Auteur : Michel Fichant

Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, Sämtliche Schriften und Briefe, herausgegeben von der Berlin-Brandenburgischen Akademie der Wissenschaften und der Akademie der Wissenschaften zu Göttingen, Zweite Reihe, Philosophischer Briefwechsel, herausgegeben von der Leibniz-Forschungsstelle der Universität Münster, Vierter Band, 1701-1707, Berlin/Boston, De Gruyter, Akademie Forschung, 2021, CLIX et 859 p.

Ce nouveau volume de la Correspondance philosophique de Leibniz dans l’édition académique paraît huit ans après le précédent (Bulletin leibnizien I, Archives de Philosophie, 2015/3, p. 530-533). Préparé à la Leibniz-Forschungsstelle de Münster par Gerhard Biller, Stefan Jenschke, Herma Kliege-Biller, Stefan Lorenz, Stephan Meier-Oeser, Heinrich Schepers et Martin Schneider, il couvre la période 1701-1707.

Comme cela est désormais la règle, le volume est accessible et téléchargeable gratuitement en ligne 115.

Il réunit 245 lettres échangées par Leibniz avec 31 correspondants connus, auxquels s’ajoute une lettre à un destinataire inconnu (N. 97). En Appendice sont reproduits les courts passages de 5 lettres non retrouvées de Leibniz cités par leur destinataire Michael Gottlieb Hansch dans son ouvrage Godofridi Giulelmi Leibnitii Principa Philosophiæ […] cum excerptis ex epistolis philosophi (Francfort et Leipzig, 1728). S’y ajoutent les extraits pris par Leibniz de textes de Hansch (N. 244) et de Wolfgang A. von Runckel (N. 235) en raison de leur étroite relation avec les correspondances. Cent dix de ces lettres sont de Leibniz, dont 20 étaient jusqu’ici entièrement inédites et 15 sont publiées intégralement pour la première fois.

Douze correspondances déjà engagées se poursuivent, parmi lesquelles celles avec Bayle, Dobrzensky, Fontenelle, Huet, Nicaise et de Volder s’achèvent ici. Dix-huit nouveaux correspondants apparaissent, dont notamment Des Bosses, Hartsoeker, Jacquelot, Lady Masham. Les échanges avec Demoiselle Leti, Jacquelot, Lady Masham, Pulteney et von Runckel sont intégralement contenus dans les limites chronologiques de ce volume.

Comme dans le volume précédent, les lettres comportant un intérêt philosophique déjà publiées, principalement dans les séries I et III, n’ont pas été reproduites. Cet abandon de la « double impression » a été justifié dans le volume précédent (A II, 3, p. XXII-XXIV) par la surcharge qu’elle aurait apportée à un paquet déjà lourd. Une « revue des lettres philosophiquement significatives » (p. CXLVI-CLIX) intègre à la chronologie des lettres réunies dans ce volume 53 pièces, déjà parues dans A I, 19 à 26, ou à paraître dans A I et A III (dans ce dernier cas, quelques-unes déjà parues dans les Mathematische Schriften de Gerhardt, volumes 3, 2 et 4 et dans le Briefwechsel avec Wolff). Les lettres aux princesses Sophie et Sophie-Charlotte déjà éditées dans A I sont cependant de nouveau publiées ici, car elles relèvent des « exceptions absolument nécessaires » au sens déjà défini (A II, 3, XXIII).

La longue, substantielle et savante introduction de Stephan Meier-Oeser apporte une analyse de ces correspondances et en dégage les traits essentiels.

En caractérisant globalement la période couverte par les limites chronologiques contingentes du volume comme celle d’un « développement du système philosophique », Stefan Meier-Oeser n’y relève aucune césure ni du point de vue biographique, ni même du point de vue philosophique : l’essentiel réside dans la continuation des discussions ouvertes par la publication en 1695 du Système nouveau. Mais c’est peut-être aussi une des phases les plus actives et les plus fécondes de la production philosophique de Leibniz, alors même qu’il publie peu (20 articles philosophiques d’ampleur très variable). C’est pourtant durant ces années-là que sont rédigées et achevées deux œuvres majeures, les Nouveaux essais sur l’entendement humain (qui ne paraîtront qu’en 1765) et la Théodicée (dont le temps de trouver un éditeur renverra la parution à 1710). Des articles achevés ne paraîtront que plus tard, comme c’est le cas d’un des plus importants, la Reponse aux reflexions contenues dans la seconde Edition du Dictionnaire Critique de M. Bayle article Rorarius, sur le systeme de l’Harmonie preétablie, rédigé dès 1702 mais qui sera le dernier publié du vivant de Leibniz en 1716. Le « système nouveau » reçoit ainsi désormais la dénomination de « système de l’harmonie préétablie » (p. XXIX), Leibniz faisant sienne l’appellation d’abord introduite par Bayle dans les compléments apportés à l’article Rorarius dans la seconde édition du Dictionnaire critique. « Système » s’entend ici dans le sens propre que le terme prend dans le contexte de ce qui a d’abord été présenté comme une hypothèse (« Hypothese de la concomitance, ou de l’accord des substances entre elles », lettre à Arnauld du 14 juillet 1686, A II, 2, 82). En introduisant la mention de « l’union qu’il y a entre l’âme et le corps », le titre de l’article publié en 1695 pouvait laisser planer un malentendu sur la portée du système. Le fait que désormais sa défense et illustration prenne place dans la suite de ce que Leibniz appelle ses « Meditations fondamentales », qui « roulent sur deux choses, sçavoir sur l’unité, et sur l’infini » (lettre à Sophie, novembre 1696, A I, 13, 90) modifie la perspective, puisque l’apparente symétrie ontologique des deux termes de la prétendue « union » est rompue : « Les ames sont des unités, et les corps sont des multitudes, mais infinies » (ibid.). Dès lors, le « système des Monades et de l’Harmonie préétablie » (septembre 1703, A I, 22, 573) résout la question : à la requête de Tournemine, qui réclamait qu’au-delà de l’accord (consensus) « que nous percevons entre l’âme et le corps », on apporte aussi « une raison de l’union, qui diffère beaucoup de l’accord », Leibniz oppose une fin de non-recevoir : en cela, les scolastiques demandent des choses utopiques. « Je lui répondis que cette je ne sais quelle union métaphysique que l’École ajoute en plus de l’accord, n’est pas un phénomène, et qu’il n’y en a ni notion ni connaissance. C’est pourquoi je n’ai pas pu me proposer d’en rendre raison » (lettre à de Volder du 25 janvier 1706, A II, 4, 388 ; « Vulgo quaeruntur in scholis quae non tam ultramundana, quam Utopica sunt. Exemplum elegans mihi nuper suppeditavit Tourneminus Jesuita Gallus ingeniosus. Is cum nonnihil applausisset Harmoniae meae praestabilitae, quae consensus rationem reddere visa est, quam inter animam corpusque percipimus, unum a se adhuc desiderari dixit, rationem scilicet unionis, quae utique differat a consensu. Respondi illam nescio quam metaphysicam unionem quam Schola addit ultra consensum, non esse phaenomenon, neque ejus notionem dari aut notitiam. Ita nec potuisse me de reddenda ratione cogitare »).

Unité et multitude (infinie) se composent dans les deux concepts fondamentaux de « multitude dans l’unité » et d’« unité dans la multitude », où s’exprime le « modèle structurel formel » qui détermine les concepts centraux de la philosophie de Leibniz (p. XXXI). La multitude dans l’unité caractérise la perception, ce qu’on appelle aussi la pensée, voire le sentiment. La perfection aussi peut être dite multitudo in unitate (A VI, 4, 2 848). L’unité dans la multitude fait l’harmonie. Ce dispositif conceptuel et terminologique permet à Leibniz de déterminer exactement, suivant un texte souvent cité, le fondement de la réalité des phénomènes dans « l’harmonie des percevants avec eux-mêmes (selon la diversité des temps) et avec les autres» (« Imo rem accurate considerando dicendum est nihil in rebus esse nisi substantias simplices et in his perceptionem atque appetitum, materiam autem et motum non tam substantias aut res, quam percipientium phaenomena esse, quorum realitas sita est in percipientium secum ipsis (pro diversis temporibus) et cum caeteris percipientibus harmonia » lettre à de Volder du 30 juin 1704, A II, 4, 252).

