Auteur : Raphaële Andrault

François DUCHESNEAU, Organisme et corps organique de Leibniz à Kant, Paris, Vrin, coll. « Mathesis », 2018, 522 p.

« Que l’on examine bien ce système, on lui trouvera de la conformité avec la bonne métaphysique ; j’entends celle de Leibniz, qui traite l’essence primitive de la matière, et la nature de ses principes », écrit en 1769 le naturaliste John Turberville Needham à propos de son propre système (cité p. 193). Sa « conformité » avec la métaphysique leibnizienne n’a pourtant rien d’évident. On pourrait même opposer une à une les thèses des deux auteurs : Needham soutient la génération spontanée et la formation des corps organiques par épigénèse, quand Leibniz soutient leur préformation par Dieu ; Needham identifie principe de vie et principe de végétation, quand Leibniz n’entend par vie que perception et appétit ; enfin, Needham assimile le corps organisé à un système dynamique d’action et de réaction, quand Leibniz souligne que tout phénomène corporel obéit aux seules lois de la mécanique. À l’opposition des thèses semble s’ajouter celle des méthodes : Needham est perçu comme un strict observateur, héritier de l’empirisme de Locke et de Newton, et en cela nécessairement opposé aux spéculations de l’école des leibnizo-wolffiens. Faut-il dès lors penser que la mention de Leibniz par Needham n’est qu’un effet de mécompréhension et d’instrumentalisation de la « bonne » métaphysique leibnizienne ?

François Duchesneau soutient dans ce livre une vue tout autre, bien plus féconde : la réception inattendue de Leibniz par Needham illustre avant tout le « potentiel d’adaptation des notions leibniziennes et le rôle qu’elles pouvaient jouer en suscitant de nouvelles conceptions en philosophie naturelle » au XVIIIe siècle (p. 251). En retour, ce « potentiel d’adaptation » révèle le caractère caduc des oppositions scolaires à partir desquelles les historiens de la biologie, d’une part, les historiens de la philosophie, de l’autre, ont parfois pensé la reprise ou le rejet des thèses leibniziennes à l’époque des Lumières. F. Duchesneau invite par exemple à surmonter « la dichotomie épistémologique tranchée entre faits d’expérience et hypothèses interprétatives que les contemporains et la tradition ont surimposée à la lecture des œuvres de Needham » (p. 190).

Organisme et corps organique de Leibniz à Kant suit précisément les « métamorphoses » du modèle leibnizien au XVIIIe siècle. Le livre complète le précédent ouvrage de François Duchesneau, Leibniz. Le vivant et l’organisme (Vrin, 2011), qui avait pour objet les méthodes et principes de médecine promus par Leibniz et ses lecteurs. Ici, le fil directeur est le concept-objet d’une science des êtres vivants en voie de constitution : le corps organisé. Pour Leibniz, le corps organisé est d’une part caractérisé par opposition aux agrégats se composant et se décomposant par les seules lois de la mécanique ; il est d’autre part singularisé par son union avec une âme ou une monade, c’est-à-dire un principe d’action sur soi pérenne, représentant harmoniquement la séquence des transformations de son corps. Ces deux aspects, qui forment ensemble l’« armature conceptuelle » du modèle leibnizien (p. 475), sont constamment en tension ; leur complémentarité est saisie différemment tout au long du XVIIIe siècle. En suivant patiemment leur réception, François Duchesneau révèle dans ce livre les « multiples options que recelaient les doctrines » de Leibniz, aussi bien que la capacité du modèle leibnizien à s’adapter à des conjectures inédites au gré des nouvelles observations biologiques et des débats qu’elles suscitent. La monade devient par exemple monas vegetatura chez Hanov (p. 325). Elle n’est donc plus le réquisit et l’unité représentative du composé comme c’était le cas chez Leibniz ; elle est directement l’élément physiologique élémentaire du corps organique. L’ouvrage montre en quoi ce processus de naturalisation des monades et des machines de la nature ne livre pas tant une interprétation déviante qu’une lecture inventive de Leibniz (p. 281). Il établit aussi quelles ont été les différentes médiations historiques de ces réceptions, qu’il s’agisse des écrits de Condillac ou des Institutions leibnitiennes de Sigorgne (p. 193).

