Auteur : Raphaël Authier

Michael ROSEN, The Shadow of God. Kant, Hegel, and the Passage from Heaven to History, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2022, 416 p.

Dans ce texte vif et agréable à lire, Michael Rosen entend reprendre la question de la sécularisation, entendue non, à la manière ordinaire, comme déclin de la pratique religieuse dans les sociétés occidentales contemporaines, mais comme transformation du sens des concepts qui renvoyaient autrefois à un contexte directement théologique. Un motif lui sert de fil conducteur : l’idée d’immortalité historique, comprise comme une sécularisation du motif traditionnel de l’immortalité de l’âme et comme le fait de se survivre dans le souvenir que garde la postérité. Tout en reconnaissant qu’il existait certaines variantes de ce thème dès l’Antiquité, Michael Rosen se propose de montrer qu’il traverse l’histoire de la philosophie depuis Kant, dans un mouvement qui nous fait passer « du paradis à l’histoire », selon le sous-titre du livre. Il s’agit plus généralement de savoir jusqu’où s’étend « l’ombre de Dieu », de se demander s’il convient de chercher à la dissiper, et, si la chose est possible, à quelles conditions elle peut l’être.

Cela étant dit, l’ouvrage ne développe pas de théorie de la sécularisation en bonne et due forme. Il propose plutôt une interprétation de l’histoire de la philosophie allemande, centrée autour de Kant et de Hegel et fondée sur un double présupposé : la défense de quelque chose comme une « théorie idéaliste de l’histoire » ou un « idéalisme historique » (par quoi l’auteur entend une interprétation de la modernité opposée à celle que développent à ses yeux le marxisme et les sciences sociales), et la volonté de mettre en avant la dimension théologique des textes de la philosophie allemande classique (à commencer par ceux de Kant). Les chapitres 2 à 5 ont pour fonction de montrer l’importance des questions théologiques dans le corpus kantien, tandis que les chapitres 6 à 9 examinent la manière dont l’idée d’immortalité se sécularise dans le corpus postkantien.

Il est assurément important de noter et de prendre en compte la dimension théologique des textes de Kant et de Hegel, et c’est la plupart du temps à juste titre que l’auteur reproche à nombre d’interprètes contemporains de langue anglaise de l’ignorer ou de la négliger, au prix de malentendus concernant des questions aussi classiques que celle de la liberté chez Kant (examinée dans le chapitre 3). Du reste, l’interprétation qu’il défend n’est pas sans nuances. Mais la lecture de l’ouvrage risque d’être décevante dans le contexte universitaire européen et « continental ». D’abord parce qu’il ne se positionne que par rapport aux interprétations de la philosophie allemande courantes dans les systèmes universitaires britannique et américain, ce qui n’est pas sans conséquences, à la fois sur la position du problème et sur l’examen des endoxa. Ensuite parce que la méthode employée (celle d’une histoire des idées qui se veut philosophique, mais sans s’articuler autour de principes méthodologiques précis) pourra susciter une certaine insatisfaction chez les lecteurs dont l’histoire de la philosophie est aussi la profession. Peut-être également parce que des considérations politiques (fortement déterminées par le contexte américain) viennent par moments affleurer sans crier gare au milieu de l’analyse.

Enfin parce que l’inscription des doctrines dans leur contexte ne va peut-être pas assez loin : s’il est clair que la question de la théodicée ou celle de l’immortalité gardent un sens chez Kant et Hegel, il n’est pas certain que leurs textes puissent être compris dans leurs détails si on entend ces problèmes à l’aune d’une sorte de permanence. Quoique l’auteur reconnaisse à plusieurs reprises que le Dieu de Kant ou celui de Hegel ont des caractéristiques spécifiques qui distinguent ces concepts de certains des usages courants du terme, il ne tient pas toujours compte de la manière kantienne ou hégélienne de poser les problèmes. Que le problème classique de la théodicée soit présent et important chez les deux philosophes est indéniable, mais il n’est pas sûr que l’on comprenne exactement le sens de leurs projets à partir de la simple réinscription de leurs textes dans cette question classique (elle-même réinterprétée par l’auteur à partir d’une interrogation contemporaine sur les formes de vie). On reconnaîtra au moins là une pratique de l’histoire de la philosophie qui la met au service de la philosophie tout court, et qui prend au sérieux leur entrelacement.