Dans ce contexte, l’attitude de Leibniz vis-à-vis des objections à l’encontre de son hypothèse change. Il n’est plus question d’en apprendre quelque chose pour faire des progrès d’explicitation et de justification ; qu’il s’agisse des nouvelles remarques de Bayle ou des critiques de Lamy et de Tournemine, les réponses sont assurées d’avance, et sont destinées aux autres, qui restent à convaincre : « Quant à moi, complétement certain de mes assertions, j’aime les objections plausibles, et je pense qu’il est toujours possible d’y satisfaire» (p. XXXVI-XXXVII : « Ego, etsi passim certus sententiarum, tamen objectiones amo plausibiles, et puto semper satisfieri posse », lettre à Des Bosses, A II, 4, 452).

Au-delà de cette caractérisation générale, Stefan Meier-Oeser donne une description thématique détaillée, où chaque correspondance est étudiée dans son développement, et qui est ordonnée selon les divisions suivantes : — 1. Métaphysique. A/ Harmonie préétablie – Substance – Dyadique (Bayle, Fontenelle, de Volder, Jacquelot, Tournemine, Basnage, Humbert). B/ Harmonie préétablie – principe de l’uniformité – Locke (Lady Masham, Coste, Demoiselle Leti, Princesse Sophie-Charlotte, Princesse Sophie). C/ Harmonie préétablie, Aristote, Platon, philosophia perennis (Tolomei, Des Bosses, Hansch, Bourguet). — 2. Monades et autres esprits (Anandernende von Runckel). — 3. Varia philosophica (Schulenburg, un inconnu – Cette mention semble ici une inadvertance, car l’unique lettre adressée à un correspondant inconnu est analysée dans la section 6-, Pulteney, Crellius, Cyprian, Chr. Thomasius, Bernard). — 4. Mathématiques et Science de la nature (Cheyne, Hartsoeker). — 5. Politique d’influence et soutien académique (Fardella, Buddeus, Wagner). — 6. Autres correspondances (Nicaise, Huet, Dobrzensky, un destinataire non identifié, correspondances non retenues).

Ces correspondances non publiées sont d’une part celle avec Wolff, dont les lettres échangées jusqu’en octobre 1708 sont principalement consacrées à des sujets mathématiques, et sont de ce fait renvoyées à la série III, alors que les suivantes intégreront le prochain volume de la série II ; de même, s’agissant de la lettre à l’authenticité toujours douteuse publiée par Koenig en 1752, à l’appui de son assertion que le principe de moindre action avait été formulé par Leibniz avant Maupertuis, dans la mesure où les tenants de son authenticité lui attribuent comme destinataire possible Hermann, Varignon où Papin, qui ont leur place dans la série III, c’est dans celle-ci qu’elle sera publiée.

Bien évidemment, la réalisation de ce volume, comme celle des précédents, se situe au niveau d’excellence auquel la Leibniz Forschungsstelle de Münster nous a accoutumés. À l’établissement définitif des textes, avec leurs variantes génétiques, s’ajoutent les ap-parats critiques habituels, — index des personnes, index des ouvrages cités par Leibniz ou dans les notes critiques (396 noms mentionnés en plus de celui de Leibniz), index rerum détaillé. Le prochain volume à paraître devrait normalement achever la série de la Correspondance philosophique.

Michel FICHANT

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Pour citer cet article : Gottfried Wilhelm LEIBNIZ, Sämtliche Schriften und Briefe, herausgegeben von der Berlin-Brandenburgischen Akademie der Wissenschaften und der Akademie der Wissenschaften zu Göttingen, Zweite Reihe, Philosophischer Briefwechsel, herausgegeben von der Leibniz-Forschungsstelle der Universität Münster, Vierter Band, 1701-1707, Berlin/Boston, De Gruyter, Akademie Forschung, 2021, CLIX et 859 p., in Bulletin leibnizien VIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 167-220.

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Friedrich BEIDERBECK, Wenchao LI und Stephan WALDHOFF (Hrsg.) Gottfried Wilhelm Leibniz. Rezeption, Forschung, Ausblick, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2020, 837 p.

Le projet initial de cet imposant volume, comme le rapporte Wenchao Li dans son Avant-propos, a été d’examiner rétrospectivement l’état des sources, de répertorier les approches actuelles de la recherche, d’identifier les besoins et de déceler ce qui peut encore survenir dans les études leibniziennes. Il réunit pour cela dix-huit chapitres rédigés par vingt auteurs parmi les meilleurs connaisseurs de l’état des recherches, qui couvrent tous les domaines de l’activité et de la pensée de Leibniz. Ces chapitres sont d’ampleur variable, puisque le plus long, sur l’étude des sources, ne comprend pas moins de 137 pages, alors que le plus bref, sur la jurisprudence, n’en a que onze. L’Avant-propos de Wenchao Li en fournit une description précise, dont ce compte rendu suit les grandes lignes.

L’ouvrage s’ouvre par cette étude des sources due à Stephan Waldhoff, consacrée aux fonds de l’héritage leibnizien et à l’histoire de sa transmission ainsi que de son édition. La façon dont le fonds d’archives s’est constitué et dont les éditions successives en ont exploité les éléments jusqu’à l’entreprise en cours d’une publication intégrale est présentée de manière précise et complète. Ce chapitre constitue, à lui seul, un instrument de travail indispensable pour obtenir une vue d’ensemble, qui ne se réduit pas à un catalogue bibliographique mais a une portée critique très éclairante pour quiconque veut faire un usage réfléchi des sources.

La seconde Section comporte trois contributions qui ont pour objet les conditions institutionnelles et les résultats de l’activité de Leibniz. Nora Gädeke étudie le double engagement de Leibniz dans la société de la cour princière et dans la République des Lettres, en quoi il n’y a pas, comme cela a été longtemps admis, d’antagonisme entre les rôles respectifs joués par Leibniz dans ces deux champs, mais plutôt une complémentarité variable selon les moments. Stefan Luckscheiter recense les recherches consacrées aux plans de politique de la science que Leibniz a cherché à réaliser au travers de projets d’Académies, depuis sa jeunesse jusqu’à la fondation de l’Académie de Berlin en 1700. Margherita Palumbo dégage les éclairages que les séries I et IV de l’édition apportent sur la fonction de Leibniz comme bibliothécaire à Hanovre et à Wolfenbüttel, et qui permettent d’en apprécier la portée à la fois dans son activité pratique et dans la réflexion théorique qu’elle a suscitée.

La troisième Section aborde des domaines qui sont peut-être aujourd’hui moins que d’autres au centre des intérêts de la recherche, alors que pourtant ils ont été étroitement impliqués dans l’activité personnelle et publique de Leibniz. La jurisprudence a été le domaine de sa formation universitaire, et elle est restée la condition de sa carrière professionnelle comme conseiller de cour. Matthias Armgardt éclaire les recherches de ces vingt-cinq dernières années dans les divers domaines du droit étudiés par Leibniz et formule le vœu d’une exposition d’ensemble, encore manquante, de la pensée juridique de Leibniz. Le choix de Leibniz de ne pas s’engager dans une carrière académique exprimait aussi sa compréhension de la portée politique du savoir : l’accroissement et l’extension des connaissances doivent servir le bien commun, en assurant la puissance de l’État ainsi que la sécurité et le bien-être de ses sujets. La contribution de Friedrich Beiderbeck rend compte de ce concept large de la politique, en en suivant les élaborations depuis les questions dynastiques jusqu’à la constitution de l’empire et aux missions en Chine ou ailleurs, en passant par l’organisation de l’Église, en exploitant le développement de la série des Politische Schriften dans l’édition académique. Si Leibniz a toujours trouvé dans l’histoire les connaissances nécessaires au droit comme à la politique, c’est seulement quand il a été chargé, en 1685, de la fonction d’historiographe de la maison guelfe, qu’elle a pris pour lui un intérêt propre. Gerd van der Heuvel expose les raisons épistémologiques et relevant aussi de la division du travail scientifique qui expliquent que, à de rares exceptions près, l’on n’ait pas porté autant d’intérêt aux travaux historiques de Leibniz et à ses réflexions méthodologiques. On ajoutera la remarque que la série V de l’édition académique, devant réunir les textes historiques de Leibniz, est longtemps restée à l’abandon et que ce n’est que tout récemment que des travaux préparatoires prometteurs ont été engagés. Cette série doit comporter aussi les travaux de Leibniz en science du langage, impliqués dans la recherche historique des sources concernant les périodes les plus anciennes. Cristina Marras montre que l’importance de ces travaux ne s’arrête pas là, mais trouve sa portée philosophique à la fois dans le projet d’une characteristica universalis et dans l’étude étendue des langues naturelles. Cette Section s’achève par un exposé d’Annette Antoine sur un aspect fort peu connu de l’usage du langage par Leibniz, la poésie, le plus souvent liée aux circonstances de la cour et aux événements politiques. On se souvient que dans son Éloge, Fontenelle vantait l’excellence des vers latins et français de Leibniz.

