Auteur : Véronique Decaix

 

Adam of Bockenfield and his Circle on Aristotle’s De memoria et reminiscentia, Ă©d. Julie Brumberg-Chaumont et Dominique Poirel, Oxford, Oxford University Press, The British Academy,« Auctores Britannici Medii Aevi » 37, 2022, 423 pages.

La prestigieuse sĂ©rie « Auctores Britannici Medii Aevi » fait paraĂźtre la premiĂšre Ă©dition critique du commentaire littĂ©ral au De memoria et reminiscentia d’Aristote par Adam de Bockenfield (ca. 1220-1279/1292), maĂźtre Ăšs arts Ă  l’universitĂ© Oxford entre 1238 et 1243. L’apport scientifique de ce livre dĂ©passe largement l’édition de ce texte. L’édition se trouve, en effet, prĂ©cĂ©dĂ©e d’une introduction substantielle par Julie Brumberg-Chaumont (p. 10-173), et elle propose non pas un commentaire, mais trois du De memoria et reminiscentia, attribuĂ©s Ă  Adam de Bockenfield ou Ă  son « cercle ». Le De memoria et reminiscentia a Ă©tĂ© connu au Moyen Âge latin dĂšs la fin du xiie siĂšcle, et il s’agit des premiers commentaires connus sur ce traitĂ©, qui ont Ă©tĂ© produits Ă  Oxford au dĂ©but du xiiie siĂšcle. Chacun est introduit par Dominique Poirel qui donne une description prĂ©cise des tĂ©moins manuscrits, et la mĂ©thode stemmatique employĂ©e. Le premier commentaire est accompagnĂ© d’une traduction en anglais et d’un lexique. Le volume se clĂŽt sur une riche bibliographie, et trois index, dont un index des termes qui sera fort utile pour toute recherche ultĂ©rieure sur la rĂ©ception de ce traitĂ© aristotĂ©licien dans le Moyen Âge latin.

Parmi les nombreux apports de cette parution, nous nous contenterons d’insister sur les points suivants. Tout d’abord, les Ă©diteurs semblent avoir suivi dans leurs choix la lectio difficilior. LĂ  oĂč les catalogues (Rodney Thomson, Charles Lohr), ou l’introduction doctrinale de RenĂ©-Antoine Gauthier Ă  son Ă©dition du commentaire littĂ©ral du De sensu et sensato de Thomas d’Aquin (publiĂ©e en 1985), faisaient mention d’un commentaire sous le nom d’Adam de Bockenfield, l’examen minutieux des rĂ©pertoires et des tĂ©moins manuscrits ont permis Ă  Julie Brumberg-Chaumont et Dominique Poirel d’en repĂ©rer trois versions diffĂ©rentes, nommĂ©es selon leurs incipits respectifs « In precedenti libro » (11 manuscrits, voir p. 222-291), « Quibusdam naturalis philosophie » (5 manuscrits, p. 313-336), et « Quoniam ut complete » (3 manuscrits, p. 361-396). L’analyse des textes a permis aux Ă©diteurs de dĂ©terminer qu’il ne s’agit pas simplement de trois recensions du mĂȘme commentaire, mais bien de trois commentaires diffĂ©rents, eux-mĂȘmes transmis en deux, voire trois rĂ©dactions (voir introduction p. 5, ainsi que les schĂ©mas p. 11). En consĂ©quence, leur choix a Ă©tĂ© de ne pas unifier ces trois versions au sein d’un mĂȘme stemma, mais d’éditer un groupe de textes Ă©manant du mĂȘme « cercle ». De mĂȘme, au sujet de l’attribution des commentaires, la prudence reste de mise puisque les Ă©diteurs montrent que, si le premier est bien d’Adam de Bockenfield, ce n’est pas le cas du deuxiĂšme, ni du troisiĂšme dont la mention « Adam l’Anglais » ne doit pas conduire Ă  une attribution Ă  Adam de Bockenfield, ni Ă  Adam Whitby, mais plus probablement Ă  un Ă©tudiant Ă©cossais du maĂźtre anglais. Ensuite, les discussions sur les sources sont prĂ©cises, et mettent en relief l’importance de la glossa anglicana − les gloses dans les manuscrits du corpus vestutius d’Aristote. Elles permettent de dĂ©terminer que la translatio vetus (ou translatio Iacobi, due Ă  Jacques de Venise et datant de la deuxiĂšme moitiĂ© du xiie siĂšcle) a circulĂ© sous une forme fautive et altĂ©rĂ©e (versio vulgata), ce qui explique un certain nombre de curiositĂ©s lexicales. L’influence de l’Epitome d’AverroĂšs est Ă©galement mise en relief. Enfin, l’introduction propose une analyse approfondie du traitĂ©, tour Ă  tour lexicale, doctrinale et philosophique, mettant en lumiĂšre quelques points originaux de ces textes, tels que la comprĂ©hension des capacitĂ©s de mĂ©moire et de rĂ©miniscence en tant que puissances sensitives motrices. La place de ces commentaires sur le De memoria et reminiscentia se trouve dĂ»ment resituĂ©e dans l’ensemble des Ă©crits de philosophie naturelle d’Aristote, et d’un corpus en voie de constitution, les Parva naturalia, ainsi que dans le contexte des enseignements de philosophie naturelle Ă  Oxford au dĂ©but du xiiie siĂšcle (Richard Rufus de Cornouailles, Robert Kilwardby, Pierre d’Espagne, Alfred de Sareshel).

Cet ouvrage constitue une contribution majeure Ă  l’état des lieux sur la rĂ©ception du De memoria et reminiscentia d’Aristote, plus encore il s’agit d’une Ă©tude indispensable pour tout chercheur s’intĂ©ressant Ă  la premiĂšre rĂ©ception des Parva naturalia d’Aristote Ă  Oxford dans la premiĂšre moitiĂ© du xiiie siĂšcle, et plus gĂ©nĂ©ralement de la philosophie naturelle au Moyen Âge latin.

Véronique Decaix

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Pour citer cet article : Adam of Bockenfield and his Circle on Aristotle’s De memoria et reminiscentia, Ă©d. Julie Brumberg-Chaumont et Dominique Poirel, Oxford, Oxford University Press, The British Academy,« Auctores Britannici Medii Aevi » 37, 2022, 423 pages, in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXVI, Archives de philosophie, tome 88/3, Juillet-Septembre 2025, p. 281-282.

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Marion LIEUTAUD, Giordano Bruno, la philosophie et la fureur. ArchĂ©ologie d’un paradoxe, Paris, Classiques Garnier, « Savoirs anciens et mĂ©diĂ©vaux » n° 8, 2023, 469 p.

Marion Lieutaud consacre un bel ouvrage Ă  la philosophie de ce penseur inclassable, vĂ©ritable gĂ©nie de la Renaissance, Giordano Bruno. C’est par le prisme de la notion de « fureur » qu’elle l’aborde en suivant une mĂ©thode archĂ©ologique inspirĂ©e d’Alain de Libera. La fureur hĂ©roĂŻque n’est ni la « divine manie » platonicienne ni la mĂ©lancolie – que ce soit celle d’Aristote ou des mĂ©decins (Hippocrate ou Galien). La thĂšse du livre est de montrer que le dĂ©centrement du « furieux » permet paradoxalement une constitution de soi par soi, en ouvrant Ă  une « subjectivitĂ© agente de soi et paradoxalement hors de soi » (p. 63).

La premiĂšre partie de l’ouvrage, consacrĂ©e aux « PrĂ©misses thĂ©oriques bruniennes » offre une introduction didactique utile, tant les sources de la pensĂ©e de cet auteur sont encore mal connues. Les chapitres suivants s’attachent Ă  des concepts importants de sa philosophie, tels que la thĂ©orie de la passion et la notion d’ùthos (p. 119-164), le passage de l’idĂ©e de dĂ©mon (daimĂŽn) Ă  celle de gĂ©nie (ingenium), l’amour (p. 221-269). Chaque chapitre donne un Ă©tat des lieux des doctrines antĂ©rieures et sert Ă  montrer, en contrepoint, l’originalitĂ© de sa pensĂ©e. Par exemple, celui qui est consacrĂ© Ă  l’amour part de l’érĂŽs chez ParmĂ©nide et de la philia selon EmpĂ©docle, avant de revenir sur la dialectique Ă©rotique platonicienne, puis sur sa rĂ©interprĂ©tation ficinienne, afin de montrer dans un dernier temps la maniĂšre dont l’amour hĂ©roĂŻque brunien en constitue un hĂ©ritage paradoxal. Certes, Bruno a lu les thĂ©ories antĂ©rieures, mais il cherche constamment Ă  les dĂ©passer, pour ne pas dire les reconfigurer dans une pensĂ©e innovante. Les trois chapitres suivants traitent de la gnosĂ©ologie et de la mnĂ©motechnie, de sa cosmologie et de sa mĂ©taphysique en mettant l’accent sur la notion cruciale de « contraction » (p. 343-366).

La figure brunienne du furieux (Furioso) appelle Ă  un dĂ©passement de la philosophie par la poĂ©sie, ou plutĂŽt Ă  une rĂ©alisation de la philosophie en poĂ©sie. Le sujet possĂšde une capacitĂ© crĂ©atrice, artistique et quasi-divine, de s’inventer et de construire son intĂ©rioritĂ© (p. 322). Cette subjectivation ne s’opĂšre pas abstraitement, elle est en prise avec un rĂ©el en perpĂ©tuel mouvement dialectique entre les contraires, et mĂ» par la Fortune, selon la cosmologie atomiste dĂ©fendue par le Nolain. Partant, le soi est en reconfiguration constante, il s’agit plutĂŽt d’un processus, d’un procĂšs de subjectivation que d’un sujet fixe, stable, dĂ©fini. Marion Lieutaud accorde un soin particulier Ă  la notion de « transformation », dont elle explique qu’il s’agit d’un double mouvement : d’une part une transformation du sujet dans et par sa rencontre avec le monde, d’autre part une reconfiguration totale de ce mĂȘme monde grĂące Ă  cette subjectivitĂ© ainsi infiniment mĂ©tamorphosĂ©e, et par elle. La philosophie brunienne est donc tout Ă  la fois praxis et poeĂŻsis, son ambition n’est pas de spĂ©culer sur le monde, mais de le transformer, en se transformant soi-mĂȘme, dans un paradoxal lieu hors de soi, ouvert par la fureur.