Raphaël Authier (Université de Strasbourg)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXXIII chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Michael ROSEN, The Shadow of God. Kant, Hegel, and the Passage from Heaven to History, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 2022, 416 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.

♦♦♦

Karen GLOY, Die Philosophie des deutschen Idealismus. Eine Einführung, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2021, 138 p.

S’ajoutant aux nombreux travaux de philosophie et d’histoire de la philosophie publiés par Karen Gloy, cet ouvrage propose une introduction à l’idéalisme allemand, vraisemblablement – même si rien ne le précise – à l’usage d’étudiants de premier cycle. Il y est question à la fois de ce qu’est l’idéalisme allemand en général et des thèses défendues par ses principales figures. La première moitié de l’ouvrage tente ainsi de délimiter chronologiquement l’idéalisme allemand, propose de le comprendre comme une « philosophie moniste » (ch. 2), animée par une exigence de rationalisation et d’explication systématique, et s’attache à en comprendre les « racines » (ch. 3). Ces dernières sont identifiées d’une part à la philosophie grecque, et d’autre part à la philosophie kantienne. Bien qu’elle soit un peu trop centrée, relativement au premier point, sur les présocratiques (curieusement, Platon et Aristote ne sont évoqués que très rapidement), l’analyse est convaincante et efficace. Quatre chapitres consacrés à Kant restituent avec finesse des points de débat importants, et soulignent combien les idéalistes se sont compris comme des continuateurs de l’œuvre de Kant. La deuxième moitié de l’ouvrage présente quelques positions philosophiques majeures de l’idéalisme, celles de Reinhold, de Fichte, de Schelling et de Hegel. D’autres figures (Jacobi et Hölderlin) font l’objet de considérations plus ponctuelles.

La construction d’un tel propos découle d’une conviction philosophique affirmée fermement dans le deuxième chapitre : l’étude de l’idéalisme allemand ne répond pas seulement à un besoin érudit, celui d’une compréhension plus exacte de l’histoire de la philosophie, mais aussi à un intérêt qualifié de sachlich-systematisch (p. 16), qui fait de ces textes un point d’appui essentiel pour la formulation contemporaine des questions philosophiques (une confrontation avec d’autres modes de questionnement étant esquissée p. 14-15).

Par sa clarté et sa netteté, l’ouvrage accomplit effectivement sa tâche introductive et didactique. Cela étant dit, la perspective méthodologique d’ensemble et le principe de la sélection des auteurs et des textes traités auraient mérité d’être explicités. Difficile de comprendre, par exemple, pourquoi Hegel n’est étudié qu’à partir de la Science de la logique et de la Philosophie de l’histoire, ce qui ne va pas sans difficultés. D’une façon un peu similaire, Schelling est quasi uniquement abordé à partir de sa correspondance avec Fichte et de quelques textes de philosophie de la nature : il n’est pas évident de voir quel principe justifie la mise à l’écart des textes de la période médiane et de la dernière philosophie. Mais il est vrai qu’un examen de ces derniers aurait pu entrer en tension avec l’insistance de l’autrice sur l’idée d’une « philosophie moniste » (p. 16 et passim) – le sens exact de cette expression pourrait d’ailleurs être davantage précisé.

Au fond, les aspects traités dans cet ouvrage sont les motifs classiques, ceux qui ont le plus retenu les lecteurs dans la réception de long terme des textes idéalistes (d’où les deux axes que sont la logique et l’histoire pour le cas de Hegel, par exemple). Et il en va d’ailleurs de même des analyses consacrées à Kant : les thèmes qui sont abordés, après un rapide résumé de la Critique de la raison pure (la théorie de la conscience de soi, la théorie de la chose en soi, la théorie de la totalité) sont ceux qui ont été traditionnellement associés au postkantisme. Du reste, la périodisation de l’idéalisme que propose Karen Gloy reste extrêmement classique, et ne fait (voir p. 7) que reprendre à grands traits le schéma de Richard Kroner (Von Kant bis Hegel).