La Section suivante aborde les questions centrales de la philosophie et de la théologie. Bien que, comme le remarque Stephan Meier-Oser, le concept comme tel d’une théorie de la connaissance (Erkenntnistheorie) soit étranger à Leibniz, on doit reconnaître que Leibniz a directement influencé ce que l’on peut désigner rétrospectivement par ce nom depuis le XVIIIe siècle et a contribué à la formation de disciplines comme l’anthropologie, la psychologie, la sémiotique, et aujourd’hui la philosophie de l’esprit. Meier-Oser, dans un exposé très riche et détaillé, montre comment la philosophie de la connaissance chez Leibniz d’une part appartient au noyau de la métaphysique, d’autre part a été en étroite relation avec toute l’histoire de la théorie de la connaissance aux XVIIe et XVIIIe siècles. On retiendra les pages consacrées à la réception des Meditationes de cognitione, particulièrement dans la « tradition de la cognitio symbolica » et la naissance de l’esthétique. Hanns-Peter Neumann se concentre sur la doctrine des monades et la « Monadologie » : son exposé détaillé récapitule la genèse et la transmission du célèbre opuscule et la multiplicité de ses réceptions et des controverses qui ne sont pas éteintes, comme l’atteste le récent débat nord-américain autour de la question de l’idéalisme de la dernière philosophie de Leibniz. À la différence des deux domaines précédents, celui de la logique n’a reçu toute l’attention que depuis un peu plus d’un siècle (de fait, depuis Couturat en 1901). Volker Pekhaus, tout en se plaçant principalement dans la perspective des apports leibniziens à la logique formelle, souligne qu’au sens large, la logique était pour Leibniz associée à un programme d’extension du savoir, qui à son tour est une composante de son entreprise métaphysique. Trois auteurs, Ulrich Becker, Hartmut Rudolph, Klaus Unterburger, se sont réunis pour examiner la part prise par Leibniz à la théologie. Leibniz n’était sans doute pas un théologien de profession ; cependant il ne s’est pas seulement intéressé toute sa vie aux questions théologiques, il a travaillé à la réunion des Églises, catholique et protestantes d’abord, protestantes entre elles ensuite, ce qui supposait une élaboration des fondements théologiques de cette réconciliation. Mais la réception des apports de Leibniz à la théologie s’étend aussi aux débats suscités par la célèbre Théodicée, et par là même à des questions métaphysiques cruciales (liberté, contingence, etc.). Les auteurs étudient aussi la réception en elle-même de Leibniz du point de vue évangélique et catholique jusqu’à l’époque présente.

La cinquième Section concerne les sciences au sens actuel du mot. Eberhard Knobloch traite des mathématiques, qui sont depuis toujours un domaine central de la recherche leibnizienne. Dès le temps de Leibniz, la querelle avec Newton sur la priorité de l’invention du calcul a suscité l’intérêt. Mais, même si Leibniz a publié de son vivant soixante articles de revue traitant de mathématiques (ce qui en fait le groupe le plus important de ses publications), il reste qu’une grande partie des manuscrits est encore inédite. Knobloch trace l’historique de l’état des sources siècle par siècle, et donne le tableau de la réception actuelle pour formuler un certain nombre de desiderata pour l’avenir de la recherche et de l’édition. Les contributions de Leibniz à la dynamique, la physique, l’expérimentation, n’ont que récemment eu des sources convenablement éditées. Hartmut Hecht observe que si la physique de Leibniz n’a pas été sans influence sur la physique moderne, c’est plus au regard des discussions des principes fondamentaux que dans les solutions concrètes de problèmes déterminés. C’est ici que la liaison opérée par Leibniz entre physique et métaphysique a pu donner des ouvertures fécondes. La terminologie actuelle des disciplines scientifiques ne peut être appliquée à Leibniz que de façon anachronique. Mais, par sa généralité, le terme de sciences de la vie peut mieux caractériser les idées de Leibniz que les dénominations plus particulières. Justin Smith expose les acquis d’une étude qui n’a trouvé que récemment sa place centrale dans le foyer des études leibniziennes, en raison notamment de ce que fut initialement la lenteur de l’avancement de l’édition des séries IV et VIII. Leibniz s’est aussi intéressé aux exploitations minières et à la géologie. Friedrich-Wilhelm Wellner et Jürgen Gottschalck s’attachent à ce point relativement bien connu : Leibniz n’a pas seulement eu une activité d’ingénieur dans les mines du Harz (qui constituaient une importante ressource de son employeur), mais il s’est aussi intéressé à des questions théoriques, tant en technologie que dans les sciences de la Terre. C’est ainsi qu’il voulait placer au préambule de son histoire de la maison guelfe un récit de la formation de la Terre, sous le titre de Protogaea. Les auteurs examinent les recherches et les éditions auxquelles ce texte a donné lieu.

La dernière Section ne comporte qu’un chapitre et forme en quelque sorte le répondant de la première, où il était question des sources. Wenchao Li y traite du changement dans l’image de Leibniz au fil des temps. Il n’entend pas par là les interprétations majeures ni les biographies intellectuelles, mais plutôt les reconnaissances de Leibniz comme « figure d’identité » dans l’espace germanophone, depuis les premières nécrologies au lendemain de la mort de Leibniz jusqu’aux commémorations du 300e anniversaire de sa naissance, à l’issue de la guerre, en 1946. Ces images sont liées aux différents moments de l’histoire allemande, et leur caractère d’idéalisation souvent fictive à nos yeux n’a pas empêché qu’elles jouent aussi un rôle dans les études et les éditions apparemment les plus objectives. En 1946, l’image de Leibniz serait devenue celle d’un enseignant et d’un éducateur.

Cet ensemble de contributions constitue donc le bilan le plus étendu que l’on puisse trouver dans un seul volume de l’état de la recherche leibnizienne. Chaque chapitre est de plus suivi d’une bibliographie du domaine étudié. C’est donc un outil de travail qui sera utile à tous les chercheurs leibniziens : aux débutants pour trouver une première orientation dans la masse des publications et la diversité des perspectives, comme aux plus confirmés pour consolider leur mémoire.

Michel FICHANT

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Pour citer cet article : Friedrich BEIDERBECK, Wenchao LI und Stephan WALDHOFF (Hrsg.) Gottfried Wilhelm Leibniz. Rezeption, Forschung, Ausblick, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2020, 837 p., in Bulletin leibnizien VIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 167-220.

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Vincent CARRAUD (dir.) avec la collaboration de Claire BAYLE & Gabriel MEYER-BISCH, L’or dans la boue. Leibniz et les philosophies antiques et médiévales, Sorbonne Université Presses, Paris, 2021, 440 p.

Ce volume est issu d’un colloque tenu à Paris, du 16 au 18 janvier 2017, à l’occasion du tricentenaire de la mort de Leibniz. L’objet des quatorze principales contributions réunies est double : en même temps que la restitution de la manière dont Leibniz a compris des auteurs antiques et médiévaux, il s’y agit de la pratique et de l’usage de l’histoire de la philosophie par Leibniz.