Écrit dans une langue claire et Ă©lĂ©gante, Ă©tayĂ© sur une riche connaissance de l’histoire de la philosophie ancienne et mĂ©diĂ©vale, l’ouvrage de Marion Lieutaud se prĂ©sente comme une rĂ©fĂ©rence indispensable pour qui voudrait dĂ©couvrir la pensĂ©e ardue, mais fascinante, de Giordano Bruno.

Véronique Decaix

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Pour citer cet article : Marion LIEUTAUD, Giordano Bruno, la philosophie et la fureur. ArchĂ©ologie d’un paradoxe, Paris, Classiques Garnier, « Savoirs anciens et mĂ©diĂ©vaux » n° 8, 2023, 469 p., in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXV, Archives de philosophie, tome 87/3, Juillet-Septembre 2024, p. 199-202.

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Durand de Saint-Pourçain, Commentaire des Sentences, prologue, présentation et traduction par David Piché, Paris, Les Belles Lettres, « Sagesses médiévales », 2021, 284 p.

L’ouvrage prĂ©sente la premiĂšre traduction du prologue au Commentaire des Sentences de Durand de Saint-Pourçain (1275-1334), un thĂ©ologien dominicain dont les positions doctrinales se situent Ă  contre-courant de son ordre marquĂ© par la domination de la pensĂ©e de Thomas d’Aquin. Ses thĂšses furent condamnĂ©es Ă  plusieurs reprises en 1314 et en 1317 dans un procĂšs orchestrĂ©, entre autres, par son opposant HervĂ© de NĂ©dellec. L’ensemble des huit questions traduites permet de mesurer la subtilitĂ© de ce penseur « moderne » et « rĂ©solu » sur la scientificitĂ©, le sujet et la finalitĂ© de la thĂ©ologie. Cette traduction est assortie d’une bibliographie, d’un index nominum et d’une ample introduction (132 pages) de David PichĂ©, replaçant la pensĂ©e de Durand de Saint-Pourçain dans son contexte et mettant en lumiĂšre la maniĂšre dont elle doit ĂȘtre comprise dans sa dimension critique des positions adverses Ă  son Ă©poque, telles que le thomisme, la doctrine de l’illumination spĂ©ciale d’Henri de Gand (p. 69 sq.), ou encore « le modĂšle abstractionniste » de Duns Scot (p. 75 sq.). La traduction, limpide, s’appuie sur la tertia redactio du Prologue, reprise entre 1317-1327 par Durand de Saint-Pourçain, dont le traducteur s’autorise Ă  amĂ©liorer la version que l’on trouve dans l’édition de la Renaissance, par une comparaison avec le manuscrit de son commentaire dĂ©posĂ© par l’auteur lui-mĂȘme Ă  la BibliothĂšque de la Sorbonne (voir l’introduction p. 63-67 et « notes sur la traduction »).

Dans les limites permises ici, nous nous contenterons de souligner un point saillant : Durand de Saint-Pourçain dĂ©veloppe une conception originale de la thĂ©ologie dont il affirme qu’elle n’est pas une science, au sens strict, mais « l’habitus par lequel l’intellect donne son assentiment aux choses enseignĂ©es par l’écriture » (Introduction, p. 32 ; cf. Prol. qu. 1, par. 6). Par-lĂ , il promeut une conception de la thĂ©ologie conçue comme une entreprise de clarification et de dĂ©fense des objets tenus pour vrai par l’habitus infus de la foi. C’est dans cette perspective, auparavant dĂ©fendue par Godefroid de Fontaines, ou par GĂ©rard de Bologne Ă  la mĂȘme Ă©poque, qu’il faut comprendre la thĂ©ologie comme un « savoir hermĂ©neutique et apologĂ©tique » (Introduction, p. 31), qui s’élabore sur une alternative Ă  l’idĂ©e de subalternation, dĂ©veloppĂ©e par Thomas d’Aquin et ses successeurs, dont Durand est un farouche critique. Partant, comme l’analyse David PichĂ©, Durand de Saint Pourçain souscrit Ă  une conception « minimaliste, voire nihiliste, de la thĂ©ologie » (p. 47).

Pour ces raisons, cet ouvrage, dans la mesure oĂč il offre une meilleure connaissance d’un penseur original et d’un thĂ©ologien singulier, et plus gĂ©nĂ©ralement une analyse fine et dĂ©taillĂ©e des dĂ©bats sur le statut Ă©pistĂ©mologique de la thĂ©ologie au dĂ©but du XIVe siĂšcle, constitue un apport important Ă  l’état de recherche.

 

Véronique Decaix

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Pour citer cet article : Durand de Saint-Pourçain, Commentaire des Sentences, prologue, présentation et traduction par David Piché, Paris, Les Belles Lettres, « Sagesses médiévales », 2021, 284 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIV, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 227-256.

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Charles Ehret, Agir en vertu d’un autre. Thomas d’Aquin et l’ontologie de l’instrument, Paris, Vrin, « Études de philosophie mĂ©diĂ©vale », 2021, 235 p.

L’ouvrage de Charles Ehret affronte un problĂšme de la philosophie, celui d’une causalitĂ© instrumentale, d’une causalitĂ© transitive oĂč l’instrument est mĂ» par un agent (le marteau par le forgeron), dont l’acuitĂ© ressort davantage dans la pensĂ©e de Thomas d’Aquin qui tĂąche d’articuler la causalitĂ© des crĂ©atures, ou causes secondes, Ă  celle de la Cause premiĂšre, Dieu. Ce livre montre la maniĂšre dont Thomas d’Aquin prend en charge une question laissĂ©e en suspens par la physique aristotĂ©licienne, celle de « moteur mĂ» », afin de mettre en place une « ontologie de l’instrument » (dont l’auteur admet, reprenant l’expression de Jean-Luc Marion qu’il s’agit d’une « ontologie grise » dont le projet ne s’avoue pas comme tel), qui opĂšre le passage d’une physique du mouvement, menant Ă  une impasse, Ă  une mĂ©taphysique des pouvoirs (p. 211). Ces deux notions de l’instrumentalitĂ©, l’une physique comme « moteur mĂ» », l’autre mĂ©taphysique comme « action en vertu d’un autre », divise le livre en deux parties, chacune organisĂ©e en trois chapitres. La thĂšse centrale dĂ©montre que Thomas d’Aquin, en substituant au concept physique, parce que contradictoire, de « moteur mĂ» » l’idĂ©e mĂ©taphysique, issue de la thĂ©ologie sacramentelle, d’un transfert de pouvoir, va faire Ă©merger l’idĂ©e d’un agir « en vertu d’un autre », et donner par lĂ  une consistance conceptuelle Ă  un « impensĂ© », l’instrument (instrumentum).

La premiĂšre partie, intitulĂ©e « Physique de l’instrument. Le moteur mĂ» », part de la dĂ©finition du mouvement donnĂ©e par Aristote en Physique III, 1, l’« entĂ©lĂ©chie de ce qui est en puissance en tant que tel » pour montrer que l’idĂ©e d’un « moteur mĂ» » en constitue un point d’achoppement. L’auteur propose, et discute point par point, plusieurs analyses de cette dĂ©finition donnĂ©es par les commentateurs d’Aristote, Alexandre d’Aphrodise, Philopon, Simplicius, AverroĂšs, et Thomas d’Aquin lui-mĂȘme, et prĂ©cise le dĂ©bat en termes contemporains entre les partisans d’une process-view ou d’une actuality-view du mouvement avant de dĂ©fendre que Thomas d’Aquin propose une lecture actualiste du mouvement conçu comme l’« actualitĂ© d’un ĂȘtre-en-puissance » (p. 32) ou une « puissance actuelle » (p. 41), qui ne possĂšde pas l’actualitĂ© suffisante pour pouvoir mouvoir Ă  son tour, interdisant par-lĂ  l’idĂ©e d’un « moteur mĂ» ». Ch. Ehret teste la validitĂ© de sa lecture en deux directions principales : horizontale, d’abord, dans la succession des mouvements menant Ă  l’idĂ©e d’éternitĂ© du monde (chap. II : « l’éternitĂ© du monde et l’élimination du moteur mĂ» ») et verticale, vers la remontĂ©e d’un premier moteur immobile (chap. III : « Le problĂšme du moteur mĂ», et la preuve d’un moteur premier »), en montrant la maniĂšre dont Thomas affronte dans la prima via le problĂšme du « moteur mĂ» », ce qui l’amĂšne Ă  dĂ©laisser l’acception physique de l’instrument. Dans ce chapitre, les pages consacrĂ©es Ă  la dĂ©monstration de l’impossibilitĂ© d’un automoteur, replaçant les thĂšses de Thomas d’Aquin dans le cadre de la critique menĂ©e par Simplicius Ă  l’encontre d’Alexandre d’Aphrodise, sont tout Ă  fait exemplaires des qualitĂ©s d’exĂ©gĂšte informĂ© de l’auteur (p. 87-100).

La seconde partie, intitulĂ©e « MĂ©taphysique de l’instrument. Agir en vertu d’un autre », entre dans le cƓur du sujet et propose une analyse philosophiquement articulĂ©e de la pensĂ©e thomasienne de l’instrument. Le premier chapitre montre que la thĂ©ologie sacramentelle sert de matrice pour concevoir l’instrument dans la mesure oĂč le sacrement se trouve dĂ©fini comme « la cause instrumentale dispositive » de la grĂące (In IV. Sent., d. 1, qu. 1, a. 4, ad. 1, p. 104). La notion d’instrument y est prĂ©cisĂ©e : il s’agit d’un mouvement incomplet, intermĂ©diaire (medium quid) et processuel (via in ens) que Thomas d’Aquin conçoit par analogie avec l’intention (intentio) dans le milieu (p. 118 sq.), par exemple la forme de la couleur, le rouge, dans l’air. Ch. Ehret fait de cet extrait du Commentaire des Sentences la clĂ© de voĂ»te de la thĂ©orie de l’instrumentalitĂ© chez Thomas : le pouvoir se trouve dans l’instrument Ă  la maniĂšre dont la forme, dans son ĂȘtre intentionnel et diminuĂ©, en opposition Ă  l’ĂȘtre ferme qu’elle possĂšde dans la nature, se trouve dans le milieu. De lĂ  le pouvoir de l’instrument peut ĂȘtre expliquĂ© en tant qu’intentio fluens (chap. V), c’est-Ă -dire comme le flux d’une forme intentionnelle dans le milieu (l’intention de la couleur dans l’air). Cette intention fluente est interprĂ©tĂ©e comme virtus fluens, c’est-Ă -dire comme le pouvoir fluant de l’agent dans l’instrument qui agit de la sorte, per modum intentionis fluentis, « en vertu d’un autre » (cf. p. 136 sq.). Dans le dernier chapitre, l’auteur Ă©tend davantage encore son argumentation en concevant « le pouvoir en gĂ©nĂ©ral comme intentio fluens » (chapitre VI). C’est l’occasion d’une analyse originale de la distinction entre l’ñme et ses pouvoirs, et des pouvoirs entre eux, comme flux de puissances qui proviennent de l’essence de l’ñme. Partant, les puissances psychiques sont les instruments de cette mĂȘme Ăąme, qu’elle produit et par lesquels elle opĂšre (c’est-Ă -dire sent, pense, imagine etc.). L’argumentation, toujours appuyĂ©e par un recours – certes parcimonieux – aux textes, est Ă©tayĂ©e sur l’article 6 de la question 77 de la Somme de thĂ©ologie dont l’auteur donne une lecture brillante (Ut ex luce color, p. 205-210).