Le premier chapitre est consacré à la conception leibnizienne de l’organisme et de sa préformation. Il présente les grandes étapes de constitution des hypothèses de Leibniz, en dialogue avec Friedrich Hoffmann, Georg Ernst Stahl ou Pierre Bayle. Ce déroulement dialogique montre parfaitement en quoi la présentation synthétique « des concepts et des propositions dans la Monadologie tend à gommer le caractère paradoxal et à certains égards problématique des thèses leibniziennes » sur les vivants. En effet, la Monadologie, rédigée tardivement par Leibniz, a bien souvent orienté ses lecteurs « vers la cohérence accomplie d’un illusoire système leibnizien » (p. 63). Cette illusion a d’abord dissimulé la nature en partie programmatique des analogies et hypothèses qui y sont avancées ; elle a ensuite masqué « l’extrême complexité des représentations » qui peuvent être associées aux concepts de corps organique et machine de la nature. Ce qui est remarquable dans l’analyse de François Duchesneau, c’est qu’elle restaure le sens historique de ces concepts en montrant à la fois quels « modes de représentations du vivant » sont écartés par Leibniz et lesquelles, parmi ces représentations écartées, seront reprises et amendées par les naturalistes au siècle suivant. Ainsi, chez Leibniz, le corps organique est bien le « théâtre de métamorphoses programmées », mais non « le principe stable de ses propres changements » (p. 67). Or on trouve chez certains lecteurs de Leibniz une version du modèle leibnizien selon laquelle le corps organique lui-même contient un noyau corporel essentiel, un germe impérissable qui garantit la pérennité de la personnalité (p. 300).

L’ouvrage suit ensuite un déroulement chronologique. Le chapitre II s’attache à Wolff, Bilfinger, Canz et Winckler, chez qui la distinction entre cause mécanique et cause physique que l’on trouvait dans une lettre de Leibniz à Michelotti permet une redéfinition des machines de la nature. Le chapitre III décrit le mécanisme organique de Bourguet qui soulève plusieurs difficultés dans la théorie leibnizienne de la génération. Maupertuis et Buffon, dont les conceptions du corps organique sont détaillées dans le chapitre IV, se positionnent contre les hypothèses préformationnistes de Bourguet. Le chapitre V étudie la philosophie naturelle de Needham. Le chapitre VI, dévolu à Haller et Bonnet, montre comment la distinction physiologique entre parties irritables et parties sensibles favorise une compréhension décentralisée du corps organique leibnizien. Hanov, analysé dans le chapitre VII, assimile la perception dont sont douées les monades sentantes à la discrimination de l’utile et du nuisible. Le système de Hanov, comme ceux de Diderot et La Métherie, présentés au chapitre VIII, révèlent à la fois le « potentiel de variation » des notions leibniziennes et les apories de toute « monadologie physiologique » (p. 320). Le livre se clôt avec un chapitre sur le Bildungstrieb de Blumenbach (chap. IX) et la conception kantienne de la téléologie organique (chap. X). L’ensemble révèle plusieurs lignes de force dans le devenir des notions leibniziennes au siècle des Lumières, notamment l’abandon total de l’idée de la mort comme simple enveloppement du corps organique, ou la transformation progressive de la notion de « machine de la nature », entendue désormais comme un système harmonique au sein duquel les organes se constituent par spécialisation fonctionnelle croissante.

La philosophie de Leibniz offre donc un point de convergence entre plusieurs philosophies naturelles des Lumières. Le livre établit de façon convaincante comment ces philosophies, ou psychophysiologies, ont été conçues en référence, critique ou positive, directe ou indirecte, à un legs conceptuel en réinvention constante, à savoir le couple monade-machine de la nature. Il corrige et complexifie ainsi un certain nombre de généalogies binaires à partir desquelles ont été saisis depuis le XIXe siècle les apports du leibnizianisme et de ses systèmes concurrents. En somme, le livre de F. Duchesneau apporte une contribution majeure tout à la fois aux études leibniziennes et à l’histoire de la biologie.

Raphaële ANDRAULT

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Pour citer cet article : Raphaële ANDRAULT, « François DUCHESNEAU, Organisme et corps organique de Leibniz à Kant, Paris, Vrin, coll. « Mathesis », 2018 », in Bulletin leibnizien V, Archives de Philosophie, tome 82/3, juillet-septembre 2019, p. 587-646.

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