Auteur : Omero Proietti

Maxime ROVERE : Le Clan Spinoza, Amsterdam 1677. L’invention de la liberté, Paris, Flammarion, 2017, 562 p.

Maxime Rovere est déjà connu dans les études spinozistes pour la traduction de la Correspondance de Spinoza (2010). Déjà dans ce précieux travail était évident le soin avec lequel il essayait de reconstruire l’environnement spinozien, et l’on ne pouvait que louer sa tentative de comprendre, dans leur spécificité, les interlocuteurs nombreux et très divers de Spinoza, en distinguant les raisons de leur « rencontre » ou, plus souvent, de leur « collision » avec le philosophe « étrange » et complexe qu’était Spinoza. Dans ce « roman / recherche », Rovere reprend sous une nouvelle forme, plus souple, plus large et plus approfondie, le « cercle » (kring) qui avait déjà fait l’objet de ses travaux antérieurs, comme il l’avait été, il y a cent ans, du travail novateur de K. O. Meinsma. Il faut souligner que Rovere, en parlant d’un « clan Spinoza », adopte une conception du « cercle de Spinoza » beaucoup plus complexe que par le passé, car il n’entend pas reconstruire la perspective unique et absolue d’un philosophe entouré par des milliers de superstitieux et dialoguant avec quelques « élus » choisis après les avoir éclairés. Il recompose au contraire le devenir de la raison moderne, « en lui restituant son vrai visage, composé d’hommes et de femmes qui ont vécu et travaillé ensemble, aimé ensemble, voyagé ensemble, qui se sont éloignés, retrouvés, puis séparés sans cesser de se vivre ensemble ». Il redécouvre, « en ce qu’on appelle la Raison ou la Philosophie », le sens originaire de la recherche philosophique, c’est-à-dire « ce qui fait le goût et la valeur de l’existence humaine » (p. 10).

Le matériel documentaire sur le « milieu » spinozien, accumulé au cours des cent dernières années, a rendu difficile toute histoire visant à le synthétiser. Rovere a donc choisi une méthode, une forme, une écriture très flexible, créative et intelligente. Le roman-recherche qui constitue le sous-titre de son livre n’est pas une fiction qui romancerait une histoire vraie, déjà donnée par ailleurs, mais une recherche in fieri, une restitution « empathique » de la signification d’ensemble, la plus fiable possible, des nombreux documents et contributions souvent controversés qu’il utilise à tour de rôle. Comme on peut le voir sur le site qui accompagne le livre (www.leclanspinoza.com), la bibliographie mise à profit est sans doute infinie. Il ne semble pas y avoir de contribution ou de document que cette recherche n’ait lu et pris en compte. Mais ce qui est particulièrement remarquable, c’est la capacité de restituer en quelques lignes, face aux nombreuses figures controversées, l’opposition des interprétations historiographiques, le pour et le contre, le sic et le non.

Rovere distribue son parcours en sept grandes périodes, qui constituent, déjà en soi, une périodisation originale du vaste matériel utilisé (1. Les Enfants de l’Histoire, 1590-1649 ; 2. Les agités d’Amsterdam, 1649-1655 ; 3. Un grand changement de lui-même, 1655-1659 ; 4. Pensées neuves et choses curieuses, 1659-1665 ; 5. La Grande Salve, 1666-1671 ; 6. Le choix des armes, 1671-1673 ; 7. Les testaments sans fin, 1674-1708). Il suit donc le « monde » spinozien depuis le moment où, après la fuite du Portugal et le séjour à Nantes, les ancêtres de Spinoza s’installent à Amsterdam. Il continue à le suivre dans les dernières pages, intenses et émouvantes, consacrées à Tschirnhaus, dans une nuit où, entre espoirs et ambitions frustrées, la raison moderne semble vaciller, puisque ses fruits se révèlent fragiles et incertains. Les sept grandes périodes sont ensuite divisées en de nombreuses petites images détachées, qui s’avèrent capables, dans leurs différents styles d’écriture (de la relation objective au dialogue, au flux de conscience, à la transcription sous forme diariste de documents d’archives), de recomposer en mosaïque le sens de l’ensemble, qui n’est pas du tout imposé d’emblée, mais offert, même quand il apparaît contradictoire, au jugement critique du lecteur.

Il est impossible de rendre compte des mille personnages qui donnent vie à la recherche de Rovere (d’Emanuel à Miguel de Spinoza, de Mortera à Menasseh ben Israël, des amis mennonites à Van den Enden, de Pieter van Gent à Schuller, pour n’en citer que quelques-uns). Mais il faut remarquer la capacité empathique qui permet à Rovere de saisir le trait distinctif, la diversité, l’individualité de chacun de ses personnages. Cette capacité confère à chacun des sept tableaux historiques dans lesquels s’articule le livre un caractère vif et bigarré, qui parvient à unir à une écriture fluide la conscience des problèmes historiographiques esquissés ou affrontés. Pour nous limiter à un seul tableau historique, celui du début, le lecteur, même non spécialiste, est en mesure de saisir l’extraordinaire complexité des événements qui y sont racontés. Il peut voir – déjà dans l’étrange rapport d’amitié qui se développe entre Emanuel de Spinoza et Rabbi Mortera – combien était difficile, voire impossible, le « devenir juif » des membres de la communauté portugaise d’Amsterdam – chacun avec une histoire et un parcours différent. En outre, comme l’a noté Rovere lui-même, « en traversant les frontières, les marchands changent de culte comme de chemise, si bien qu’on peut admettre que, pour une part au moins, “c’est sa situation géographique qui définit la religion d’un homme, et non l’inverse” » (p. 39). On connaît, d’ailleurs, et Rovere sait le raconter efficacement, les positions opposées et conflictuelles qui ont divisé les rabbins comme Mortera, Menasseh ben Israël, Isaac Aboab de Fonseca, également porteurs d’une diversité historique et géographique que même la férule du Mahamad n’a pas réussi à contrôler. Face à ces différentes « orthodoxies » ou à ces différentes façons d’interpréter l’orthopraxie, il devient plus difficile de définir vraiment l’itinéraire des prétendus « hérétiques » de la communauté d’Amsterdam, qu’il s’agisse de Da Costa, de Prado ou de Spinoza lui-même. Le livre de Rovere se prête donc à de multiples lectures. Et c’est un de ses mérites remarquables qu’à une première lecture, fascinante et fluide, succède bien vite la conscience de combien il a été difficile à la raison moderne de se constituer.

Omero PROIETTI

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Pour citer cet article : Omero PROIETTI, « Maxime ROVERE : Le Clan Spinoza, Amsterdam 1677. L’invention de la liberté, Paris, Flammarion, 2017 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XL, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 857-889.

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