L’enquĂȘte menĂ©e ici est remarquable, ne renonçant jamais face aux difficultĂ©s et opĂ©rant des rapprochements originaux (entre la thĂ©ologie sacramentelle et la thĂ©orie de l’esse intentionale). Cependant, puisqu’un tel rapprochement est fondĂ©, dans le texte de Thomas, sur une analogie, en tirer des consĂ©quences trop fermes sur le mode d’ĂȘtre et d’opĂ©rer de l’instrument peut paraĂźtre quelque peu audacieux. À l’inverse, l’argumentation aurait pu bĂ©nĂ©ficier d’une enquĂȘte lexicale sur le terme d’instrumentum afin d’en Ă©clairer le contexte d’émergence. En outre, mĂȘme en adoptant sa ligne de lecture, il n’est pas certain que le transfert de forme dans le milieu, cette inhĂ©rence sans information, soit justement accompagnĂ© d’une quelconque transmission de pouvoir, ce qui rendrait l’instrument pour le moins inefficace – c’est en tout cas un sujet dĂ©battu chez les spĂ©cialistes (notamment entre Johansen, Caston et Marmodoro) au sujet de la perception sensible.

La conclusion s’efforce de tirer le bĂ©nĂ©fice de l’enquĂȘte en s’attachant Ă  replacer la thĂ©orie de l’instrumentalitĂ© dans la discussion sur l’ontologie des pouvoirs en mĂ©taphysique contemporaine. Elle montre que l’ontologie thomasienne promeut un property monism selon lequel les propriĂ©tĂ©s catĂ©gorielles d’une chose sont l’origine et le fondement de dispositions ultĂ©rieures, lesquelles ne sauraient cependant s’y surajouter comme de nouvelles propriĂ©tĂ©s.

C’est rĂ©solument en philosophe que Charles Ehret aborde son objet et la pensĂ©e de Thomas d’Aquin. L’ouvrage, dont la briĂšvetĂ© ne cĂšde en rien Ă  la densitĂ©, livre une pensĂ©e toujours claire et percutante, maniant avec pertinence l’art de la formule et la justesse de l’exemple. Il emmĂšne le lecteur sur des pentes escarpĂ©es jusque dans les recoins inconnus de l’Ɠuvre de Thomas d’Aquin oĂč l’auteur sait dĂ©busquer, avec finesse et acribie, les enjeux tout comme les points de friction. Cette brĂšve recension ne saurait rendre justice Ă  la richesse et la puissance conceptuelle de ce livre passionnant qui nous donne Ă  voir la pensĂ©e de Thomas d’Aquin sous un jour absolument renouvelĂ©, et dont la contribution constitue dĂ©jĂ  un apport majeur, plus gĂ©nĂ©ralement, aux dĂ©bats sur l’ontologie des propriĂ©tĂ©s et des pouvoirs.

 

Véronique Decaix

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Pour citer cet article : Charles Ehret, Agir en vertu d’un autre. Thomas d’Aquin et l’ontologie de l’instrument, Paris, Vrin, « Études de philosophie mĂ©diĂ©vale », 2021, 235 p., in Bulletin de philosophie mĂ©diĂ©vale XXIV, Archives de philosophie, tome 86/3, Juillet-Septembre 2023, p. 227-256.

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Giordano BRUNO, Le sceau des sceaux, introduction T. Dagron, traduction T. Dagron et S. Galland, Paris, Vrin, « De Pétrarque à Descartes », 2020, 228 p.

Peu d’auteurs sont aussi cĂ©lĂšbres et en mĂȘme temps mal connus que Giordano Bruno. La pensĂ©e, souvent complexe, du Nolain, procĂ©dant par symboles et mĂ©taphores, au style parfois hermĂ©tique, sa vie ponctuĂ©e de fuites et de condamnation, jusqu’à sa mort au bĂ»cher, en donnent un portrait fantasmĂ©. La nouvelle traduction française par Tristan Dagron et SĂ©bastien Galland, Ă©ditĂ©e chez Vrin dans la collection « De PĂ©trarque Ă  Descartes », prenant la suite d’autres traductions des Ɠuvres bruniennes (parues chez Les Belles Lettres et Allia), permet de corriger cette impression faussĂ©e. Elle propose une traduction d’un texte clĂ© de Bruno intitulĂ© le Sceau des sceaux (Sigillus sigillorum), appartenant Ă  une Ɠuvre plus vaste, l’Explication des trente sceaux (Explicatio triginta sigillorum).

Or, si cet opuscule a Ă©tĂ© versĂ© au recueil des Ɠuvres mnĂ©motechniques du Nolain, il ne propose pas Ă  proprement parler un art de la mĂ©moire Ă  la maniĂšre de la rhĂ©torique romaine (CicĂ©ron, Quintilien, la RhĂ©torique Ă  HĂ©rennius). La mĂ©moire n’y est pas non plus comprise comme la seule conservation des images (Aristote) ou des intentions (Avicenne) des choses passĂ©es. C’est ce que montre l’importante introduction de Tristan Dagron (92 pages) : Bruno dĂ©veloppe une pensĂ©e originale oĂč la mĂ©moire n’est autre que la vie mĂȘme de l’esprit dans sa puissance de figuration. Puissance cardinale de la vie psychique, elle permet, par perfectionnement de l’esprit et des facultĂ©s, d’opĂ©rer le lien entre les images sensibles et les espĂšces intelligibles. Ainsi prĂ©sentĂ©e, elle est une « mĂ©thode, une science et un art au fondement de “toutes les sciences et de tous les arts” » (p. 12, p. 95). Ce texte replace la pensĂ©e de Bruno dans la tradition, rhĂ©torique (les arts de la mĂ©moire de l’antiquitĂ© romaine), mĂ©diĂ©vale (en particulier l’idĂ©e de la conjonction de l’intellect, l’averroĂŻsme latin, et la pensĂ©e de Raymond Lulle) et renaissante (par comparaison avec Pic de la Mirandole, Marsile Ficin ou Agrippa). Les principaux concepts, par exemple celui d’image et de symbole, de contraction de l’esprit, de magie naturelle ou d’habitus, sont replacĂ©s dans la pensĂ©e et dans l’Ɠuvre de l’auteur. Cet essai dĂ©veloppe avec intelligence ce que le court opuscule du Sceau des sceaux donne Ă  lire de maniĂšre condensĂ©e, offrant une introduction essentielle non seulement au texte traduit, mais plus gĂ©nĂ©ralement au systĂšme de Giordano Bruno.

La traduction est prĂ©sentĂ©e dans une Ă©dition bilingue trĂšs utile permettant de se reporter au latin. Toutefois, l’appareil de notes assez longues, renvoyant parfois Ă  l’introduction, aurait pu ĂȘtre placĂ© en fin de texte, ou remplacĂ© par un glossaire, pour laisser le lecteur dĂ©couvrir et interprĂ©ter le texte de lui-mĂȘme. Il n’en reste pas moins que cet ouvrage, Ă  la fois limpide et Ă©rudit, donne Ă  comprendre les concepts cardinaux et les influences de la pensĂ©e de Giordano Bruno, sans en effacer l’originalitĂ© radicale.

Véronique DECAIX

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Pour citer cet article : Giordano BRUNO, Le sceau des sceaux, introduction T. Dagron, traduction T. Dagron et S. Galland, Paris, Vrin, « De Pétrarque à Descartes », 2020, 228 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXIII, Archives de philosophie, tome 85/3, Juillet-Septembre 2022, p. 221-240.

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Martin KLEIN, Philosophie des Geistes im SpÀtmittelalter. Intellekt, Materie und IntentionalitÀt bei Johannes Buridanus, Leiden-Boston, Brill, « Philosophes des Geistes im SpÀtmittelalter » 124, 2019, 396 p.

ConsacrĂ© Ă  la philosophie de l’esprit de Jean Buridan, Philosophie des Geistes im SpĂ€tmittelalter consiste en la publication d’une thĂšse soutenue Ă  l’UniversitĂ© Humboldt de Berlin en 2016. Ce livre de Martin Klein propose une Ă©tude de la psychologie et de la thĂ©orie de la connaissance dĂ©fendue par ce penseur, dont le fil directeur est la question de la matĂ©rialitĂ© ou de l’immatĂ©rialitĂ© de l’intellect et de ses opĂ©rations. DĂšs l’introduction, l’auteur prend soin de replacer la thĂ©orie de l’ñme de Buridan dans son contexte en dissipant des malentendus historiographiques induits par des expressions anachroniques, notamment celles de « philosophie de l’esprit » ou de mind-body problem. Il prĂ©cise alors l’idĂ©e d’« intentionnalitĂ© » dont il montre bien, contrairement Ă  la conception hĂ©ritĂ©e de Brentano, qu’elle ne consiste pas, au XIVe siĂšcle, en la marque du seul domaine mental ou du spirituel (p. 18), puisque Buridan emploie Ă©galement le terme d’intentio pour qualifier le mouvement de tendance des choses naturelles dans la nature (p. 103 sq.). Ces prĂ©cautions terminologiques et mĂ©thodologiques exposĂ©es, Martin Klein en vient au problĂšme qui va occuper tout l’ouvrage : celui du rapport de l’ñme au corps et de l’intellect Ă  la matiĂšre chez Buridan, se situant ainsi dans le prolongement d’une dispute opposant les interprĂštes (notamment Olaf Pluta et Jack Zupko) au sujet d’un possible matĂ©rialisme de sa thĂ©orie de la connaissance, qu’il rejette dos Ă  dos comme « partiellement convaincants ». L’enjeu est de maintenir de part en part ces trois idĂ©es centrales, « intellect », « matĂ©rialitĂ© » et « intentionnalitĂ© », comme trois clĂ©s d’entrĂ©e dans la psychologie buridanienne, ou trois maniĂšres d’approcher le mĂȘme problĂšme (celui de la nature de l’intellect et de ses opĂ©rations), qui forment la structure de cet ouvrage.