En ouverture de la Première partie sur l’avancement de la philosophie, Michaël Devaux examine la provenance et la signification de la maxime pour l’histoire de la philosophie qu’illustre l’image, fréquente chez Leibniz, et qui donne son titre au recueil, de « l’or dans la boue », dont on relève vingt occurrences, de 1671 à 1714 (note 7, p. 17). M. Devaux tisse avec érudition les fils des traditions où la formule s’est transmise, depuis Virgile, en passant par les théologiens et les historiens de la langue latine, dont les références étaient connues de Leibniz. Stefano di Bella étudie l’usage leibnizien de l’histoire de la philosophie dans un commentaire du passage où Leibniz déclare avoir « trouvé que la plupart des Sectes ont raison dans une bonne partie de ce qu’elles avancent, mais non pas tant en ce qu’elles nient » (lettre à Rémond, GP III, 607). Une « herméneutique de la traduction » fait que Leibniz trouve dans ses propres découvertes physiques et métaphysiques « le langage qui permet de conférer une signification à des concepts qui étaient saisis de façon obscure et confuse dans le langage philosophique des scolastiques aristotéliciens » (p. 65). Cette capacité de traduction atteste la puissance d’intégration du « système », où les conceptions unilatérales opposées sont réunies comme autant de vérités partielles compatibles : « Ce systeme paroist allier Platon avec Democrite, Aristote avec des Cartes, les Scholastiques avec les Modernes, la Theologie et la morale avec la raison. Il semble qu’il prend le meilleur de tous costés, et que puis apres il va plus loin qu’on n’est allé encor » (Nouveaux Essais, Préface, A VI, 6, 71). Vincent Carraud montre comment le « renouvellement » leibnizien des « sectes antiques » opère dans « le chiasme du Dieu corporel et du Dieu incorporel ». Le commentaire de l’opuscule généralement connu par son incipit, Il y a deux sectes de naturalistes (A VI, 4 B, 1384-1388), donne le fil conducteur d’une interprétation qui reconnaît à Leibniz le mérite de « faire l’histoire philosophique de la philosophie » (p. 99), dans un jeu où les antagonismes contemporains sont réduits à des thèses anciennes devenues communes, dont la contradiction entraîne aussi leur destruction. Arnaud Pelletier s’intéresse à « la traduction philosophique selon Leibniz », au travers de son traitement des « catégories et modifications de choses ». Cette traduction est à double sens : « Dans un sens, il s’agit de traduire en termes actuels une pensée du passé ; dans l’autre sens, il s’agit de traduire une pensée actuelle avec des termes du passé » (p. 101). C’est dans ce second sens que, surtout dans ses notes d’étude privées, Leibniz travaille à l’invention de sa propre pensée en recourant à un lexique ancien issu d’Aristote, dans le projet d’une philosophie pérenne à venir. Dans ce travail, Leibniz constate l’incapacité de la doctrine usuelle de l’inhérence des accidents à rendre compte des changements des choses : « la force inhérente se substitue à la doctrine de l’inhérence réelle pour rendre compte des changements phénoménaux des choses » (p. 112). Cependant, la distinction entre ce qui persiste et ce qui varie conduit à une nouvelle traduction de la doctrine des catégories, qui « ne servent plus de grille immédiate pour identifier les genres de l’être, selon leur usage le plus reçu, mais sont retrouvées, et gagnent une autre légitimité, dans le cadre d’une analyse des modifications » (p. 128).

La Deuxième partie du volume suit « Le fil de l’histoire ». Jean Louis Poirier rend compte du rapport selon lequel Leibniz a pu considérer Platon comme « un auteur […] qui mériterait d’être mis en système » (lettre à Rémond, GP III, 605), en interprétant à juste titre la notion leibnizienne de système au sens strictement issu des sciences physiques et astronomiques des systèmes du monde et de leurs hypothèses ; ainsi « systématiser une doctrine, c’est l’expliquer elle-même par elle-même, par une réduction à ses lois fondamentales » (p. 139). Claire Bayle s’intéresse à la façon dont Leibniz reconnaît dans Descartes « la résurrection de Platon », et ce au travers de la réhabilitation des Académiciens par Simon Foucher (une utile note, p. 154-155, débrouille l’écheveau compliqué des publications de Foucher et de leur réception par Leibniz). Leibniz apparaît ainsi comme ayant mené jusqu’au bout, pour « achever Descartes », la résurrection platonicienne inaugurée par celui-ci. François Ottmann s’attache à décrire de près la cadre méthodologique de l’usage fait par Leibniz de concepts issus de la tradition, en s’arrêtant sur l’exemple topique de l’entéléchie aristotélicienne, d’abord récusée comme type même de notion obscure (Meditationes de cognitione), puis réhabilitée : cet emprunt terminologique ne peut s’expliquer par une approche doxologique, et il doit au contraire être justifié par une interprétation « architectonique ». Entendons par là l’assignation de la place qu’ouvrent à l’entéléchie les nouveaux lieux du système déterminés par la constitution de la nouvelle discipline dynamique inaugurée en 1690. Dans cette opération, la langue philosophique a moins pour fonction d’établir un rapport entre les mots et les choses (la dénotation), car l’entéléchie n’est pas une chose, que de construire l’expression de la pensée dans le discours, où l’entéléchie est un opérateur. Donald Rutherford rappelle précisément les liens constants de la philosophie leibnizienne avec le stoïcisme antique, tant dans la doctrine de la connexion universelle, approuvée pour l’essentiel, que dans la conception du bonheur, récusée comme encouragement d’un quiétisme, une « patience par force », contraire à l’activité des créatures. S’agissant toujours du rapport au stoïcisme, Thomas Auffret reprend à son compte pour la développer et l’approfondir la proposition de Victor Brochard, selon qui « c’est de Leibniz qu’il faut rapprocher [les stoïciens], et l’auteur de la Théodicée a signalé lui-même les ressemblances profondes entre sa doctrine et celle de Chrysippe et des vieux stoïciens » (Études de philosophie ancienne et de philosophie moderne, 1912, p. 250-251). L’auteur s’attache à la réception par Leibniz de l’argument dominateur à partir de l’article « Chrysippe » du Dictionnaire critique de Bayle. Son examen rigoureux et détaillé le conduit à mettre au jour la racine logique de la parenté doctrinale entre Chrysippe et Leibniz, qu’il s’agisse de la question de l’apocatastase (ou éternel retour) et de sa relation à l’individualité, du rapport entre le principe du tiers-exclu et les futurs contingents, etc. Finalement, « un seul principe semble distinguer Leibniz de Chrysippe, celui de la distinction de la volonté et de l’entendement de Dieu, ou celle de la science de simple intelligence et de vision. À cette différence près, le conceptualisme “limite” [selon la formule de Vuillemin] de Leibniz pourrait bien sembler, en dernière instance, relativement indiscernable du nominalisme chrysippéen des événements » (p. 276).

Frédéric de Buzon expose la lecture d’Euclide par Leibniz. Lu avec précision, le texte des Éléments nourrit la réflexion leibnizienne sur la définition et sur la démonstration. Euclide fournit un modèle à ce que pourraient et devraient être des démonstrations en philosophie par ce que Leibniz appelle des « établissements provisionnels » (Nouveaux Essais, GP V, 15), c’est-à-dire la position provisoire d’axiomes pris pour accordés, alors qu’ils ne sont pas vraiment primitifs et indémontrables : du moins sait-on déjà que, s’ils sont vrais, ce qui s’en déduit l’est aussi. L’article s’achève par quelques remarques sur le fragment toujours fascinant In Euclidis ΠΡΩΤΑ (GM V, 183-211) où Leibniz réécrit les définitions, axiomes et postulats d’Euclide. L’article de Marwan Rashed porte sur la manière dont, durant le séjour à Paris, Leibniz est passé d’une lecture doxographique de Sextus Empiricus à un usage sceptique du traitement du continu où interviennent les arguments « sextiens ». On retiendra de cette savante étude un commentaire du difficile fragment de février 1676 De arcanis sublimium (A VI, 3, 18-20), où percent les tensions entre le continu physique et le continu mathématique. Ces tensions seront résolues par un retour au continu algébrique, par lequel, au-delà de la polémique entre Galilée et Cavalieri sur le statut des indivisibles, le Pacidius Philalethi pourra éliminer à l’aide d’arguments repris de Sextus la doctrine de la composition du continu que retenait la Theoria motus abstracti. Kristell Trego traite le sujet peu connu de l’intérêt que Leibniz a pu montrer pour la philosophie « carolingienne », c’est-à-dire celle d’auteurs du IXe siècle. Scot Érigène nourrit la réflexion leibnizienne par sa doctrine de l’âme, dotée de puissance et d’activité, et par son vitalisme, comme Ratramme par celle de l’individualité des substances contre la notion d’une âme universelle. Agustín Echavarría dresse le tableau des ressemblances et des différences entre Leibniz et Thomas d’Aquin concernant la permission divine du mal. Pour Thomas d’Aquin, « le mal moral de coulpe est une possibilité nécessaire de toute liberté finie, mais sa réalisation effective est absolument contingente, et elle a toujours le caractère dramatique […] d’un appauvrissement ontologique », auquel l’Incarnation répond comme un remède au péché. Au contraire, « dans la philosophie de Leibniz, le mal moral de coulpe, comme une dissonance qui rehausse l’harmonie, a en soi une virtualité ontologique qui en fait un élément indispensable […] pour obtenir la plus grande perfection possible ». L’Incarnation n’est plus une réponse de Dieu au péché actuel, mais une détermination originelle incluse d’avance dans le calcul de la meilleure combinaison des biens et des maux (p. 382-383). Enfin, Roger Ariew et Lucio Mare recensent les apports que Duns Scot et Thomas d’Aquin ont fournis au traitement par Leibniz de la question de l’individuation de 1663 (la dissertation De principio individui) à 1686.