De ce fait, la lecture de cet ouvrage conduit ses lecteurs à se poser une question de méthode : faut-il concevoir une introduction à l’idéalisme allemand comme l’exposé des motifs que l’on a traditionnellement retenus de ce corpus depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, ou faut-il considérer qu’introduire à un corpus suppose d’y faire entrer le lecteur directement, en mettant entre parenthèses le filtrage thématique résultant des différentes lectures qui en ont été faites depuis ?

Raphaël AUTHIER (Sorbonne Université)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXXII chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Karen GLOY, Die Philosophie des deutschen Idealismus. Eine Einführung, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2021, 138 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.

♦♦♦

Jacques MARTIN, L’individu chez Hegel, éd. Jean-Baptiste Vuillerod, préface d’Étienne Balibar, Lyon, ENS Éditions, 2020, 178 p.

Le travail d’édition réalisé par Jean-Baptiste Vuillerod sur le mémoire de fin d’études supérieures de Jacques Martin intitulé L’Individu chez Hegel mérite d’être salué. De l’introduction rédigée par l’éditeur du texte, on lira en particulier avec grand profit les pages 24 à 32, concernant le concept de problématique, l’idée d’un transcendantal historique dans le contexte de la philosophie française de la seconde moitié du XXe siècle et la différence entre la perspective de Martin et celle d’Althusser.

Précisons surtout que ce mémoire soutenu sous la direction de Gaston Bachelard en 1947, longtemps resté inédit, est bien plus ambitieux que son titre ne le suggère : Jacques Martin y esquisse une interprétation d’ensemble de Hegel orientée « par référence » (p. 41) à la critique de Hegel par Marx, c’est-à-dire « vers l’effort de Marx pour définir ce que l’on pourrait appeler un individualisme concret » (p. 84). Le chapitre II, consacré aux textes de jeunesse et en particulier à L’Esprit du christianisme et son destin, porte sur le statut de l’individu, mais la réflexion menée par l’auteur est bien plus vaste, aussi bien relativement à la méthode par laquelle nous interprétons les textes de Hegel (introduction et chapitre I,) que relativement au sens de l’idéalisme hégélien (chapitre III). Que cet ouvrage voie bien au-delà de la notion d’individu, l’auteur le dit d’ailleurs explicitement : « le problème philosophique de l’individu saisi dans Hegel nous offre une occasion d’individualiser le problème de la philosophie », c’est-à-dire d’examiner « l’émergence toujours incertaine chez Hegel de l’essence de la philosophie elle-même » (p. 42). Les lecteurs et les commentateurs de Hegel y trouveront ample matière à réflexion.

Un point nous semble symptomatique. La méthode de lecture déployée par l’auteur le conduit à souligner ce qu’une vision du « système hégélien comme le développement d’une intuition qui suffit à lui conférer son sens » (p. 56) aurait de réducteur. Il renvoie ainsi dos à dos l’idée selon laquelle l’« “intuition” du penseur […] “cause” le sens du système », et l’idée selon laquelle « elle le fonde » (p. 63). Cette perspective l’amène à repérer quelque chose comme une « aliénation radicale de l’individu dans l’univers hégélien » (p. 85). Une difficulté significative se pose néanmoins : car tout en remettant en question le rôle interprétatif de cette « intuition », tout en expliquant que les textes de Hegel ont une richesse qui n’est pas épuisée par cette intuition, Jacques Martin continue d’affirmer qu’il y a bien quelque chose comme une « intuition hégélienne » (qu’il rapproche d’ailleurs parfois d’une « intuition mystique », p. 58 et p. 77-78). C’est celle-ci que J. Martin tente de caractériser dans les pages 69 à 76, tout à fait décisives pour l’hypothèse interprétative qu’il met en place.