L’étude est ramenĂ©e Ă  trois questions fondamentales : la premiĂšre s’interroge sur le rapport entre la mĂ©taphysique et la thĂ©orie de l’intentionnalitĂ© en se demandant s’il est possible de dĂ©duire la nature de l’intellect de ces opĂ©rations ; la seconde, mĂ©taphysique, s’intĂ©resse Ă  la nature de l’intellect et Ă  son rapport au corps et Ă  la matiĂšre ; la derniĂšre cherche Ă  dĂ©crire les mĂ©canismes de la connaissance et les diffĂ©rents genres d’actes cognitifs.

La premiĂšre partie (« Intellekt ») introduit Ă  la thĂ©orie de Buridan par une mise au point fort utile : la noĂ©tique de Thomas d’Aquin (ou plutĂŽt d’un certain thomisme en vogue de l’époque de Buridan) dĂ©duit l’immatĂ©rialitĂ© de l’intellect Ă  partir de l’analyse de ses opĂ©rations. Klein repĂšre trois preuves « thomistes » en faveur de l’immatĂ©rialitĂ© de l’intellect : la possibilitĂ© de devenir la forme de toute chose, l’universalitĂ© du connaĂźtre intellectif, et pour finir la connaissance de soi. Le chapitre suivant est consacrĂ© Ă  la rĂ©futation point par point de ces arguments par Buridan. L’analyse de M. Klein est fine : il ne s’agit pas pour Buridan (Ă  ce stade) de montrer la matĂ©rialitĂ© de l’intellect, mais plutĂŽt de critiquer la possibilitĂ© de dĂ©duire sa nature et ses propriĂ©tĂ©s de ses opĂ©rations. De cette pars destruens, la position de Buridan se rapproche d’une suspension du jugement ou de « neutralitĂ© » mĂ©taphysique : en effet, il a dĂ©montrĂ© que les arguments « immatĂ©rialistes » ne sont pas probants sans rien affirmer sur la nature de l’intellect. Bien plus, Buridan prĂ©sente trois positions probables sur le sujet : celle des philosophes qui soutiennent le matĂ©rialisme (la position alexandriste), celle d’autres philosophes qui le rĂ©futent (la position averroĂŻste), et celle de la foi, pour qui l’immatĂ©rialitĂ© de l’intellect doit ĂȘtre tenue pour vraie. La deuxiĂšme partie (« MaterialitĂ€t ») examine plus prĂ©cisĂ©ment ce que M. Klein appelle « le traitĂ© de l’intellect », c’est-Ă -dire l’ensemble des questions formĂ© par le livre III de la tertia lectura des Quaestiones de anima. Dans le troisiĂšme chapitre, l’auteur cerne la thĂšse de Buridan : l’intellect est une forme matĂ©rielle, c’est-Ă -dire une forme inhĂ©rente dans la matiĂšre. En effet, l’intellect en tant que forme substantielle du corps humain et actualitĂ© du corps organisĂ© doit ĂȘtre localisĂ© dans ce dernier. Le concept d’inhĂ©rence (p. 149 sq.) est essentiel pour comprendre la maniĂšre dont Buridan cherche Ă  dĂ©passer l’opposition entre l’immatĂ©rialitĂ© d’un intellect sĂ©parĂ© (AverroĂšs) et le matĂ©rialisme alexandrinien. Pour « trancher le nƓud gordien » formĂ© par ces trois positions (les deux opinions philosophiques antagonistes, et la foi en faveur de l’immatĂ©rialitĂ© de l’intellect), Martin Klein met Ɠuvre une distinction entre trois modalitĂ©s d’assentiment Ă©pistĂ©mique : la science (scientia), l’opinion (opinio) et la foi (fides).

La derniĂšre partie (« IntentionalitĂ€t ») reprend les trois preuves en faveur de l’immatĂ©rialitĂ© et dĂ©veloppe une explication descriptive des processus cognitifs : les actes intellectifs (chapitre 5), la connaissance singuliĂšre et universelle (chapitre 6) et la connaissance de soi (chapitre 7).

La conclusion prend parti en faveur d’une interprĂ©tation « fonctionnaliste » de la thĂ©orie de l’ñme et de l’intellect chez Buridan pour rĂ©soudre le problĂšme du matĂ©rialisme et de l’immatĂ©rialitĂ© de l’intellect. Klein distingue avec soin deux approches : d’un cĂŽtĂ© le fonctionnalisme « contemporain », du XXe siĂšcle, dĂ©fendu par Ned Block et Hilary Putnam, de l’autre, une interprĂ©tation « fonctionnaliste » d’Aristote, touchant plus particuliĂšrement de sa thĂ©orie de la perception (voir le dĂ©bat entre M. Burnyeat et R. Sorabji). Le fonctionnalisme s’appuie sur deux thĂšses centrales (p. 341) : 1) les Ă©tats mentaux sont des fonctions qui se dĂ©ploient dans un systĂšme unifiĂ© par leur interaction causale (thĂšse de la causalitĂ©) ; 2) un mĂȘme Ă©tat mental peut ĂȘtre rĂ©alisĂ© par des Ă©tats physiques diffĂ©rents (thĂšse de la rĂ©alisation). Cette seconde thĂšse est celle que Martin Klein tente d’appliquer Ă  Buridan en s’appuyant sur un passage des Quaestiones de anima (III, II, 5) oĂč le philosophe se demande si, puisque l’ñme et tous ses pouvoirs sont totalement dans toutes les parties du corps, on peut soutenir que l’ñme qui inhĂšre dans le pied du cheval est capable de voir. Suivant ce passage, il semble possible, avec Klein, d’affirmer que Buridan souscrit Ă  une forme de « fonctionnalisme » : en effet, les Ă©tats mentaux ne sont pas rĂ©ductibles Ă  leur soubassement physique, dans la mesure oĂč ils pourraient ĂȘtre effectuĂ©s par d’autres parties de l’organisme (si le pied Ă©tait pourvu d’Ɠil, il pourrait voir). Cette lecture fonctionnaliste, ou « instrumentaliste », sert de rempart contre le rĂ©ductionnisme physicaliste, dans la mesure oĂč elle prĂ©serve l’indĂ©pendance des Ă©tats mentaux Ă  l’égard d’explications causales matĂ©rielles. De maniĂšre circonstanciĂ©e, passant avec aisance des discussions contemporaines aux dĂ©bats qui agitent l’Histoire de la philosophie, M. Klein conclut que la « philosophie de l’esprit » de Buridan, dans le sillage d’une certaine lecture du fonctionnalisme aristotĂ©licien, ne se saurait se laisser reconduire ni Ă  la physique, ni Ă  une lecture intĂ©gralement matĂ©rialiste.

La difficultĂ© de cet ouvrage dense et rigoureux tient, comme l’auteur le concĂšde, Ă  la conception de Buridan lui-mĂȘme « qui ne se laisse pas facilement cerner » (p. 215). Il faut cependant louer l’effort de clartĂ© de M. Klein, dont l’argumentation procĂšde de maniĂšre analytique par approfondissements successifs, en rĂ©capitulant les principaux arguments dans des tableaux et proposant Ă  chaque Ă©tape des rĂ©sumĂ©s. L’auteur tire bĂ©nĂ©fice de l’édition de tertia lectura des Quaestiones de anima, dirigĂ©e par G. Klima (Ă  laquelle l’auteur a eu accĂšs), au service d’une analyse toute en nuance de la thĂ©orie de l’ñme et la noĂ©tique du MaĂźtre Picard. Sa bonne connaissance d’autres auteurs (Thomas d’Aquin, Raoul le Breton, Duns Scot, Jean de Jandun, Nicole Oresme, Pierre d’Ailly) offre des points de comparaisons expĂ©dients pour saisir la spĂ©cificitĂ© de la position buridanienne dans son contexte. Le propos, toujours solidement Ă©tayĂ© sur les textes, sait prendre position aussi bien vis-Ă -vis des dĂ©bats interprĂ©tatifs entre les spĂ©cialistes de Buridan, que des dĂ©bats contemporains en philosophie de l’esprit. Pour ces raisons, ce livre fournit Ă  la fois une Ă©tude incontournable sur la philosophie de l’esprit de Jean Buridan, et plus gĂ©nĂ©ralement sur la thĂ©orie de l’ñme et du corps au XIVe siĂšcle.

Véronique DECAIX

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Pour citer cet article : Martin KLEIN, Philosophie des Geistes im SpÀtmittelalter. Intellekt, Materie und IntentionalitÀt bei Johannes Buridanus,Leiden-Boston, Brill, « Philosophes des Geistes im SpÀtmittelalter » 124, 2019, 396 p., in Bulletin de philosophie médiévale XXII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 203-224.

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Elena BĂLTUȚĂ (dir.), Medieval Perceptual Puzzles. Theories of Sense Perception in the 13th and 14th Centuries, « Investigating Medieval Philosophy », Leiden-Boston, Brill, 2019, 397 p.