À ces contributions principales s’ajoutent en annexes un rapport de Thomas Leinkauf (en anglais) sur l’histoire et l’état de l’édition académique des écrits et lettres de Leibniz et une note de Juan Nicolás sur « Leibniz en espagnol ».

Plusieurs des études rassemblées dans ce volume resteront comme des références durables de la recherche leibnizienne, dont notamment les contributions remarquables de jeunes chercheurs (Claire Bayle, François Ottmann, Thomas Auffret).

Michel FICHANT

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Pour citer cet article : Vincent CARRAUD (dir.) avec la collaboration de Claire BAYLE & Gabriel MEYER-BISCH, L’or dans la boue. Leibniz et les philosophies antiques et médiévales, Sorbonne Université Presses, Paris, 2021, 440 p.

, in Bulletin leibnizien VIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 167-220.

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Oliver SCHLAUDT, Anne-Françoise SCHMID (dir.), Louis Couturat : The History of Modern Symbolic Logic and Other French Manuscripts, Publications des Archives Poincaré, Birkhäuser, 2021, 406 p.

Dans ce volume sont publiés trois manuscrits inédits de Louis Couturat heureusement retrouvés au Centre de documentation et d’études sur la langue internationale de La Chaux-de-Fonds. Outre le Manuel de Logistique rédigé en 1904-1905 (Et dont un extrait du second chapitre « Sur les rapports logiques des concepts et des propositions » est paru après la mort de Couturat dans la Revue de Métaphysique et de Morale de 1917, XXIV, 1, p. 15-58), on y trouve les notes préparatoires détaillées à deux cours portant sur l’histoire de la Logique : celui professé à l’Université de Caen en 1898-1899, et celui donné au Collège de France en 1905-1906, l’année où Couturat assura la suppléance de Bergson. Bien évidemment, ces deux cours font une place à la présentation de la logique de Leibniz, avec cette différence notable que le premier est antérieur aux missions effectuées par Couturat à Hanovre, d’où il rapporta les découvertes de manuscrits qui nourrissent le livre sur La Logique de Leibniz (1901) et la publication des Opuscules et fragments inédits (1903).

D’après le Supplément de la Revue de Métaphysique et de Morale de septembre 1898 (p. 2), le cours de Caen était intitulé : « Étude des divers systèmes de logique algorithmique : Boole, de Morgan, Stanley Jevons, Delbœuf, Peirce, Mac Coll, Schröder, Peano, etc. Des rapports de la mathématique et de la logique ; de la portée de la méthode mathématique. Idée de l’algèbre universelle (Whitehead) ». Le titre ne mentionne pas Leibniz, auquel sont cependant consacrées les trois premières leçons. À cette date, Couturat ne pouvait appuyer son étude que sur les textes publiés dans les éditions existantes, celles de Gerhardt et d’Erdmann. Cela lui permet, dans la première leçon, de présenter un plan d’ensemble des projets de Leibniz : Science générale et Caractéristique universelle (et réelle), Combinatoire, Calculus ratiocinator, Encyclopédie, par où Leibniz apparaît comme précurseur de Boole, de Peano et de Whitehead. La deuxième leçon entre dans un détail plus technique, en analysant les fragments Specimen calculi universalis et Difficultates logicæ (GP VII, N. XVIII et XVII). L’examen se poursuit dans la troisième leçon avec les deux échantillons les plus aboutis qui étaient alors accessibles, le Non inelegans specimen demonstrandi in abstractis et sa reprise (GP VII, N. XIX et XX). Couturat attache un intérêt particulier à la question de l’interprétation de ces calculs en compréhension ou en extension (on sait que, pour lui, un calcul logique n’est possible que selon l’extension des concepts).

On comprend pourquoi les éditeurs notent dans leur introduction que « ce cours est complétement inhabituel pour son époque en France, presque révolutionnaire, et on peut supposer qu’il eut peu de succès » (p. 5).

Les quarante leçons du cours au Collège de France de 1905-1906 furent intitulées Histoire de la Logique formelle moderne (La première leçon soigneusement rédigée a fait l’objet d’une publication sous le titre « La logique et la philosophie contemporaine » dans la Revue de Métaphysique et de Morale, XIV, 2, 1906, p. 318-341). Les deuxième, troisième et quatrième leçons, dont le manuscrit fournit des notes préparatoires brèves plutôt qu’une rédaction complète, sont consacrées à Leibniz. Couturat y fait largement fond sur la publication des inédits rapportés de ses séjours à Hanovre, en distinguant trois « systèmes » : celui des calculs d’avril 1679 (C, 42-92), celui du Specimen calculi universalis (début en GP VII, 218-221, fin inédite en C 239-243) et des Generales Inquisitiones de Analysi notionum et veritatum (C 356-398), enfin à nouveau celui du Non inelegans specimen demonstrandi in abstractis (GP VII, N. XIX et XX). La fin de la quatrième leçon évoque l’idée chez Leibniz d’une Logique des relations.

Il semble que ce cours n’ait pas non plus eu l’audience que Couturat en escomptait. Dès le 6 février 1906, il notait en effet dans une lettre à Russell que « l’auditoire se fait de plus en plus rare : le “public” n’y vient naturellement pas “parce que cela ne l’intéresse pas…”, et les étudiants se trouvent obligés d’assister à des conférences de philosophie, qui ont lieu aux mêmes heures » (Bertrand Russell, Correspondance sur la philosophie, la logique et la politique, avec Louis Couturat (1897-1913), éd. et commentaire par A.-F. Schmid, Paris, Éditions Kimé, 2001, p. 593).

L’édition de ces textes procurée par Oliver Schlaudt et Anne-Françoise Schmid est particulièrement soigneuse. L’introduction et les notes complémentaires des éditeurs fournissent avec précision toutes les informations utiles à l’usage de ces documents, qui en eux-mêmes sont aussi une importante contribution à l’histoire de la logique moderne et des difficiles débuts de sa réception en France.

Michel FICHANT

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Pour citer cet article : Oliver SCHLAUDT, Anne-Françoise SCHMID (dir.), Louis Couturat : The History of Modern Symbolic Logic and Other French Manuscripts, Publications des Archives Poincaré, Birkhäuser, 2021, 406 p., in Bulletin leibnizien VIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 167-220.

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Irene DINGEL, Michael KEMPE et Wenchao LI (éd.), Leibniz in Mainz – Europäische Dimensionen der Mainzer Wirkungsperiode. Unter Mitarbeit von Marion Bechtold-Mayer. Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2019, 302 p.

Ce volume paru dans la Section d’histoire occidentale de la religion dans la collection des publications de l’Institut d’histoire européenne de l’Université de Mayence, rassemble les contributions à un colloque tenu en 2016 dans cette même université.

Après l’obtention de son doctorat en droit dans sa ville natale de Leipzig, qu’il n’avait encore jamais quittée, Leibniz, après un passage par Nuremberg, a séjourné à Mayence du début de 1668 à mars 1672, au service de l’archevêque Johann Philipp von Schönborn. Il en partira pour son voyage et son séjour à Paris.