Mais est-on sûr du point de départ, c’est-à-dire de l’intuition originelle ici prêtée à Hegel ? Ne faudrait-il pas plutôt remettre en cause la réductibilité de la pensée hégélienne à une « intuition » (de quelque ordre qu’elle soit), et même admettre que le modèle bergsonien d’une « intuition fondamentale » ne s’applique qu’assez mal à Hegel ? Le geste paradoxal accompli par l’auteur, qui consiste en même temps à faire jouer à cette intuition un rôle pour le penseur et à refuser qu’elle contraigne notre lecture, est sans doute le signe d’une difficulté que beaucoup de lecteurs de Hegel, en particulier à l’époque de l’auteur du mémoire, ont éprouvée, parce qu’ils se voulaient hégéliens sans vouloir l’être à la manière de Hegel lui-même.

Sur le plan de l’érudition, on regrettera que l’éditeur, dans son introduction pourtant très riche, attribue à l’auteur de L’Individu chez Hegel la paternité des traductions du Misse Sine Nomine d’Ernst Wiechert, du Jeu des perles de verre de Hermann Hesse en même temps que celle de L’Esprit du christianisme et son destin de Hegel (p. 15). S’il est exact que le Jacques Martin, dont le texte vient d’être édité, fut aussi le traducteur de Hegel, c’est un autre Jacques Martin qui fut le traducteur de Wiechert et de Hesse. Il y eut, on le sait, d’innombrables Jacques Martin, parmi lesquels au moins deux sont en effet susceptibles de nous intéresser : le philosophe donc, né à Paris en 1922, élève de Jean Hyppolite en khâgne (comme Foucault), condisciple d’Althusser à la rue d’Ulm, mort par suicide en 1963, et un germaniste, né à Chartres en 1912, auteur de nombreux manuels ainsi que des traductions mentionnées ci-dessus, mort en 1995, bien plus tard que son homonyme. Parmi les Jacques Martin de cette même génération, les amateurs de bande dessinée reconnaîtront aussi l’auteur de la série Alix (1921-2010).

Mais à la décharge de l’éditeur du texte, l’erreur se trouvait déjà dans la biographie d’Althusser par Yann Moulier-Boutang, et de nombreuses confusions entourent encore ces deux homonymes : non seulement sur les pages Wikipédia en français et en allemand qui leur sont consacrées, mais aussi (et c’est plus surprenant) dans certains catalogues. Celui de la Bibliothèque nationale de France, notamment, attribue à tort la traduction de Hegel au Jacques Martin germaniste (1912-1995). Ceux de la Bibliothèque de la Sorbonne et de l’École normale supérieure, eux, ne s’y trompent pas, et l’attribuent au philosophe (1922-1963). Un élément aurait néanmoins pu nous mettre la puce l’oreille : comment le Jacques Martin philosophe, dont Jean-Baptiste Vuillerod dit qu’il était « révuls[é] » par les « interprétations religieuses, romantiques, tragiques, panthéistes » des écrits de jeunesse de Hegel, aurait-il pu signer la traduction et la préface du Glasperlenspiel de Hesse ?

Raphaël AUTHIER (Sorbonne Université)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXXI chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Jacques MARTIN, L’individu chez Hegel, éd. Jean-Baptiste Vuillerod, préface d’Étienne Balibar, Lyon, ENS Éditions, 2020, 178 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.

♦♦♦

Alfredo FERRARIN, Dermot MORAN, Elisa MAGRÌ & Danilo MANCA (dir.), Hegel and Phenomenology, Cham, Springer, 2019, XIII-190 p.

Ce volume rassemble les textes présentés lors d’un colloque organisé à Pise en 2014 et intitulé très précisément « Hegel and the Phenomenological Movement ». De fait, il n’est pas question dans cet ouvrage du rapport de Hegel à l’idée de phénoménologie, ou de la différence entre la « phénoménologie » telle que définie par Hegel et telle que définie par Husserl et ceux qui l’ont suivi, ou encore de la manière de concevoir la phénoménalité dans ces différents contextes. Son objet est plutôt la lecture de Hegel par des philosophes qui se rattachent, d’une manière ou d’une autre, à la phénoménologie. Autrement dit, il n’y est pas question de la phénoménologie comme concept ou comme doctrine, mais comme courant philosophique historiquement situé.