Depuis une dizaine d’annĂ©es, plusieurs ouvrages ont Ă©tĂ© consacrĂ©s aux thĂ©ories de la perception au Moyen Âge, notamment : Simo Knuuttila, Pekka KĂ€rkkĂ€inen (dir.), Theories of Perception in Medieval and Modern Philosophy, Dordrecht, Springer, 2008 ; JosĂ© Filipe Silva, Mikko Yrjönsuuri (dir.), Active Perception in the History of Philosophy : From Plato to Modern Philosophy, Dordrecht, Springer, 2014. Ces travaux sont venus complĂ©ter et prĂ©ciser les Ă©tudes, dĂ©sormais classiques, sur les thĂ©ories mĂ©diĂ©vales de la connaissance (entre autres, celles de Katherine Tachau, Leen Spruit, Robert Pasnau ou Dominik Perler). C’est Ă  cet enrichissement que vient contribuer le collectif dirigĂ© par Elena Băltuță Medieval Perceptual. Puzzles Theories of Sense Perception in the 13th and 14th Centuries. L’ouvrage s’intĂ©resse Ă  un phĂ©nomĂšne d’apparence plus banal que l’intellection, car plus quotidien, plus commun, partagĂ© par les animaux : la sensation, ou plutĂŽt la perception sensible, englobant par lĂ  tout le prĂ©cipitĂ© des activitĂ©s post-sensorielles effectuĂ© par les sens internes.

AprĂšs une courte introduction qui pose le cadre philosophique et historique de l’enquĂȘte, les douze articles rĂ©unis dans ce volume sont organisĂ©s selon deux axes, dont l’un exploite des thĂšmes transversaux Ă  la thĂ©orie de la perception, l’autre, plus chronologique, prĂ©sente des auteurs ou des concepts plus particuliers (notamment le vis cogitativa ou la question de la connaissance des individus).

Les deux premiers articles offrent des Ă©tudes amples et fouillĂ©es. Juhana Toivanen s’interroge sur ce qu’il nomme, en reprenant les termes du dĂ©bat contemporain en philosophie de la perception, les non-conceptual varieties of perception sises entre la pure sensation et la perception conceptuelle. Il repĂšre six types des perceptions incidentes ou accidentelles (« le fait de percevoir x en tant que y ») et il dĂ©livre une analyse prĂ©cise de la maniĂšre dont plusieurs auteurs mĂ©diĂ©vaux comprennent l’ĂȘtre perçu « en tant que » : en tant que tout synthĂ©tique, en tant que substance, et en tant qu’individu. La derniĂšre partie de son article discute la possibilitĂ© d’une rationalitĂ© de la perception Ă  l’aune de deux modĂšles heuristiques (empruntĂ©s Ă  Mathew Boyle) : le modĂšle « additif » selon lequel la connaissance rationnelle s’ajoute comme une nouvelle structure au niveau de la connaissance sensible et le modĂšle « transformatif » oĂč la prĂ©sence de la rationalitĂ© modifie, ou vient informer, la perception sensible. L’article de JosĂ© Filipe Silva, quant Ă  lui, suit la maniĂšre dont la mĂ©taphore du camĂ©lĂ©on, dĂ©veloppĂ©e par Augustin pour illustrer la maniĂšre dont l’ñme perçoit sans ĂȘtre affectĂ©e par les corps sensibles, est rĂ©interprĂ©tĂ©e au Moyen Âge dans un nouage avec une autre analogie, celle de la cire hĂ©ritĂ©e d’Aristote dans le De anima. Les auteurs qu’il Ă©tudie (Robert Kilwardby, Pierre de Jean Olivi, Jean Peckham et Guillaume d’Auvergne), refusant la rĂ©duction de la sensation Ă  un processus de rĂ©ception passif, la comprennent comme « cire douĂ©e de vie » oĂč l’ñme tend ou se modĂšle sur la forme de son objet. Par lĂ , JosĂ© Filipe Silva permet de mettre en Ă©vidence une thĂ©orie active de la perception sensible, d’inspiration augustinienne (p. 70).

Les deux articles suivants Ă©tudient le phĂ©nomĂšne de la vision et font la part belle aux thĂ©ories des perspectivistes. LukĂĄĆĄ Lička discute une conception historiographique assez rĂ©pandue selon laquelle la thĂ©orie extramissioniste de la vision aurait Ă©tĂ© rapidement abandonnĂ©e dĂšs le XIIIe siĂšcle. En s’appuyant sur des textes d’Albert le Grand, de Roger Bacon et de Pierre de Jean Olivi, il met en lumiĂšre la prĂ©sence et l’intĂ©gration d’arguments extramissionistes dans les thĂ©ories de la vision de cette Ă©poque. Mattia Mantovani prend pour point de dĂ©part le dĂ©bat bien connu entre Richard Sorabji et Myles Burnyeat sur la question de savoir si la perception doit ĂȘtre comprise comme un changement matĂ©riel ou spirituel. Son propos est, en lisant les perspectivistes Roger Bacon, Witelo et Jean Peckham, en continuitĂ© avec les conceptions modernes de l’optique, de dĂ©passer cette querelle exĂ©gĂ©tique en mettant en relief une intellectualisation progressive de la perception des sensibles non-propres (p. 146).

Ce mĂȘme dĂ©bat est discutĂ© par Rega Wood qui, dans son article consacrĂ© Ă  Richard Rufus de Cornouailles, replace la dĂ©finition du « spirituel » dans son ancrage mĂ©diĂ©val, et plus prĂ©cisĂ©ment averroĂŻste : l’ĂȘtre spirituel s’oppose bien au matĂ©riel, il sert Ă  expliquer un processus de perception qui s’opĂšre graduellement, mais toujours physiquement. Elena Băltuță repĂšre une tension entre deux prĂ©supposĂ©s incompatibles chez Robert Kilwardby : l’ñme perçoit les objets sensibles, et pourtant l’ñme ne peut jamais ĂȘtre affectĂ©e par les corps. Elle la dĂ©passe en montrant que la matĂ©rialitĂ© des objets sensibles forme une condition nĂ©cessaire (sine qua non) Ă  toute perception sensible. Les trois articles suivants ont pour objet le rĂŽle de la vis cogitativa dans la perception sensible. Étayant son propos sur Thomas d’Aquin, Dominik Perler prend parti pour un modĂšle inclusif et une thĂ©orie « transformatrice » de la perception sensible : la prĂ©sence en l’ñme humaine de la puissance cogitative rationalise conceptuellement le niveau de la sensation. Cette analyse est poursuivie par Daniel de Haan qui s’intĂ©resse Ă  la fonction de cette mĂȘme cogitative dans la connaissance des singuliers chez Thomas d’Aquin. Il promeut une approche valorisant une coopĂ©ration entre l’intellect possible, la cogitative et les sens extĂ©rieurs dans la connaissance des individus. Contre cette lecture « intellectualiste » ou « rationaliste » de la cogitative, Paolo Rubini oppose les comprĂ©hensions qu’ont Thomas d’Aquin et Jean de Jandun de la fonction de ce sens interne dans les perceptions accidentelles. S’opposant Ă  son prĂ©dĂ©cesseur, Jandun montre que l’opĂ©ration de la cogitative s’exerce indĂ©pendamment et sĂ©parĂ©ment de l’intellect et dĂ©fend, selon l’auteur, une forme d’empirisme radical (p. 300). L’article d’AndrĂ© Martin analyse un concept clĂ© de la thĂ©orie de la perception chez Pierre de Jean Olivi, la notion d’aspectus par la distinction du conscient (conscious/cognitive) et de l’inconscient (inconscious/non-cognitive). Les deux derniers articles prolongent la question de la connaissance des singuliers au XIVe siĂšcle, chez Duns Scot (Andrew LaZella) et chez Jean Buridan (Martin Klein).

L’ouvrage forme un beau recueil d’articles mettant en lumiĂšre des auteurs ou des Ɠuvres moins connus, ou renouvelant par leur approche des thĂšses plus rĂ©pandues dans l’historiographie. Dans l’ensemble et dans le dĂ©tail, les contributions, de par leur excellente qualitĂ©, apportent une contribution importante Ă  l’état de la recherche sur la perception sensible au Moyen Âge.

Véronique DECAIX

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Pour citer cet article : Elena BĂLTUȚĂ (dir.), Medieval Perceptual Puzzles. Theories of Sense Perception in the 13th and 14th Centuries, « Investigating Medieval Philosophy », Leiden-Boston, Brill, 2019, 397 p., in Bulletin de philosophie mĂ©diĂ©vale XXII, Archives de philosophie, tome 84/3, Juillet-Octobre 2021, p. 203-224.

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Börje BYDÉN, Filip RADOVIC, The Parva naturalia in Greek, Arabic and Latin Aristotelianism. Supplementing the Science of the Soul, Dordrecht, Springer, « Studies in the History of Philosophy of Mind », 2018, 368 p.

On ne peut que se fĂ©liciter que la collection « Studies in the History of Philosophy of Mind », chez Springer, fasse paraĂźtre un volume portant sur les Parva naturalia, les Petits traitĂ©s d’histoire naturelle d’Aristote, selon le choix de la traduction française de Pierre-Marie Morel (Paris, GF, 2000). Jusqu’alors seuls deux collectifs avaient Ă©tĂ© Ă©ditĂ©s Ă  ce sujet : Les Parva naturalia. Fortune antique et mĂ©diĂ©vale (Ă©d. Ch. Grellard et P.-M. Morel, Éditions de la Sorbonne, 2001), puis Parva naturalia. Saperi medievali, natura et vita (Ă©d. C. Cristiani, R. Lambertini et R. Martorelli Vico, Macerata, 2004). Cependant, ces derniers ne rendent en rien superflue la parution de ce nouvel ouvrage tant ce corpus de textes et les commentaires qui y sont attachĂ©s, restent encore mal connus. Le collectif, dirigĂ© par B. BydĂ©n et F. Radovic, s’en distingue en effet, en se concentrant plus particuliĂšrement sur la premiĂšre partie des Parva naturalia : les De sensu et sentato, De memoria et reminiscentia, et les trois livres portant sur le rĂȘve, Ă  savoir les De somno et vigilia, De insomnis et De divinatione per somnum. Il ressort de cette sĂ©lection l’ambition de rattacher plus fortement les Parva naturalia Ă  la « science de l’ñme » dont ils forment un complĂ©ment (supplement).

