Auteur : Michalis Skomvoulis

Aris STILIANOU : Ο Σπινόζα και η Δημοκρατία (en grec moderne) [= Spinoza et la démocratie], Athènes, éditions Polis, 2016, 213 p.

Le livre d’Aris Stilianou est le résultat de plusieurs années de recherche sur les questions philosophiques et politiques posées par la philosophie de Spinoza. Il est également le fruit de diverses discussions et d’échanges théoriques de l’auteur avec bon nombre de spécialistes, comme le montrent les remerciements de l’ouvrage. Stilianou ouvre son argumentation en se ralliant à un type de lecture de Spinoza qui co-articule l’élément métaphysique de sa philosophie avec l’élément politique. Il s’agit d’un type qui a principalement émergé dans les études spinozistes en Italie (Negri) et surtout en France (Stilianou se réfère notamment de manière explicite à Matheron, Macherey, Balibar et Moreau), et qui peut être qualifié de « progressiste » ou même de « radical ». L’argument principal du livre apparaît à travers l’adoption de ce type de lecture : reconstruire de manière politique la philosophie de Spinoza (même dans son noyau théorique) afin de comprendre cette dernière en tant que théorie normative et rationnelle de l’histoire et, dans une certaine mesure, de la science politique. Dans cette reconstruction, l’élément épistémologique coexiste avec l’élément normatif, en mettant en évidence le concept de démocratie comme critère de la normativité, mais aussi comme critère de la vérité existentielle de tous les régimes politiques (thèse qui constitue l’enjeu principal du livre).

Dans le premier chapitre (chap. 1), l’auteur entreprend précisément de fonder cette thèse sur les textes de Spinoza lui-même. Il prend pour point de départ la critique spinozienne contre la religion établie et la juxtaposition de la part du philosophe néerlandais d’une religion populaire et démocratique, en se basant sur les principes « pratiques » du christianisme. Il développe ensuite la conceptualisation spinozienne selon laquelle la démocratie peut seulement être définie à travers la puissance collective qui constitue l’unité de la multitude ou des masses populaires. Seule cette puissance collective peut légitimer le droit (et la raison) de la démocratie. L’insistance de Spinoza sur la définition de la démocratie par la puissance ne signifie cependant pas une distanciation par rapport à la liberté individuelle. Au contraire, Stilianou montre que, pour Spinoza, seule la liberté de pensée et d’expression des citoyens peut donner à la démocratie son contenu absolu. De ce fait, ces libertés ne sont pas (comme le veut le libéralisme) un « droit individuel », mais elles se présentent comme le mode d’existence même de la sécurité démocratique de l’État comme entité trans-individuelle. C’est la raison pour laquelle la démocratie émerge chez Spinoza comme l’État absolu (principalement dans le Traité Politique), à savoir comme l’État qui comprend la plus grande sécurité et la plus grande stabilité possibles. La démocratie est finalement mise en avant comme la présupposition de la survivance même de l’État.

Dans les chapitres suivants (chap. 2, 3 et 4), Stilianou assume un dialogue riche et intense avec les appropriations contemporaines de laphilosophie politique de Spinoza, et plus particulièrement avec la pensée d’A. Negri et d’E. Balibar, de même qu’avec le courant de la théorie politique contemporaine connu comme « démocratie radicale ». Dans le premier de ces trois chapitres, l’auteur témoigne de sa haute estime pour les analyses de Negri relatives au monde capitaliste contemporain. Ces analyses se fondent d’ailleurs, dans une grande mesure, sur une compréhension radicale de la part de Negri de la puissance ontologique du concept de multitude chez Spinoza. En outre, l’auteur montre l’originalité et la créativité de l’interprétation de Negri en ce qui concerne le concept de temps chez Spinoza, en tant que rupture « antimoderne » au sein de la modernité philosophique. Cette rupture renvoie à une temporalité ouverte et indéterminée quant à l’avenir. Negri propose ainsi, à travers Spinoza, une nouvelle philosophie de l’histoire, libérée par la clôture transcendantale que nous trouvons dans le point culminant de la pensée moderne, c’est-à-dire dans la philosophie hégélienne. Toutefois, l’auteur exprime des réserves en ce qui concerne certaines tendances ontologiques de la pensée negrienne, qui tendent à éliminer totalement la médiation institutionnelle conduisant ainsi à une nouvelle téléo­logie métaphysique de l’histoire. Chez Spinoza, au contraire, nous pourrions relever la présence de certains mouvements dialectiques plus complexes et plus ouverts.

Selon Stilianou (dans le chap. 3), la pensée politique de Balibar intègre de manière plus pertinente cette richesse dialectique de la pensée spinozienne. Le concept de multitude devient précisément chez Balibar plus « dialectique ». Il prend la forme de la « crainte des masses », et cette conceptualisation signifie tout en même temps la potentialité démocratique de l’intervention des masses et la tendance de leur action politique à la violence. Balibar résout cette ambiguïté des masses dans une forme de médiation institutionnelle qui est indiquée par la forme normative de la citoyenneté. Selon Balibar, l’enjeu est ici de trouver un mode de production des normes politiques qui proviendrait, de manière immanente, de la vie des masses, en comprenant cette dernière à la fois comme une entité politique et anthropologique (l’auteur montre sur ce point la fécondité d’un possible dialogue entre la pensée de Balibar et celle de Foucault). En d’autres termes, Balibar nous propose une nouvelle dialectique de la démocratie, dans laquelle les masses et les institutions, l’anthropologique et le politique sont co-articulés.

Le dernier chapitre du livre (chap. 4) entreprend une reconstruction de la cohérence du concept de souveraineté démocratique populaire, en commençant par ses références classiques chez Aristote, Machiavel et Rousseau, toujours dans la comparaison établie avec la philosophie politique de Spinoza. L’objet de ce chapitre, qui conclut l’argumentation du livre, est de dégager une réflexion spinoziste synthétique sur les potentialités radicales de la démocratie contemporaine. Stilianou arrive à la conclusion provocante selon laquelle nous pouvons radicaliser la démocratie à la seule condition de penser son avenir de manière également radicale en ce qui concerne son caractère ouvert et non téléologique.

Michalis SKOMVOULIS

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Pour citer cet article : Michalis SKOMVOULIS, « Aris STILIANOU : Ο Σπινόζα και η Δημοκρατία (en grec moderne) [= Spinoza et la démocratie], Athènes, éditions Polis, 2016 » in Bulletin de bibliographie spinoziste XXXIX, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 803-833.

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