Le point de départ de ces travaux réside dans le constat d’un dialogue manqué entre Hegel et Husserl, le second dernier ayant assez largement ignoré les textes du premier. Les éditeurs de ce volume ont fait le pari qu’une confrontation entre les deux corpus pouvait être fructueuse, non pour combler un simple manque historiographique, mais pour nourrir la réflexion phénoménologique actuelle par ce qu’ils appellent une « histoire imaginative de la philosophie » (p. VI), qui se distinguerait autant d’une pratique anhistorique de la philosophie que d’une « historiographie historiciste » (p. VI), sans pour autant se ranger du côté des lectures analytiques de Hegel aujourd’hui en vogue. L’introduction du volume développe ainsi quelques indications méthodologiques plus générales quant à la pratique de l’histoire de la philosophie.

Quatre thèmes permettent d’esquisser un dialogue entre Hegel et la phénoménologie : la question de l’histoire ; le rapport de la philosophie aux sciences et à la métaphysique ; la subjectivité ; la dialectique. Husserl apparaît comme le principal interlocuteur, mais certaines contributions examinent le rôle de Hegel dans les textes de Heidegger, de Merleau-Ponty ou de Ricœur, ou encore la lecture critique de la phénoménologie proposée par Adorno à partir d’un point d’ancrage hégélien. Il pourra en résulter une meilleure compréhension du rôle de Hegel dans l’histoire de la phénoménologie (la contribution de Dermot Moran étant à cet égard éclairante), tout comme une réflexion philosophique suscitée par la comparaison de plusieurs auteurs (à l’instar de l’originale contribution d’Alfredo Ferrarin sur l’imagination).

Les spécialistes seront sans doute surpris de constater que la plupart des références aux textes de Hegel renvoient à la vieille édition Moldenhauer-Michel plutôt qu’à celle, complète, publiée chez Meiner. Le dialogue entre Hegel et la phénoménologie, qui reste malaisé à mettre en place, aurait peut-être gagné à se fonder sur les éditions de référence, en particulier lorsque sont abordés des points qui ont donné lieu par le passé à de nombreux débats et à quelques malentendus (ainsi de la téléologie, de l’histoire, du système, etc.).

En tout état de cause, Hegel and Phenomenology offre une série de réflexions originales et suggestives. Peut-être ce volume appellera-t-il des travaux supplémentaires, afin de rendre possible une confrontation dans laquelle seraient non seulement analysés les influences, les effets de lecture ou de non-lecture de Hegel par les phénoménologues, mais aussi comparés les doctrines, les concepts et les lieux de position des problèmes.

Raphaël AUTHIER (Sorbonne Université)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXXI chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Alfredo FERRARIN, Dermot MORAN, Elisa MAGRÌ & Danilo MANCA (dir.), Hegel and Phenomenology, Cham, Springer, 2019, XIII-190 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.

♦♦♦

Jean-Luc GOUIN, Hegel. De la Logophonie comme chant du signe, Québec, Presses de l’Université Laval, 2018, 200 p.

S’il rassemble des études de provenances diverses, l’ouvrage de Jean-Luc Gouin se présente comme la tentative de « cerner […] le foyer, ou la racine » de la pensée hégélienne (p. xiii), essentiellement à travers une discussion de la thèse hégélienne selon laquelle la réalité est rationnelle. L’auteur ne s’inscrit ni à proprement parler dans le champ universitaire, bien qu’il s’adresse parfois aux commentateurs de Hegel, ni dans celui de la vulgarisation, mais se propose plutôt d’accéder au noyau de la pensée hégélienne par d’autres voies que celles du raisonnement universitaire traditionnel. Son texte présente assurément des caractéristiques formelles inhabituelles : inclination marquée pour les jeux de mots, multiplication de préciosités de vocabulaire (dont l’éventuel effet de saturation est soigneusement neutralisé par autant de références à la chanson populaire), goût pour les allitérations et les épanorthoses, moments d’abandon à une sorte de lyrisme fragmentaire. Il ne saurait donc être question d’apprécier cet ouvrage à l’aune de critères strictement académiques. Mais on pourra tout de même regretter certaines étrangetés : le trop grand nombre de citations données sans référence, le curieux usage du subjonctif imparfait (qui semble convoqué souvent davantage pour des raisons euphoniques que pour des raisons de sens ou de concordance), ou la surprenante inclusion au sein du livre des « abstracts » ayant accompagné les articles qui le constituent lors de leur publication en revue.