Le recueil s’ouvre sur une introduction magistrale de Börje Byden (50 pages) dont la grande Ă©rudition offre un Ă©tat de la question complet et prĂ©cis, Ă©tayĂ© sur une riche bibliographie, sur la constitution du corpus des Parva naturalia et ses diverses interprĂ©tations dans les diffĂ©rentes traditions linguistiques et Ă  travers les Ă©poques, de l’AntiquitĂ© jusqu’à l’aristotĂ©lisme du XXe siĂšcle. Il rassemble ensuite treize contributions rangĂ©es selon l’ordre des traitĂ©s des Parva naturalia dans l’édition Bekker et selon une progression historique de l’AntiquitĂ© jusqu’à la fin du XVIe siĂšcle. Dans cet ensemble, trois articles (Ierodiakonou, Hansberger, Demetracopoulos) sont publiĂ©s avec une rĂ©ponse (respectivement de Gregoric, GannagĂ©, Monfasani), ce qui n’est pas le cas des autres contributions, sans autre explication. La composition de l’ouvrage alterne les articles sur un thĂšme prĂ©cis (K. Ierodiakonou sur les couleurs dans le De sensu, R. Hansberger sur la notion cruciale de maÊ»nā dans l’adaptation arabe des Parva naturalia), et d’autres dont l’approche plus historique (M. Trizio, J. A. Demetracopoulos) adopte une perspective plus large, mais non moins riche d’enseignement, avec la rĂ©ception de ces traitĂ©s.

Ainsi, les premiĂšres Ă©tudes sont consacrĂ©es Ă  la sensation et au De sensu et sensato dans la tradition antique. G. Feola pose la question du sens commun et du centre unificateur de la sensation en comparant les Parva naturalia au De anima, PĂ©ter Lautner Ă©tablit le lien avec la tradition byzantine, et en particulier avec la thĂ©orie centralisatrice du sens commun chez Michel d’EphĂšse, capable de suspendre l’activitĂ© des autres sens. K. Ierodiakonou Ă©tudie le statut ontologique de la couleur dans le chapitre 3 du De sensu d’Aristote en le comparant Ă  sa paraphrase d’Alexandre d’Aphrodise, ainsi qu’aux Quaestiones et Ă  la Mantissa. Cet article est suivi d’une rĂ©ponse de P. Gregoric Ă©clairant le statut du diaphane chez ces deux auteurs. Les deux Ă©tudes suivantes portent sur la tradition arabe : R. Hansberger s’intĂ©resse aux maÊ»nāni dans les adaptations arabes des Parva naturalia, dont elle prĂ©pare une Ă©dition critique. Elle dĂ©fend la thĂšse d’un statut ontologique, ou d’une « spiritualité » propre de ces maÊ»nāni, ce qui l’amĂšne Ă  traduire de maniĂšre originale le terme par « formes spirituelles » (spiritual forms). L’article suivant, d’O. Lizzini, se penche sur le cas du rĂȘve vĂ©ridique et de la prophĂ©tie dont elle distingue deux formes, la prophĂ©tie intellectuelle et la prophĂ©tie imaginative, dans la tradition avicennienne. Le troisiĂšme bloc prĂ©sente les traditions latines et byzantines de maniĂšre enchevĂȘtrĂ©e : suivant l’ordre chronologique, le premier, par M. Trizio met en Ă©vidence l’importance des Parva naturalia pour la pensĂ©e byzantine aux XIe et XIIe siĂšcles. Viennent ensuite deux articles sur la tradition latine, uniquement consacrĂ©s aux trois traitĂ©s que cette tradition a regroupĂ©s sous le titre gĂ©nĂ©rique de De somno : l’un de S. Donati qui souligne l’importance de la pensĂ©e arabe Ă  l’appui d’une Ă©tude du commentaire De somno et vigilia d’Albert le Grand, le second, par M. PickavĂ©, porte sur la question du rĂȘve et de la question de savoir si les pensĂ©es peuvent advenir pendant le sommeil dans les commentaires latins (Henri de Gand, Richard de Middleton, Thomas d’Aquin, Pierre de Tarentaise et Pierre de Jean Olivi). S’ensuit un ample article (suivi de sa rĂ©ponse) sur l’abrĂ©gĂ© de Georges Scholarios Ă  la paraphrase de Theodore Metochites aux Parva naturalia : il y met en Ă©vidence la critique de G. Pachymeres et la proximitĂ© avec la pensĂ©e latine, en particulier Thomas d’Aquin. Outre les informations sur la tradition manuscrite des Parva naturalia dans la tradition byzantine, dont l’exhaustivitĂ© et la prĂ©cision satisferont les spĂ©cialistes, il offre les Ă©ditions des paraphrases de Metochites et Scholarios au De divinatione per somnum dans deux appendices. L’ensemble se clĂŽt sur un article de R. Lo Presti, consacrĂ© aux commentaires sur le De memoria et reminiscentia au XVIe siĂšcle, mettant en valeur l’interaction avec les doctrines mĂ©dicales dĂ©veloppĂ©es en Italie au tout dĂ©but de la modernitĂ©.

Ces articles, tous d’excellente facture, Ă©crits par les meilleurs spĂ©cialistes de ces questions, produisent un collectif de grande qualitĂ©. On aurait certes pu regretter que les Ă©diteurs aient amputĂ© de moitiĂ© les Parva naturalia sans plus de justification, voire dĂ©plorer un certain manque d’unitĂ©, passant d’un sujet Ă  un autre, mais cet aspect foisonnant est plutĂŽt dĂ» Ă  son objet, les Parva naturalia Ă©tant dĂ©jĂ  une collection d’une richesse thĂ©matique dont l’unitĂ© est laissĂ©e ouverte aux interprĂ©tations. Il Ă©tait difficile, en l’état, de donner un traitement plus exhaustif d’un domaine qui reste, en majeure partie, encore en friche.

C’est ce manque de connaissance d’un corpus essentiel pour comprendre la psychologie ou, devrait-on dire, la physio-psychologie pĂ©ripatĂ©ticienne, que viennent pallier ces contributions originales. En outre, l’un des grands mĂ©rites de ce volume est la part belle accordĂ©e Ă  une tradition assez nĂ©gligĂ©e : la tradition byzantine, permettant de mettre en lumiĂšre une filiation grecque des Parva naturalia depuis l’AntiquitĂ©, vĂ©ritable fil rouge de l’enquĂȘte qui permet de comprendre la maniĂšre dont ce corpus a Ă©tĂ© transmis jusqu’à nos jours. L’attention portĂ©e Ă  des matĂ©riaux peu Ă©tudiĂ©s, l’état des lieux des sources manuscrites ou inĂ©dites, l’étude de commentaires encore mal connus, placent cet ouvrage Ă  la pointe de la recherche, et espĂ©rons-le, au commencement de nouveaux chantiers en philosophie mĂ©diĂ©vale.

Véronique DECAIX

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Pour citer cet article : VĂ©ronique DECAIX, « Börje BYDÉN, Filip RADOVIC, The Parva naturalia in Greek, Arabic and Latin Aristotelianism. Supplementing the Science of the Soul, Dordrecht, Springer », in Bulletin de philosophie mĂ©diĂ©vale XXI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 175-199.

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Anselm OELZE, Animal Rationality, Later Medieval Theories 1250-1350, Leiden, Brill, « Investigating Medieval Philosophy » 12, 2018, 270 p.

L’oxymore de son titre rĂ©sume Ă  lui seul le problĂšme envisagĂ© dans ce livre, celui d’une « rationalitĂ© animale ». Dans cet ouvrage, version remaniĂ©e de sa thĂšse de doctorat, Anselm Oelze choisit de s’intĂ©resser aux parents pauvres de la philosophie : les animaux. Cette Ă©tude poursuit le tournant amorcĂ© en philosophie contemporaine (« animal turn », p. XII) en le dĂ©plaçant Ă  la pensĂ©e mĂ©diĂ©vale. A. Oelze souligne, Ă  juste titre, dĂšs l’introduction que la question de la rationalitĂ© animale se pose avec plus d’acuitĂ© pour la pĂ©riode considĂ©rĂ©e (1250-1320) dans la mesure oĂč la plupart des auteurs du corpus Ă©tudiĂ© (si ce n’est tous) tiennent la diffĂ©rence anthropologique pour fermement Ă©tablie. La distinction et la supĂ©rioritĂ© de l’homme sur le reste du rĂšgne animal s’appuient tant sur des fondements thĂ©ologiques (l’idĂ©e de la GenĂšse selon laquelle l’homme a Ă©tĂ© créé Ă  l’image de Dieu) que philosophiques (la dĂ©finition aristotĂ©licienne de l’homme comme « animal rationnel »), dont l’étroite intrication dĂ©bouche sur une crise en histoire de la philosophie dont la pensĂ©e mĂ©diĂ©vale se fait l’hĂ©ritiĂšre (p. 15-16). L’ambition de cet ouvrage est de considĂ©rer les animaux pour eux-mĂȘmes, les faisant accĂ©der au statut d’objet d’étude de plein droit, lĂ  oĂč les auteurs mĂ©diĂ©vaux n’y ont le plus souvent recours qu’à titre de contre-exemple (explanandum p. 26 et p. 207) afin d’expliquer les capacitĂ©s cognitives de l’homme.

