expression d’une puissance sociale concrète des hommes et des femmes qui font partie de la multitude et qui la réalisent dans la conjoncture politique et juridique. C’est pourquoi l’affectivité et les mécanismes imaginatifs agencent la justice au même titre que la raison. Cet appel à l’imagination montre l’originalité de Spinoza par rapport à la conception moderne de la seule raison en politique. Finalement, la justice comme réparation ne consiste qu’à procurer les conditions sociales et politiques nécessaires pour le bien commun à partager, en d’autres termes, la recherche du ius commune pour se libérer des servitudes et développer la puissance propre à chacun. Ainsi Spinoza, dans le Traité politique non seulement fait un constat de facto, mais il montre une alternative possible pour les femmes à la condition qu’elles désirent vraiment s’émanciper de l’état alterius iuris.

On peut terminer la réflexion sur le livre en soulignant l’importance et l’actualité du sujet par rapport à la modernité. Saluons aussi l’originalité du traitement et le dialogue avec les auteurs qui avaient développé la question de manière significative, notamment Matheron, mais aussi Giancotti, Moreau, Cristofolini, Jaquet, Torres et Gatens, entre autres. En outre, le petit volume contient la liste des passages textuels où le terme justice apparaît dans le corpus de Spinoza, et il inclut aussi une riche (mais non exhaustive) bibliographie de référence. Le livre de Cecilia Abdo établit une interprétation qui nous invite à une réflexion personnelle.

María Luisa DE LA CÁMARA

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Pour citer cet article : Cecilia ABDO : Contra las mujeres. (In)Justicia en Spinoza, Madrid, Ediciones Antígona, 115 p., in Bulletin de bibliographie spinoziste XLIII, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 181-218.</p

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Diana COHEN : Spinoza. Una cartografía de la Ética, Buenos Aires, Eudeba, 2015, 277 p.

Diana Cohen, professeur de philosophie à l’Université de Buenos Aires et spinoziste réputée, signe un travail qui concerne la philosophie pratique de Spinoza.

Cette contribution comporte une double approche. D’une part, un parcours subjectif : c’est en effet la petite-fille du rabbin de la Communauté sépharade de Flores qui réfléchit sur la problématique de l’existence chez Spinoza ; elle montre clairement les points de repère de l’éthique spinoziste, tout en discutant les grands interprètes et commentateurs de sa pensée. Le second parcours, d’autre part, est objectif : il analyse les fondements ontologique, physique et psychologique des affects.

En faisant valoir l’immanence radicale prônée par Spinoza, l’A. cerne les variations de l’affectivité : la question se pose de savoir comment celle-ci suscite et déclenche les relations interindividuelles sous-jacentes soit aux passions soit à la joie et à la béatitude. Pour éclairer les difficultés, de manière très pédagogique, Diana Cohen fournit des exemples, même personnels, afin d’appuyer l’argumentation spinoziste.

Le livre rassemble plusieurs textes de grand intérêt, dont quelques-uns ont déjà été publiés. Je recommande notamment : « ¿El bien y el mal? O, ¿lo bueno y lo malo? » (p. 189-216) et « Las vías de liberación humana » (p. 217-235). L’A. examine donc des questions qui ont trait à la philosophie pratique ; elle le fait de façon dynamique et ouverte, sans éviter les questions qui peuvent se poser : la tension fini-infini, l’importance du conatus, le rôle joué dans l’agir humain par l’imagination et le corps, le rapport égoïsme-altruisme, la mort, le suicide. Parmi les annexes, on note le guide de lecture de l’Éthique établi par Axel Cherniavsky à partir des analyses de M. Gueroult et P. Macherey. Une autre annexe dépeint un paysage du spinozisme contemporain, plus proche de la vie que les conceptions hyper-rationalistes de la période précédente.

Maria-Luisa DE LA CÁMARA

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Pour citer cet article : Maria-Luisa DE LA CÁMARA, « Diana COHEN : Spinoza. Una cartografía de la Ética, Buenos Aires, Eudeba, 2015 » in Bulletin de bibliographie spinoziste XXXIX, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 803-833.


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