La thèse principale de l’auteur se trouve dans le deuxième chapitre de la première partie, dont l’objectif est de fournir « une clé susceptible d’ouvrir la voie à une saisie véritablement compréhensive de la philosophie de Hegel » (p. xiii). Ce chapitre propose, en commentant certains passages de Hegel, une bonne analyse du caractère rationnel de la réalité elle-même, soulignant que cette rationalité n’est pas arbitrairement imposée de l’extérieur. Mais il semble laisser de côté une partie importante du raisonnement de Hegel. Quel sens peut-on donner par exemple à l’idée selon laquelle, « pour connaître la raison dans l’histoire, ou bien pour connaître rationnellement l’histoire, il faut, à dire vrai, apporter la raison avec soi » (Hegel, Introduction du cours de 1822-1823, GW 27,1, p. 20 ; trad. in La Philosophie de l’histoire, dir. M. Bienenstock, Paris, LGF, 2009, p. 127), lorsqu’on défend, comme le fait l’auteur, que « poser que la réalité est rationnelle, c’est encore un mouvement irrationnel » (p. 33) ? Une telle ambiguïté pourra laisser certains lecteurs perplexes. De la même façon, lorsque l’auteur souligne à juste titre que « le propre de la rationalité, au contraire, réside en sa capacité de rendre raison de soi » (p. 33), il semble en tirer pour conclusion que la rationalité découverte par l’activité philosophique ne proviendrait que de l’objet dont elle parle, comme si la critique de Kant par Hegel allait jusqu’à nier tout rôle constitutif à la rationalité du sujet connaissant. Comment comprendre par exemple, si l’on s’engage dans cette voie, les sections « Conscience de soi » et « Raison » de la Phénoménologie de l’esprit ?

Quant au reste de l’ouvrage, il s’avère assez disparate, notamment lorsque l’auteur se lance dans une analyse de Merleau-Ponty sans que son lien avec le reste du livre soit évident, ou lorsqu’il reproduit une surréaliste (dans presque tous les sens du terme) ébauche de correspondance entre lui-même et Michel Onfray (sans que l’on sache laquelle des deux parties de la correspondance se révèle la plus déroutante). L’ensemble est conçu comme une introduction au noyau de la pensée hégélienne, mais s’avère sans doute trop personnel pour remplir exactement la fonction qu’il s’était proposée. Si la sincérité de l’auteur ne semble pouvoir être mise en doute, reste que la clarté et la rigueur du raisonnement qui s’y déploie s’éloignent sans doute trop des pratiques courantes pour que son propos soit parfaitement compris et précisément discuté.

Raphaël AUTHIER (Sorbonne Université)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXIX chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Raphaël AUTHIER, « Jean-Luc GOUIN, Hegel. De la Logophonie comme chant du signe, Québec, Presses de l’Université Laval, 2018 », in Bulletin de littérature hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.

♦♦♦

Eric Michael DALE, Hegel, the End of History, and the Future, Cambridge (uk), Cambridge University Press, 2017 (2e éd.), 256 p.

La réédition de ce livre initialement paru en 2014 offre une riche mise au point sur la question de la fin de l’histoire chez Hegel, question certes très classique, mais qui a donné lieu à tant d’interprétations et de contresens qu’il reste utile de se pencher sur elle. Nettement divisé en neuf chapitres, qui forment autant d’unités relativement autonomes, l’ouvrage présente deux, voire trois ensembles aux intérêts différents.