Cependant, ce n’est ni la diffĂ©rence mĂ©taphysique, ni la diffĂ©rence Ă©thique de l’homme qui se trouvent mises en question dans cet ouvrage, mais bien le problĂšme de la connaissance (cognition). Anselm Oelze s’interroge avec beaucoup de finesse : si les animaux ne possĂšdent ni l’intellect ni la raison, faut-il leur dĂ©nier toute forme de rationalité ? Cette rationalitĂ© n’est-elle que le fruit d’un anthropomorphisme ou une maniĂšre mĂ©taphorique de dĂ©crire leurs comportements ? L’auteur adopte un angle pertinent, une perspective behaviouriste, non pour postuler la raison en eux, mais pour infĂ©rer l’existence de processus rationnels chez les animaux : par exemple, le fait de chercher les meilleurs moyens pour obtenir une fin visĂ©e, la capacitĂ© de rĂ©soudre des problĂšmes, la crĂ©ation d’outils. Cette distinction entre l’opĂ©ration (le processus rationnel) et la facultĂ© (la raison) lui permet de dĂ©fendre la thĂšse audacieuse d’une « rationalitĂ© sans raison » (partie 6). L’enquĂȘte procĂšde avec clartĂ© en suivant l’ordre des actes de l’intellect : la formation des concepts et des universaux (partie 2), le jugement (partie 3), le raisonnement (partie 4). L’ensemble est solidement argumentĂ© sur un large corpus, comprenant Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Jean Duns Scot, Guillaume d’Ockham, Pierre de Jean Olivi, Gilles de Rome, GrĂ©goire de Rimini, Adam de Wodeham, Jean Buridan, Nicole Oresme, et des auteurs peut-ĂȘtre moins connus comme AdĂ©lard de Bath ou Jean Scot ÉrigĂšne. Les textes, distribuĂ©s selon ces axes permettant d’éviter une approche trop chronologique, sont Ă©tudiĂ©s avec beaucoup de nuance. Sans prĂ©tendre ici restituer l’ensemble de cette Ă©tude approfondie, il ressort de ce premier moment d’enquĂȘte que les animaux supĂ©rieurs sont capables de s’élever Ă  un niveau de gĂ©nĂ©ralitĂ© en formant des proto-concepts, des idĂ©es gĂ©nĂ©rales (les intentions), et d’effectuer des quasi-raisonnements et des jugements instinctifs. S’ensuit un second moment, encore plus novateur, consacrĂ© Ă  ce que l’auteur nomme, reprenant l’expression de Jones, des zones de flou (« grey areas », partie 7). Oelze s’intĂ©resse alors aux capacitĂ©s qui ne sont pas l’Ɠuvre de la raison proprement dite, mais sont parties prenantes d’une certaine rationalitĂ© : la mĂ©moire du passĂ©, mais surtout la prĂ©vision et l’anticipation d’une situation future. Les pages consacrĂ©es Ă  la prudence (prudentia, sagacitas) sont Ă  cet Ă©gard tout Ă  fait convaincantes en ce qu’elles Ă©tablissent une « quasi-rationalité » ou une « prudence imparfaite » chez les animaux supĂ©rieurs dont l’auteur estime qu’elle est, pour les auteurs du Moyen Âge, ce qui se rapproche le plus d’une forme d’« intelligence animale ». Cette Ă©tude se poursuit par une comparaison entre les thĂ©ories mĂ©diĂ©vales et les deux thĂšses concurrentes des Animal Studies, l’« assimilationisme » et le « diffĂ©rentialisme », qui sait restituer Ă  la pensĂ©e mĂ©diĂ©vale son contexte et sa particularitĂ©.

Le grand mĂ©rite de cet ouvrage est de mettre la diffĂ©rence anthropologique en question en s’interrogeant sur la limite entre la connaissance des « animaux non-humains » et celle des ĂȘtres humains. Il se fonde un vaste corpus de textes souvent nĂ©gligĂ©s par les Ă©tudes mĂ©diĂ©vales (non seulement les Libri de animalibus du Pseudo-Pierre d’Espagne et d’Albert le Grand, mais aussi les Parva naturalia), n’hĂ©sitant pas Ă  aller chercher des Ă©lĂ©ments de rĂ©ponse jusque dans des contextes qui sembleraient moins convenus pour un tel sujet, par exemple dans les Commentaires sur les Sentences (GrĂ©goire de Rimini), ou dans les Commentaires sur la Physique (Roger Bacon). Toutefois, la thĂšse d’une « rationalitĂ© sans raison » ne tient que si l’on accepte un sens large du terme de « cognition », englobant tout un panel d’opĂ©rations telles que la sensation, l’anticipation, le rĂȘve, etc., empruntĂ© aux thĂ©ories contemporaines, qui ne semble pas pouvoir s’appliquer – ou du moins ĂȘtre transposĂ© Ă  l’identique – Ă  la pensĂ©e mĂ©diĂ©vale, ni ĂȘtre Ă©quivalent Ă  ce que les mĂ©diĂ©vaux entendent comme relevant du rationnel ou de la « rationalité », ainsi que le suggĂšre l’auteur (p. 10). Il n’en reste pas moins que le grand-angle permis par l’idĂ©e de « cognition » permet de mettre en valeur une forme d’« intelligence animale » en portant attention Ă  des capacitĂ©s cognitives telles que la prudence, la mĂ©moire, etc., qui offrent autant de cas-limites (« litmus-tests ») remettant en cause une frontiĂšre trop strictement tracĂ©e entre l’homme et les autres animaux. Cette approche, Ă  la fois historique et systĂ©matique, de la rationalitĂ© animale aboutit Ă  une Ă©tude passionnante, dont le propos, agrĂ©mentĂ© de nombreux exemples, allie la clartĂ© Ă  l’élĂ©gance. Nul doute que cette Ă©tude maĂźtrisĂ©e d’un corpus et d’un rĂ©seau de questions originaux constitue une contribution majeure Ă  l’histoire de la philosophie mĂ©diĂ©vale.

Véronique DECAIX

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Pour citer cet article : Véronique DECAIX, « Anselm OELZE, Animal Rationality, Later Medieval Theories 1250-1350, Leiden, Brill », in Bulletin de philosophie médiévale XXI, Archives de Philosophie, tome 83/3, juillet-septembre 2020, p. 175-199.

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Andrea COLLI, Alberto magno e la Nobiltà. Genesi et forme di un concetto filosofico, Pisa, Edizioni ETS, 2017, 229 p.

Dans le prolongement de son ouvrage paru en 2016, La nobilitĂ  nel pensiero medievale, Andrea Colli fait paraĂźtre un second livre issu de son projet de recherche sur le concept de « noblesse » (nobilitas), consacrĂ© plus prĂ©cisĂ©ment Ă  Albert le Grand. Dans la frĂ©quence de ce terme, l’auteur dĂ©cĂšle la clef de voĂ»te, et une clĂ© de lecture possible, du systĂšme albertinien. Sur la base d’une Ă©tude lexicale raisonnĂ©e des occurrences de nobilitas-nobilis dans le corpus albertinien, l’auteur propose une Ă©tude systĂ©matique de ce concept, tout en tĂąchant d’en montrer la valeur hermĂ©neutique pour sa pensĂ©e.

La premiĂšre partie de l’ouvrage, consacrĂ©e aux sources, donne un Ă©tat des lieux des occurrences du terme nobilis-nobilitas, parfois Ă©tendu aux concepts connexes tels que honorabilis, melior, dignor ou optimum. Cette partie tente d’ordonner la pluralitĂ© des sources (Aristote, AverroĂšs, le nĂ©oplatonisme, la tradition chrĂ©tienne, etc.) et des lieux d’occurrence (De anima, Metaphysica, Ethica Nichomachea) en vue de faire Ă©merger un « concept cohĂ©rent » de noblesse. Il en ressort l’importance de la version arabo-latine d’Aristote et d’AverroĂšs par Michel Scot, dont le choix d’un terme unique (nobilitas-nobilis) pour rendre la diversitĂ© des termes grecs d’origine (ጄρÎčÏƒÏ„ÎżÏ‚, ÎČÎ”Î»Ï„ÎŻÏ‰Îœ, Î•Ï…ÎłÎ­ÎœÎčÎżÏ‚ etc.) a eu une influence dĂ©cisive pour la pensĂ©e d’Albert le Grand.

Les parties suivantes sont organisĂ©es autour d’un couple conceptuel, grĂące Ă  une analyse lemmatique des adjectifs nobilis-simplex, nobilis-separatus, nobilis-agens. Les deux derniĂšres parties, sur nobilis-homo et nobilis-scientia montrent la maniĂšre dont l’idĂ©e de noblesse se voit investie d’une « fonction mĂ©taphysique », permettant de reconstruire la physique et l’anthropologie d’Albert le Grand, et formant le soubassement de la division des sciences autour de l’idĂ©e de « mĂ©taphysique de la noblesse ». Dans chacune, le parti pris est de suivre la chronologie des Ɠuvres du Docteur universel, ce qui, certes, permet de faire ressortir la genĂšse du concept de noblesse, mais ne va pas sans un certain effet de rĂ©pĂ©tition, en raison de la transversalitĂ© des lemmes repĂ©rĂ©s dans l’anthropologie et la division des sciences des chapitres ultĂ©rieurs. À cet Ă©gard, il convient de s’interroger sur le motif sous-tendant le choix de ces binĂŽmes, plutĂŽt que d’autres tels nobilis-intellectus ou nobilis-anima, abordĂ©s au fil de ces parties.

Pour cette raison, le lecteur ne peut qu’émettre quelques doutes sur le bien-fondĂ© de cette mĂ©thode lexicomĂ©trique appliquĂ©e aux textes, qui tend Ă  produire de l’équivoque en rassemblant une diversitĂ© terminologique sous l’idĂ©e de « noblesse », et Ă  synthĂ©tiser les diffĂ©rents champs (la zoologie, la mĂ©taphysique, la noĂ©tique etc.) de la pensĂ©e du MaĂźtre sous l’unitĂ© de ce concept. Un exemple est le traitement du concept de noblesse (NobilitĂ , Adelkeit) dont la richesse polysĂ©mique, tant vertu intellectuelle que statut politique ou social, a fait l’objet de recherches approfondies en philosophie mĂ©diĂ©vale (Castelnuovo, Robiglio), et dont le lien avec la prĂ©sente Ă©tude est assez peu Ă©tabli, si ce n’est en conclusion, lorsque l’auteur aborde, succinctement, la postĂ©ritĂ© de cette idĂ©e chez Bonaventure, Eckhart ou Dante. En dĂ©pit de cette rĂ©serve sur la pertinence de l’analyse lemmatique en histoire de la philosophie, et plus gĂ©nĂ©ralement pour la pensĂ©e, cette Ă©tude, prĂ©cise et fouillĂ©e, en redistribuant des pans entiers de l’Ɠuvre d’Albert le Grand autour du concept cardinal de noblesse, donne une lecture rigoureuse et cohĂ©rente de sa pensĂ©e.

Véronique DECAIX

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Pour citer cet article : Véronique DECAIX, « Andrea COLLI, Alberto magno e la Nobiltà. Genesi et forme di un concetto filosofico, Pisa, Edizioni ETS, 2017 », in Bulletin de Philosophie médiévale XX, Archives de Philosophie, tome 82/3, juillet-septembre 2019, p. 647-672.

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Alain de LIBERA, L’invention du sujet moderne. Cours du Collùge de France 2013-2014, Paris, Vrin, 2015, 267 p.
Alain de LIBERA. L’archĂ©ologie philosophique, SĂ©minaire du CollĂšge de France 2013-2014, Paris, Vrin, 2016, 267 p.