L’époque de Mayence a été emplie de projets et de réflexions dans les domaines du droit, de la politique, de la philosophie et de la théologie. Leibniz a souvent relevé lui-même par la suite l’importance qu’a eue cette première période pour la suite du développement de sa pensée. L’ouvrage se propose d’étudier ses activités et ses études, ses rencontres et ses projets dans leur contexte à la fois local, interrégional et européen, ainsi que leurs prolongements dans l’œuvre ultérieure et dans sa réception. Les études rassemblées sont réparties en quatre sections, où se réunissent les compétences complémentaires d’historiens de la philosophie, de juristes, d’historiens du droit et d’historiens de la religion.

Dans la Section I, « La cour de Mayence dans le contexte européen », Heinz Durchhardt (Université de Mayence) décrit le rôle de la cour de Mayence à l’époque de l’archevêque Schönborn, et Hartmut Rudolph (directeur du centre de Potsdam de l’édition académique) s’arrête sur la fixation par Leibniz de concepts qui resteront opérants dans les développements ultérieurs : utilitas, l’utilité pour les hommes et le bien général, demonstratio, au sens euclidien de l’enchaînement des propositions à partir des définitions claires des concepts, et molitio, la disposition à agir en unissant pratique et théorie.

La Section II présente « Leibniz comme acteur politique », principalement du point de vue de la politique de l’Empire et de la politique religieuse. Gábor Gángó (Université catholique Pázmáni-Péter de Budapest), dans une étude très fouillée, décrit la genèse du Specimen demonstrationum politicarum pro eligendo Rege Polonorum, mémoire dans lequel Leibniz argumentait mathématiquement en faveur de l’élection du comte palatin Philipp von Neuburg au trône royal de Pologne. Michael Kempe (directeur du centre de recherches leibniziennes de Hanovre) revient sur le plan de conquête de l’Égypte présenté par Leibniz à Louis XIV, en proposant une nouvelle lecture du Consilium Ægyptiacum comme un apport à la définition d’une politique européenne globale. Irene Dingel (Institut d’histoire européenne de Mayence) identifie dans la période de Mayence les prémices des futurs engagements de Leibniz dans la réunion des Églises, tout en relevant que sa position n’était pas encore pleinement irénique.

Dans la Section III « Jurisprudence et réforme du droit », Udo Fink (Université de Mayence) examine les réflexions de Leibniz sur la réforme du droit, du point de vue principalement de l’influence reçue d’Hermann Andreas Lasser et d’Hermann Conring. Stephan Meder (Université de Hanovre) prolonge le même thème en mettant au premier plan l’élaboration leibnizienne du concept de souveraineté, où il trouve aussi un modèle pour les discussions européennes actuelles. Matthias Armgardt (Université de Constance) étudie le développement de la philosophie du droit durant les années de Mayence, en liaison avec la théologie, et en insistant sur l’établissement des trois niveaux : ius strictum, æquitas, pietas.

Enfin la Section IV aborde les questions relevant de la philosophie, de la politique de la science et des projets d’académies. Stefan Lorenz (Centre de recherches leibniziennes de Münster) analyse en détail le fragment rédigé en 1670/71 Von der Allmacht und Allwissenheit Gottes und der Freiheit des Menschen. Il montre qu’il serait erroné d’y voir comme une « ébauche allemande de la Théodicée ». L’auteur met au contraire en évidence la singularité du fragment dans ses contextes multiples qui tiennent à la fois à la politique religieuse, à la théologie, à la métaphysique et à la réforme de la langue. Ursula Goldenbaum (Université Emory d’Atlanta) reconnaît que durant cette même période, au travers de l’étude de Hobbes et par l’appropriation du concept de conatus, Leibniz a alors acquis ses premières compétences en mathématiques et en physique. Elle insiste sur la connexion qui lie les démarches de Leibniz dans les sciences de la nature, y compris la médecine et l’alchimie, avec des objectifs politiques et économiques, ce qui inspire les projets de fondation d’académies qui accompagneront Leibniz jusqu’à la fin de sa vie. Charlotte Wahl (Leibniz-Archiv de la Bibliothèque de Hanovre) examine dans quelle mesure ces projets, tels qu’ils sont formés à l’époque de Mayence, s’inspirent d’autres fondations d’académies et dans quelle mesure aussi les plans ultérieurs s’inscrivent dans leur continuité. Hubertus Busche (Université à distance de Hagen) croit pouvoir découvrir une première fondation de la future doctrine monadologique dans les modifications que la période de Mayence apporte au concept de « point spirituel ». Enfin, de façon un peu décalée par rapport aux autres contributions, Peter Reifenberg (directeur du Centre de conférences de l’évêché de Mayence) s’intéresse à l’interprétation donnée par Maurice Blondel du vinculum substantiale, ce concept tardif de la correspondance avec Des Bosses pouvant (suivant une hypothèse d’Hubertus Busche) avoir été préfiguré à Mayence par les spéculations sur la materia lucis, comme principe substantiel interne et incorporel.

La réunion de ces articles prouve, s’il en était besoin, le grand intérêt qu’il y a à étudier une période relativement brève de la biographie intellectuelle de Leibniz, en y faisant dialoguer les orientations de sa pensée dans tous ses domaines d’intérêt, philosophie, théologie, droit, politique, sciences, et dans tous ses engagements théoriques et pratiques. S’agissant de la période ici concernée, la tâche est d’autant plus nécessaire et son résultat instructif qu’elle peut faire fond sur un état éditorial complet de tous les écrits conservés.

Michel FICHANT

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Pour citer cet article : Michel FICHANT, « Irene DINGEL, Michael KEMPE et Wenchao LI (éd.), Leibniz in Mainz – Europäische Dimensionen der Mainzer Wirkungsperiode. Unter Mitarbeit von Marion Bechtold-Mayer. Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2019 », in Bulletin leibnizien VI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 125-174.

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LEIBNIZ, Discours de métaphysique – Correspondance avec Arnauld, Introduction et édition par Christian Leduc, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2016, 428 p.

Publiée pour la première fois en 1957 à la même Librairie Vrin, et constamment réimprimée depuis, l’édition classique par Georges Le Roy du Discours de métaphysique et de la Correspondance avec Arnauld aura constitué, pendant soixante ans, un outil de travail indispensable à l’étude de Leibniz, notamment pour les besoins de l’enseignement universitaire. Quels qu’aient été les grands mérites de cet ouvrage, avec en particulier son utile commentaire sous forme de notes historiques et d’éclaircissements procédant par renvois à d’autres textes de Leibniz, il était inéluctable de le remplacer par un outil mis à jour des acquis désormais définitifs de l’édition des Sämtliche Schriften und Briefe. C’est ce que s’est proposé Christian Leduc dans cette publication mise à jour.

Étant donnée la valeur d’usage que s’est acquise l’édition Le Roy, il ne sera pas inutile, pour l’orientation du lecteur, de relever les points essentiels par lesquels cette nouvelle présentation en diffère.

S’agissant d’abord du Discours de métaphysique, Le Roy prenait pour base de l’établissement du texte son état final suivant l’édition Lestienne, c’est-à-dire le texte de la copie intégrale relue et corrigée par Leibniz (soit la version B selon Lestienne ou L2 selon l’Académie) ; il renvoyait en notes terminales les variantes présentant des transformations significatives de cette copie par rapport au manuscrit original autographe de Leibniz (découvert par Lestienne et désigné L1 par l’Académie).

Leduc suit scrupuleusement le choix de l’Académie de privilégier comme texte canonique celui du manuscrit autographe L1, en signalant en notes de bas de page les changements apportés ultérieurement sur la copie finale. Il le fait, ce qu’on ne lui reprochera pas, de façon sélective, mais avec cependant des lacunes regrettables qui atténuent la portée de ces changements. On en citera trois exemples qui portent sur le point crucial du statut ontologique des corps :

À l’art. XI Leibniz écrit :

Je sais que j’avance un grand paradoxe en prétendant de réhabiliter en quelque façon l’ancienne philosophie et de rappeler postliminio les formes substantielles presque bannies (ce que je ne fais pourtant qu’ex hypothesi en tant qu’on peut dire que les corps sont des substances) […] (p. 87).

Il eut fallu ici signaler en note que la restriction hypothétique apportée par la phrase entre parenthèses a été raturée par Leibniz sur la copie finale, où la réhabilitation des formes substantielles est affirmée sans atténuation (A VI 4B, 1544).