Dans une première partie, convaincante bien qu’assez composite, l’auteur retrace la genèse de l’idée de fin de l’histoire, c’est-à-dire de l’idée d’un achèvement du mouvement de progression de l’esprit vers la liberté, à partir de la critique de Hegel menée par Nietzsche et par Engels. Le premier a affirmé que Hegel aurait dû, pour être cohérent avec lui-même, proclamer la fin de l’histoire ; le second a soutenu que l’idée de fin de l’histoire était présente dans les textes hégéliens eux-mêmes, bien qu’elle l’ait été sous la forme d’un motif conservateur ajouté à une méthode intrinsèquement révolutionnaire. Cette tradition interprétative aboutit chez A. Kojève à une systématisation du motif de la fin de l’histoire, lu à travers la dialectique du maître et de l’esclave et à travers l’identification du concept et du temps à la fin de la Phénoménologie de l’esprit : il y aurait fin de l’histoire au sens où le concept se serait intégralement réalisé dans le temps. L’auteur souligne que ces vues sont erronées quant à l’interprétation de Hegel (pour ce dernier, l’histoire mondiale n’est pas achevée, et le philosophe ne peut de toute façon pas se prononcer sur l’avenir), et remarque que ce que Kojève appelle fin de l’histoire est en réalité, et paradoxalement, bien plus proche du moment de l’histoire où apparaît la conscience historique (p. 101). On pourra regretter que le dernier texte important de Kojève (Le Concept, le temps et le discours, Gallimard, 1990), de façon assez surprenante, ne soit ni étudié ni même mentionné.

Dans la deuxième partie du livre, l’auteur s’attache à corriger la vision ordinaire de la philosophie hégélienne de l’histoire, d’abord en la caractérisant comme intermédiaire entre celle de Herder, dont Hegel partage l’attention au contenu de l’histoire, et celle de Fichte, dont il partage l’ambition spéculative (ch. 5 et 6), puis en détaillant les lignes directrices de la vision hégélienne de l’histoire (ch. 7, 8 et 9). Ces derniers développements présentent à la fois de très utiles mises au point (sur le caractère rationnel de l’histoire, sur le sens très particulier des notions hégéliennes de réalité et d’effectivité, sur le motif de la ruse de la raison, sur le fait que l’histoire ne puisse avoir de fin au sens où il y a une fin de l’art…), et aident à comprendre le positionnement critique de l’auteur, qui juge que Hegel ne parvient pas tout à fait à résoudre la tension entre son refus de concevoir l’avenir comme prédéterminé et sa volonté d’éliminer la contingence. Cela dit, deux difficultés en particulier laissent le lecteur sur sa faim : d’une part, l’auteur voit bien que le thème de l’histoire ne se limite pas à l’esprit objectif, mais il ne propose pas d’explication claire de l’articulation entre l’histoire au sens de l’esprit objectif et l’histoire au sens de l’esprit absolu. D’autre part, le positionnement d’ensemble de l’auteur, qui affirme fermement que la philosophie hégélienne est d’inspiration religieuse et constitue une théologie, tout en défendant l’idée d’une interprétation non-métaphysique, mériterait sans doute quelques éclaircissements.

Raphaël AUTHIER (Sorbonne Université)

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXVIII chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Raphaël AUTHIER, « Eric Michael DALE, Hegel, the End of History, and the Future, Cambridge (uk), Cambridge University Press, 2017 (2e éd.) », in Bulletin de littérature hégélienne XXVIII, Archives de Philosophie, tome 81/4, Octobre-décembre 2018, p. 821-856.

♦♦♦

Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Science de la logique. Livre deuxième – L’essence, présenté, traduit et annoté par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2016, 235 p. ; Science de la logique. Livre troisième – Le concept, présenté, traduit et annoté par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2016, 329 p.

Cette nouvelle traduction, fruit d’un travail de plusieurs années, et dont le premier volume était paru en 2015, vient compléter celles de l’Encyclopédie des sciences philosophiques et de la Phénoménologie de l’esprit. Son grand mérite est d’offrir au lecteur français une version complète, cohérente et maniable d’un texte dont la difficulté n’est plus à prouver. Tout en présentant les mêmes qualités que la traduction de la première partie de la Science de la logique, ces deuxième et troisième volumes, qui n’ont pas besoin de juxtaposer deux versions du texte, sont d’une lecture plus aisée. Les quelques variantes des éditions allemandes signalées en note facilitent à la fois le travail ponctuel du chercheur et la lecture continue de l’ouvrage. Le résultat du travail considérable de B. Bourgeois s’avère particulièrement lisible, même si le traducteur se donne une marge de manœuvre assez restreinte en voulant respecter rigoureusement la lettre du texte, et par exemple l’ordre des mots du texte allemand.