Les Ă©ditions Vrin publient les cours (L’invention du sujet moderne) et sĂ©minaires (L’archĂ©ologie philosophique) professĂ©s en 2013-2014 au CollĂšge de France par Alain de Libera, titulaire de la chaire d’Histoire de la philosophie mĂ©diĂ©vale, recréée une soixantaine d’annĂ©es aprĂšs qu’elle avait Ă©tĂ© occupĂ©e par son illustre prĂ©dĂ©cesseur, Étienne Gilson. Ces deux ouvrages peuvent et doivent ĂȘtre lus de maniĂšre complĂ©mentaire : le premier expose le volet thĂ©orique de la recherche d’A. de Libera, et le second offre, comme en miroir, une approche rĂ©flexive sur la mĂ©thodologie du mĂ©diĂ©viste, en rĂ©vĂ©lant la nature et le sens d’une dĂ©marche « archĂ©ologique » en philosophie, et plus spĂ©cialement en histoire de la philosophie.

Dans L’invention du sujet, A. de Libera se livre Ă  une vĂ©ritable investigation philosophique, dont le point de dĂ©part est l’affirmation provocante de Foucault, relayĂ©e par Veyne, selon laquelle « La question du sujet a fait couler plus de sang au XVIe siĂšcle que la lutte des classes au XXe siĂšcle » (p. 14, p. 225). L’interrogation directrice, la « question du sujet », trouve sa formulation initiale dans le cours du 20 mars 2014 : « Comment le sujet pensant est-il entrĂ© en philosophie ? Plus prĂ©cisĂ©ment : Comment l’homme est-il entrĂ© en philosophie en tant que sujet et agent de la pensĂ©e et du vouloir ? » (p. 58). Le prĂ©sent livre s’attache Ă  la partie thĂ©orique, c’est-Ă -dire au sujet pensant et au sujet de la pensĂ©e, et sera complĂ©tĂ© par la publication des cours 2014-2015 consacrĂ©s Ă  la partie pratique sur la volontĂ© et l’action. AnimĂ©e par le soupçon que la question du sujet aurait une origine bien antĂ©rieure au XVIe siĂšcle, cette entreprise critique dĂ©construit le prĂ©supposĂ© selon lequel Kant, le premier, aurait introduit la subjectivitĂ© (SubjectivitĂ€t) en philosophie (p. 53), ou mĂȘme que le sujet moderne serait nĂ© avec Descartes. C’est en archĂ©ologue de la pensĂ©e, en historien de la philosophie et en mĂ©diĂ©viste qu’A. de Libera retrace la maniĂšre dont le sujet se constitue progressivement en « question », c’est-Ă -dire comme objet problĂ©matique dans l’histoire de la pensĂ©e. Le fil directeur de l’enquĂȘte est donc la « question de la question du sujet » ou, en termes heideggĂ©riens, le « devenir-question » du sujet dont l’histoire se trouve inextricablement enchevĂȘtrĂ©e Ă  celle de la « question de l’homme ».

La publication de son sĂ©minaire, L’archĂ©ologie philosophique propose quant Ă  elle une rĂ©flexion sur la mĂ©thode archĂ©ologique en histoire de la philosophie, placĂ©e sous l’égide de Michel Foucault et de Robin G. Collingwood, se distinguant Ă  la fois de l’histoire des idĂ©es (Ideengeschichte) et de l’histoire des problĂšmes (Problemgeschichte). À Collingwood, Libera emprunte deux outils : sa matiĂšre, les « complexes constituĂ©s de questions et de rĂ©ponses » (complexes of questions and answers, abrĂ©gĂ© en CQR) et la rĂ©-effectuation des questionnements du passĂ© dans le prĂ©sent (Constructive Reenactment). Car, comme l’indique A. de Libera : « rĂ©activer un questionnaire, c’est en refaire le questionnement » (L’archĂ©ologie philosophique, p. 18). Afin d’expliciter sa dĂ©marche, Libera l’applique ensuite Ă  trois dossiers, la querelle des universaux, le statut ontologique du mal, et le mode d’existence des fictions, et il livre une version condensĂ©e mais limpide de ses thĂšmes de prĂ©dilection, dĂ©veloppĂ©s dans d’autres ouvrages, notamment La querelle des universaux (1996).

Suivant la mĂȘme mĂ©thode, L’invention du sujet invite Ă  se demander pour qui, quand, comment, pourquoi la question du sujet s’est posĂ©e et l’ĂȘtre de l’homme progressivement redĂ©fini comme « sujet ». C’est dans une histoire au long cours, passant de Kant au XVIe siĂšcle, et du XVIe au Concile de ChalcĂ©doine, que l’auteur retrace l’émergence de la notion d’un sujet, agent et suppĂŽt de la pensĂ©e. Dans ce dĂ©dale, il s’agit de retracer le fil, en suivant les dĂ©placements de sens du terme de sujet (cours du 27 mars 2014), le subjectus ou subditus, le sujet assujetti politique et le subjectum, le sujet logique de prĂ©dication et substrat ontologique d’inhĂ©rence afin d’évaluer la maniĂšre dont se constitue, par enrichissements et stratifications successifs, la dĂ©finition d’un sujet, auteur et acteur de ses actes de pensĂ©e. L’intuition fondamentale est que pour « saisir le lien du politique et du psychologique, il faut en revenir Ă  l’aspect logique » (p. 22), c’est-Ă -dire Ă  lâ€™áœ‘Ï€ÎżÎșÎ”ÎŻÎŒÎ”ÎœÎżÎœ aristotĂ©licien, le sujet-substrat tel que dĂ©fini dans Les CatĂ©gories, et opĂ©rer le nouage conceptuel entre ce sujet d’attribution et son sens judiciaire, le sujet d’imputation. Dans le massif sĂ©dimentĂ© de l’Histoire de la pensĂ©e, plusieurs strates sont alors sondĂ©es et forment autant de « moments » (Kant, Descartes, mais aussi Aristote et surtout Augustin). À partir d’une lecture de Locke (cours du 3 avril 2014), A. de Libera Ă©tablit que le « sujet » se fonde sur l’« attribuabilité », c’est-Ă -dire sur la capacitĂ© d’attribuer les actes de pensĂ©e comme Ă  un soi (self) et de les imputer Ă  soi-mĂȘme comme Ă©tant les siens propres, avant de montrer, Ă  la suite de Strawson, que cette auto-attribution fonde une hĂ©tĂ©ro-attribution, c’est-Ă -dire la capacitĂ© de postuler qu’il y a cette mĂȘme capacitĂ© chez d’autres ĂȘtres. Cette infĂ©rence, Libera l’appelle la « supposition du sujet » (p. 224). Il se focalise alors sur une analyse serrĂ©e du dĂ©bat entre Pierre de Jean Olivi, Thomas d’Aquin et Mathieu d’Acquasparta (p. 127-222). Dans la pensĂ©e d’Olivi se trouve conceptualisĂ© un modĂšle attributiviste oĂč la perception de ses actes psychiques, et la possibilitĂ© de se les attribuer, dĂ©pendent de la perception prĂ©alable et fondamentale, d’une expĂ©rience de soi comme sujet de ses actes. Cette connaissance intuitive, sensible et quasi tactile (inspiratio) ouvre ensuite sur une dimension intersubjective oĂč le sujet reconnaĂźt, par une infĂ©rence toute sensible (une « puissante conspiratio », p. 218) que d’autres sont Ă©galement sujets de leur pensĂ©e (cours du 19 juin 2014). Sur la base de ces textes mĂ©diĂ©vaux, le soupçon de l’archĂ©ologue se vĂ©rifie : l’invention du sujet – sa dĂ©couverte et sa conceptualisation – doit ĂȘtre reculĂ©e de quelques siĂšcles, du XVIe au XIIe siĂšcle : elle trouve son origine dans les dĂ©bats sur la connaissance de l’ñme par elle-mĂȘme et s’articule dans le quadrilatĂšre mĂ©diĂ©val formĂ© par ces quatre questions : Qui pense ? Quel est le sujet de la pensĂ©e ? Qui sommes-nous ? Qu’est-ce que l’homme ? (cours conclusif du 26 juin).

La dĂ©monstration est magistrale et il serait impossible de rĂ©sumer ici cette enquĂȘte passionnante dont l’ampleur n’a d’égale que la concision, et dans laquelle l’immense Ă©rudition s’allie Ă  la plus grande clartĂ©. L’invention du sujet et L’archĂ©ologie philosophique – verbatim des Cours au CollĂšge de France enrichi de notes et d’index – en ont conservĂ© les marques d’oralitĂ©, ainsi que les rĂ©pĂ©titions et moments de reprise nĂ©cessaires Ă  tout enseignement, ce qui donne au propos toute sa vivacitĂ©, et au lecteur, l’impression rĂ©elle d’y assister. Ces livres forment un volet didactique, oĂč se trouvent rĂ©sumĂ©s, remaniĂ©s, et redistribuĂ©s des pans entiers de l’Ɠuvre considĂ©rable de l’auteur (ArchĂ©ologie du sujet, Ă©galement publiĂ©e chez Vrin : A. de LIBERA, ArchĂ©ologie du sujet I. Naissance du sujet, Paris, Vrin, 2007 [22010] ; ArchĂ©ologie du sujet II. La QuĂȘte de l’identitĂ©, Paris, Vrin, 2008 [22010] ; ArchĂ©ologie du sujet III. L’acte de penser 1. La double rĂ©volution, Paris, Vrin, 2014), et plus gĂ©nĂ©ralement de sa carriĂšre, en vue de les rendre accessibles au plus grand nombre, dans l’esprit du CollĂšge. Par lĂ , A. de Libera montre qu’il n’est pas seulement le grand mĂ©diĂ©viste que l’on sait, mais Ă©galement un excellent professeur. C’est pourquoi ces ouvrages fournissent un magnifique compendium Ă  qui voudrait dĂ©couvrir son Ɠuvre foisonnante.

Véronique DECAIX (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

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Pour citer cet article : VĂ©ronique DECAIX, « LIBERA, Alain de L’invention du sujet moderne. Cours du CollĂšge de France 2013-2014, Paris, Vrin, 2015 et L’archĂ©ologie philosophique, SĂ©minaire du CollĂšge de France 2013-2014, Paris, Vrin, 2016 » in Bulletin de Philosophie mĂ©diĂ©vale XIX, Archives de Philosophie, tome 81/3, Juillet-septembre 2018, p. 641-672.

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