De même à l’article XII, Leduc reproduit le manuscrit original :

[…] je crois que celui qui méditera sur la nature de la substance que j’ai expliquée ci-dessus, trouvera ou que les corps ne sont pas des substances dans la rigueur métaphysique (ce qui était en effet le sentiment des Platoniciens), ou que toute la nature du corps ne consiste pas seulement dans l’étendue, […] mais qu’il faut nécessairement y reconnaître quelque chose […] qu’on appelle communément forme substantielle […] (p. 88).

Mais il passe sous silence que cette formule disjonctive, qui laissait ouverte la possibilité que les corps ne soient pas des substances, disparaît sur l’état final au profit d’une position exclusive de substantialité :

[…] je crois que celui qui méditera sur la nature de la substance que j’ai expliquée ci-dessus, trouvera toute la nature du corps ne consiste pas seulement dans l’étendue, […] (A VI, 4B, 1545)

Pour la Correspondance avec Arnauld, Le Roy se fondait sur le texte donné par l’édition Lewis des copies prises des lettres effectivement reçues par Arnauld. En signalant en notes les écarts de ce texte avec les minutes conservées à Hanovre (et utilisées par les éditeurs précédents et notamment Gerhardt en GP II), Le Roy les interprétait systématiquement comme autant d’« additions ou retouches que Leibniz a apportées à son texte au moment de l’envoi » (p. 32). Il se trompait en cela puisqu’en réalité il s’agit dans tous les cas significatifs de modifications plus tardives introduites par Leibniz lors de relectures ultérieures (en vue d’une éventuelle publication de la correspondance).

Ainsi, dans la grande lettre du 9 octobre 1687, Le Roy présente systématiquement l’absence dans le texte de Lewis du terme d’entéléchie qu’on trouve dans le texte de Gerhardt et la présence corrélative de celui de forme substantielle comme l’effet d’un remaniement « au moment de l’envoi à Arnauld » (p. 311-313, notes 24, 30, 31, 44, 45). Nous savons désormais que, dans tous les cas, c’est le vocabulaire de la forme substantielle qui est utilisé par Leibniz en 1687 dans la version primitive des lettres, et que c’est lors de relectures ultérieures qu’il y a substitué celui de l’entéléchie (A II, 2, 249, 251, 256).

Leduc prend à juste titre pour base de son texte celui de l’édition académique, c’est-à-dire celui des minutes de Hanovre, et en exploite l’apparat critique en signalant en notes de bas de page les variantes postérieures (par exemple, pour les cas précités, p. 376, 379, 385). Il corrige ainsi de fait les méprises qu’on trouvait dans l’annotation de Le Roy. On regrettera seulement qu’il ait laissé passer quelques omissions de variantes qui peuvent paraître de détail, mais ne le sont pas. Ainsi, pour ne donner qu’un exemple, dans le premier brouillon de la lettre du 9 avril 1687, il n’eut pas été inutile de signaler que dans le membre de phrase « au moins doué d’une Entéléchie ou forme substantielle », les mots < Entélechie ou > sont d’adjonction postérieure, tout comme toute la proposition suivante : « De sorte que toute masse est ou corps organisé, ou amas de corps organisés » (p. 357) ; même observation pour l’énoncé « Si l’on accorde une fois qu’il y a des Entéléchies ou âmes hors celle de l’homme » (p. 360), où < Entélechies > a remplacé tardivement formes.

Or Christian Leduc est bien au fait de la portée de ces transformations d’écriture : il note justement que le terme d’entéléchie, absent du Discours de métaphysique, n’a pas davantage « été employé dans les lettres envoyées à Arnauld pour caractériser la forme substantielle », et n’est apparu que dans une réécriture ultérieure, qui « exprime donc un changement important non seulement terminologique, mais sans aucun doute conceptuel, s’agissant d’expliquer la nature substantielle » (p. 22). Ce fait, parmi d’autres, illustre la nécessité de « réévaluer le jugement historiographique » qui faisait du Discours de métaphysique une expression complète et définitive d’une doctrine qui serait restée invariablement acquise (comme c’était assez clairement le présupposé du commentaire de Le Roy, en mettant sur le même plan de synchronie doctrinale les textes d’époques différentes). L’état de l’édition fait « qu’il n’est plus possible de considérer le Discours de manière désincarnée par rapport à son ancrage textuel » (p. 19), et qu’en reconnaissant « qu’une systématisation de la pensée leibnizienne fut loin de se réaliser au sein même des œuvres et de leur évolution » (p. 21), on est amené à conclure que « l’attention portée à l’évolution conceptuelle et doctrinale permet de montrer la véritable nature de la philosophie leibnizienne – multiple, discontinue, non systématique » (p. 22).

En cela, il est indiscutable que cette nouvelle édition donne un texte plus sûr et mis à jour des écrits publiés, tout en donnant les moyens de la bonne manière de les lire. C’est là ce que l’on attend de ce qui vise d’abord à être une édition d’usage. Comme Leduc l’écrit lui-même « la présente édition ne vise pas à remplacer l’édition de l’Académie, mais à s’appuyer sur elle tout en la complétant et en la rendant à notre avis plus accessible » (p. 67) ; elle ne dispense donc pas, pour un examen plus détaillé et plus précis encore du mouvement de l’écriture leibnizienne, du recours aux variantes complètes données par l’édition académique.

Quant à l’annotation, Leduc remarque qu’« il […] a également semblé nécessaire d’indiquer, en complément, des références à la littérature secondaire contemporaines sur les parties concernées de la pensée de Leibniz, mais aussi par endroits de celle d’Arnauld » (ibid.). L’annotation de Le Roy ne comportait rien de tel et se bornait à renvoyer intemporellement de Leibniz à Leibniz, sans faire état d’aucun commentateur. Christian Leduc, qui connaît parfaitement les débats interprétatifs contemporains, fournit ainsi des éléments à coup sûr utiles. Mais il en va des études leibniziennes comme de la philosophie leibnizienne elle-même : elles sont un chantier perpétuel. Il y a donc un risque de rendre caduque à terme plus ou moins proche cette partie de l’annotation, à un moment où, par exemple, le débat sur ce que l’on a appelé tantôt « l’idéalisme » de Leibniz, tantôt son « phénoménalisme », qui trouve de nombreux points d’ancrage dans le Discours et la Correspondance avec Arnauld, et qui a donné lieu à d’importants développements dans la littérature secondaire notamment nord-américaine, est sans doute parvenu à son point d’épuisement.

Quoi qu’il en soit, il faut aujourd’hui se féliciter de voir paraître, dans la lignée des éditions des textes les plus fondamentaux de Leibniz, un outil de lecture qui tient compte de l’état le plus actuel du savoir et donne, dans un nouvel accès à ces textes, et sans forcer le trait, une idée précise de la complexité de leur étude.

Michel FICHANT

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Pour citer cet article : Michel FICHANT, « LEIBNIZ, Discours de métaphysique – Correspondance avec Arnauld, Introduction et édition par Christian Leduc, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2016 » in Bulletin leibnizien III, Archives de Philosophie, tome 80/3, avril-juin 2017, p. 561-623.

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Friedrich Wilhelm von HERMANN, Leibniz. Metaphysik als Monadologie, Metaphysik und Ontologie, Band 2, Duncker & Humblot, Berlin, 2015, 232 p.

F. W. von Herrmann, professeur émérite à l’Université de Fribourg et conseiller tutélaire de la Gesamtausgabe des écrits de Heidegger, présente ici une monographie issue d’une décennie de cours et de séminaires consacrés à la métaphysique de Leibniz, et centrés sur le texte de la Monadologie « dont les 90 paragraphes forment le fil conducteur systématique dans la métaphysique des substances monadiques. En suivant ce fil conducteur et par la mise en relation des autres écrits métaphysiques est ici tentée une interprétation et une exposition systématiques de la métaphysique leibnizienne comme Monadologie » (p. 7). Le choix d’adopter, du point de vue de la méthode, une démarche phénoménologique s’inscrit dans la continuité de l’enseignement de Heidegger et d’Eugen Fink. En un sens, il pourrait s’agir, en suivant au plus près dans sa structure comme dans ses énoncés le texte de la Monadologie, de mettre en œuvre le programme qu’énonçait Heidegger : « La thèse métaphysique capitale que nous avons à éclairer s’énonce : la substance individuelle est monade. L’interprétation leibnizienne de l’être est l’interprétation monadologique ». Pour autant, Hermann ne se propose pas d’inscrire dogmatiquement la philosophie de Leibniz dans le cadre prédéfini de l’interprétation heideggérienne de l’histoire de la métaphysique, mais de la comprendre « à partir d’elle-même », en traitant les textes, et principalement celui de la Monadologie, comme les « choses mêmes » auxquelles il faut toujours revenir.