Peut-être pourra-t-on simplement, avec l’humilité qui s’impose face à un travail d’une telle ampleur, discuter certains choix de traduction. Concernant L’essence, outre le concept de Beschaffenheit dont le dernier Bulletin avait déjà fait état, nous pourrions relever que la volonté maintenue de traduire le terme éminemment problématique de Dasein par « être-là », si elle s’avère justifiée et compréhensible dans un grand nombre de cas où le terme a un sens technique, reste plus difficilement compréhensible lorsqu’il s’agit de traduire une expression figée comme Beweis von Gottes Dasein (ainsi p. 118). Bien que justifié par la présence dans le texte hégélien de deux termes distincts (Dasein et Existenz), une légère entorse à la rigueur lexicologique aurait permis de resituer le propos dans le cadre classique du problème de l’existence de Dieu. Dans le sens inverse, ce que l’auteur reconnaît comme un pis-aller pour distinguer Ding et Sache au moyen d’une majuscule peut être source de confusion dans la traduction de l’expression particulièrement délicate Sache an sich, ce que la note de la p. 77 ne vient pas complètement dissiper.

Concernant Le concept, nous pourrions mentionner la question de la finalité. Le terme de Zweck est rendu par « but », et non par « fin », alors même que « finalité » traduit Zweckmäßigkeit (ainsi p. 202) et que « relation de finalité » traduit Zweckbeziehung (p. 203). B. Bourgeois tranche ainsi l’alternative encore présente dans sa traduction de la Logique de l’Encyclopédie, entre l’usage quasi généralisé du terme de « but », et la présence occasionnelle du terme de « fin » (voir notamment la Rem. du § 50 du « Concept préliminaire » de l’Encyclopédie), alors qu’il était là aussi question de la finalité organique. Le choix du terme français de fin aurait sans doute renforcé la cohérence lexicale de la traduction, et rendu plus clair le contexte philosophique de certains passages, en particulier lorsque Hegel discute, dans le chapitre de la logique du concept consacré à la téléologie, les conceptions aristotélicienne et kantienne de la finalité. Quant au terme de « but », il aurait alors pu être utilement conservé pour traduire l’allemand Ziel, que B. Bourgeois rend par « terme visé » (par exemple p. 299).

De façon plus subsidiaire, nous pourrions regretter l’absence de référence aux éditions allemandes les plus utilisées dans les travaux scientifiques, l’auteur préférant indiquer systématiquement la pagination de l’édition originale. Remarquons par ailleurs que les avant-propos, qui ne constituent pas des introductions, contrairement aux autres traductions publiées par B. Bourgeois, laissent le lecteur entrer directement dans l’œuvre, bien qu’ils fassent référence, sur le mode de l’allusion, à un certain nombre de débats concernant l’interprétation de la Science de la logique. Cette brièveté relative est toutefois agréablement compensée par un important travail d’interprétation fourni dans les notes de bas de page, qui permettent régulièrement au lecteur de se retrouver dans la progression spéculative. Ajoutons que ces notes présentent l’avantage supplémentaire de recontextualiser fréquemment le propos de la « grande logique » dans l’édifice du système hégélien que constitue l’Encyclopédie. On ne pourrait conclure autrement qu’en soulignant l’intérêt scientifique et philosophique considérable de ces volumes, qui devraient désormais faire référence, pour la recherche hégélienne et l’histoire de la philosophie en général.

Raphaël AUTHIER (Université Paris IV Sorbonne) et Florian RADA (Université Paris I Panthéon-Sorbonne)

Lire l’intégralité de ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXVII chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Raphaël AUTHIER & Florian RADA, « Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Science de la logique. Livre deuxième – L’essence, présenté, traduit et annoté par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2016, 235 p. ; Science de la logique. Livre troisième – Le concept, présenté, traduit et annoté par Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2016 » in Bulletin de littérature hégélienne XXVII, Archives de Philosophie, tome 80/4, Octobre-décembre 2017, p. 773-802.

♦♦♦