Après une introduction qui situe très correctement la place de l’opuscule de la Monadologie dans l’ensemble de l’œuvre de Leibniz, en y trouvant principalement l’exécution du plan de l’amélioration de la philosophie première par la correction du concept de substance annoncé dans le célèbre manifeste de 1694, l’ouvrage est divisé en neuf chapitres. Le premier met en parallèle, de façon très classique en somme, la conception leibnizienne de la « force originaire (vis primitiva) » avec les doctrines de la substance de Descartes et de Spinoza. La lecture suivie de la Monadologie, où Hermann propose de reconnaître une articulation des paragraphes en quinze chapitres, aborde successivement « la monade comme véritable unité substantielle » (chap. 2), « l’essence substantielle des monades » (chap. 3), « les niveaux de l’être monadique » (chap. 4), « les deux grands principes de la connaissance par raison et les deux espèces de vérités » (chap. 5), « le principe de raison suffisante et la preuve de l’existence de Dieu » (chap. 6), « le déploiement conceptuel de la substance suprême » (chap. 7), « la production des monades finies par la monade primitive » (chap. 8), et enfin « le rapport intermonadique comme influence idéale, le rapport au monde des monades comme miroirs vivants de l’univers, l’harmonie préétablie entre l’âme et le corps organique, entre le règne des causes finales et le règne des causes efficientes » (chap. 9). Le commentaire suivi est toujours précis, attentif aux détails et aux enchaînements du texte, dans une patience qui est la marque du meilleur enseignement. La note interprétative heideggérienne est à la fois constante et assez discrète pour ne jamais recouvrir la prise en compte directe (« phénoménologique ») du texte leibnizien.

De ce point de vue, l’apport à mon sens le plus original et le plus enrichissant du livre se trouve au centre du chapitre 4 sur « les niveaux de l’être monadique », précisément au § 14 où, en commentaire des § 22 et 23 de la Monadologie, est mise en évidence une « temporalité intramonadique (innermonadische Zeitlichkeit) substantielle ». Il vaut la peine de s’y arrêter plus précisément, pour caractériser exactement la portée du commentaire ici proposé.

Il a été d’abord reconnu (Monadologie, § 14 et 15) que « l’essence substantielle de la monade » consiste dans la perception et l’appétition, que Hermann identifie comme la force primitive qui détermine le passage d’une perception à une nouvelle perception. Cette caractérisation de ce qui fait la substance vaut pour toutes les monades, y compris celles dont la perception et l’appétition sont dénuées de conscience et même de sentiment. Or les § 22 et 23 établissent que l’état présent d’une monade quelconque, c’est-à-dire son état présent de perception, suit de son état précédent, qui ne peut être naturellement aussi qu’un état de perception antérieur (« une perception ne saurait venir naturellement que d’une autre perception »). Par là même l’état présent contient l’état de perception à venir (« tellement que le présent y est gros de l’avenir »). L’expérience humaine de la prise de conscience de la perception au sortir d’un étourdissement prouve donc qu’il y avait déjà, durant l’étourdissement, une perception antérieure inconsciente : tel serait aussi l’état permanent des « monades toutes nues » (§ 24), dont les perceptions sont insensibles.

Hermann interprète ces formules comme les expressions de la structure temporelle interne de la monade : « Nous voyons ici comment le temps entre en jeu dans l’être monadique, le temps comme présent, passé et futur, le temps comme état de perception présent, passé et futur » (p. 110). Dans la suite de ses états de perception comme présent, passé et futur immanents, indépendamment de la conscience et de la distinction (qui « comme telles ne constituent pas l’essence de la perception »), la monade s’expose dans son propre déploiement (Sichentfalten). Ainsi, la force primitive ou l’entéléchie, d’où procède l’action spontanée de la perception et de la tendance à une autre perception, est « temporellement constituée » (p. 113). « En d’autres termes, Leibniz comprend expressément l’être monadique comme temporel » (ibid.). Cette temporalité interne à la monade, propre à toutes les monades en raison même de leur caractérisation essentielle comme perception et appétition, est plus originaire que le temps associé à l’espace « dans lequel les corps spatialement étendus durent et se meuvent de place en place » : ce temps-là est le temps phénoménal, dans lequel « l’étant naît, dure, se change et disparaît, c’est-à-dire se divise en parties ». On peut dire qu’il est « le temps de l’étant », alors que « cette temporalité interne à la monade est la temporalité et le temps de l’être monadique ». « Et de même que l’être substantiel rend possible et soutient l’étant phénoménal, la temporalité monadique rend possible et soutient le temps des corps » (ibid.).

Dit autrement, la temporalité intervient dans la substance de l’être monadique parce que celui-ci consiste essentiellement en passage d’une perception à une perception, et que ce passage est lui-même temporellement constitué (p. 115). Cela vaut de toute substance simple, avec cette différence toutefois que, là où il y a conscience des perceptions, comme dans l’âme humaine, il y a aussi une « compréhension du temps » (Zeitverständnis), qui fait défaut aux simples monades. Cette remarque permet à Hermann d’établir un rapprochement avec les célèbres analyses de Husserl dans ses Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps : à ce qui est pour Leibniz l’état présent de perception répond chez Husserl le niveau phénoménologique de la conscience subjective du temps comme présentation de l’impression originaire ; à l’état antérieur et à l’état futur de perception correspondent ce que Husserl désigne comme « rétention » et « protention » (p. 116). La différence tient, selon Hermann, à ce que Husserl procède d’un point de vue de théorie de la connaissance, et ne connaît donc le temps immanent que comme celui de la conscience, alors que pour Leibniz le temps se rapporte à « l’être perceptif de toute substance », indépendamment de la conscience. Ainsi peut-on dire de Leibniz qu’« il se meut dans le domaine d’une question qui porte sur être et temps » (p. 117).

Pour autant, il ne s’agit pas en cela d’un Leibniz qui se trouverait abusivement assimilé à Heidegger. Bien au contraire, Hermann peut soutenir que dès lors que l’être de l’homme est reconnu non plus comme conscience, mais comme Dasein, « l’essence de l’être et l’essence du temps s’indiquent aussi d’une manière différente » (p. 118). Avec le Dasein, l’essence de l’être n’est plus la substantialité, et l’essence du temps n’est plus dominée par la succession d’une suite de « Maintenant », comme elle l’est encore chez Leibniz, mais par les « ekstases » de la temporalisation originaire. Où l’on voit que les références aux analyses husserliennes et heideggériennes n’oblitèrent pas la compréhension du texte de Leibniz « à partir de lui-même », mais permettent d’y mettre sous un nouveau jour une « situation herméneutique » (hermeneutischer Tatbestand, p. 113) spécifique. Hermann est donc fondé à souligner l’indépendance de sa lecture vis-à-vis de l’interprétation heideggérienne de l’histoire de la métaphysique, avec son premier commencement et son « autre commencement » (Vom Ereignis) : au rebours d’une application extérieure de ce schème historique, interpréter « phénoménologiquement » la métaphysique de Leibniz, c’est tenter « de la comprendre et de la saisir à partir d’elle-même (aus ihr selbst heraus) et de ses rapports immédiats à ses prédécesseurs Descartes et Spinoza », et ce en s’efforçant de « saisir dans une intuition de l’esprit ce qui est à chaque fois à penser » (p. 221-222).

Michel FICHANT

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Pour citer cet article : Michel FICHANT, « Friedrich Wilhelm von HERMANN, Leibniz. Metaphysik als Monadologie, Metaphysik und Ontologie, Band 2, Duncker & Humblot, Berlin, 2015 » in Bulletin leibnizien III, Archives de Philosophie, tome 80/3, avril-juin 2017, p. 561-623.

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