Auteur : Vincent Carraud

 

Calle, Delphine & Van Assche, Astrid, éd., L’Amour et l’amitié au Grand Siècle, Paris, Classiques Garnier, 2022, 313 p.

Les littéraires ne doutent de rien : ainsi les éditrices, qui enseignent la littérature française à Utrecht et à Gand, publient-elles seize études sous ce beau titre difficile, qui évite la question classique de savoir quels sont précisément les rapports entre amour et amitié pour en juxtaposer les notions, présupposant ainsi une relative univocité du verbe « aimer ». Elles vont d’une anecdote de 1628 rapportée dans les Mémoires de Louis de Pontis (écrits par Pierre Thomas du Fossé et publiés en 1676) et de ceux d’Henri de Campion (mais qui n’ont été publiés qu’au XIXe siècle) à l’Esther de Racine via, en particulier, une brève présentation par Patricia Touboul de « Trois interprètes de l’amitié. Senault, Malebranche, Fénelon » (p. 127-139) et deux études consacrées à Pascal : celle de Pierre Lyraud, « Sous le regard de l’ami » (p. 141-157) et d’Églantine Morvant sur « L’absence significative de l’amour du prochain dans les Pensées de Pascal » (p. 159-172). Si cette étude mentionne brièvement Descartes en s’appuyant sur Alberto Frigo, elle néglige de citer la définition de l’amour de l’article 79 des Passions de l’âme, puis l’article 80 sur « ce que c’est que se joindre ou séparer de volonté ». Laissons de côté une formule maladroite sinon fautive, mais sans enjeu dans l’article (p. 163 : « la théorie cartésienne égocentrée de l’amour où l’individu rapporte tout à lui-même ») et donc la discussion de son titre-thèse : je rappellerai seulement que la Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies, où Pascal mentionne « l’assistance du prochain », est publiée en 1670 comme chapitre XXXII des Pensées. Dans un chapitre subtil et maîtrisé, Pierre Lyraud, malgré la dépréciation pascalienne de l’amitié (principalement déduite des fragments L 978, 597 ou 806), étrangement nommée « ontologie du faux ami » (il y a beaucoup d’« ontologie(s) » dans cette caractérisation de l’amitié comme « terrain fertile pour l’amour-propre » et « monstre de l’imagination ») tente une « réhabilitation paradoxale » pour « envisager la manière proprement pascalienne d’exister “sous le regard de l’ami” » – expression empruntée non à Pascal mais à… Merleau-Ponty. La thèse de Lyraud est celle de l’ambivalence de l’amitié : « a priori impossible, elle est pourtant une passion indéracinable ». Il y aurait donc une « amitié honnête », dont il s’agit de repérer les signes en politique, selon le 3e Discours sur la condition des Grands (et L 606 !) ou dans la société, comme en témoigne la correspondance de Pascal avec Fermat ou Huygens. Bref, « la condamnation théologique cède le pas à l’exigence sociale ». P. Lyraud voit ensuite dans la tendresse « un fait de l’honnête homme comme du chrétien » (une étonnante référence au « fragment décisif » L 427 confond amitié et pitié). Ainsi l’honnêteté devient-elle une figure de l’amitié qui a sa source en Dieu et dont le modèle est fourni par le Christ, « vrai ami » face aux (faux ?) « amis endormis » au jardin des Oliviers. Car le « regard de l’ami » se soucie pour son ami de son salut. Il y a donc une vraie amitié, qui est un don de Dieu – elle n’est est pas moins un « risque » (mot absent des Pensées). Le Bulletin cartésien n’est pas le lieu pour discuter cette lecture. Qu’il me suffise de rappeler l’essentiel, que Pascal ne peut énoncer qu’en s’appuyant sur la définition de l’amour des Passions de l’âme : « il faut s’imaginer/em> un corps plein de membres pensants […] Il faut qu’ils aient une volonté et qu’ils la conforment au corps […], le seul pour qui tout est » (nous soulignons).
La négligence stupéfiante qui affecte l’ouvrage entier doit être mesurée à l’importance décisive pour toute la seconde moitié du siècle, et bien après, de la définition cartésienne qui rompt définitivement avec le critère de la réciprocité. Les littéraires ne doutent de rien, disais-je en commençant : Descartes ? – On ne l’a pas lu. On ne le lira pas.

Vincent Carraud (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : Calle, Delphine & Van Assche, Astrid, éd., L’Amour et l’amitié au Grand Siècle, Paris, Garnier, 2022, 313 p., in Bulletin cartésien LIII, Archives de philosophie, tome 87/1, Janvier-Mars 2024, p. 185-240.

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FERREYROLLES, Gérard, De Pascal à Bossuet. La littérature entre théologie et anthropologie, Paris, Honoré Champion, 2020, 750 p.

Les lecteurs du Bulletin cartésien savent que les cartésiens de la seconde moitié du XVIIe siècle ne constituent pas un imperium in imperio et que leur immersion dans les mondes des lettres et de la théologie est aussi profonde que l’influence de la pensée cartésienne sur ces mondes. L’épais volume publié dans la collection « Lumière classique », que dirigent Philippe Sellier et Dominique Descotes, en fournit l’illustration magistrale, qui organise en six chapitres les trente-sept textes repris : théologie, histoire, politique, polémique, rhétorique, littérature. La diversité des chapitres et des textes, issue des occasions de leur rédaction, ne suffit néanmoins pas à dissimuler une double unité problématique, caractéristique des travaux menés par Gérard Ferreyrolles depuis quarante ans : d’une part une ligne pascalienne, celle d’un « bon usage » de la concupiscence, qui est figuration des effets de la grâce, qu’il mesure principalement dans les champs politique et anthropologique (près de la moitié des études du volume concerne Pascal) ; d’autre part une ligne augustinienne, évidente chez La Rochefoucauld, Madame de Lafayette ou Bossuet, qui ne les relie pas moins à l’antijanséniste Fénelon ou à l’ancien novice oratorien… La Fontaine – ce qui n’empêche pas G. Ferreyrolles de montrer, comme il l’avait fait avec Pascal et la raison du politique (Paris, 1984), que l’augustinisme de la seconde moitié du siècle s’accommode très bien d’un thomisme beaucoup plus présent qu’on ne l’imagine d’ordinaire. Une si brève recension d’un si gros livre qui ne porte pas sur Descartes lui-même ne saurait rendre compte de son détail. Qu’il me soit cependant permis de signaler deux chapitres dont la lecture peut s’avérer décisive pour des spécialistes de la pensée cartésienne : – le chap. IV, consacré au concept de polémique au XVIIe siècle, analyse « les règles de la polémique chrétienne » (pensons en particulier à l’Epistola ad Voetium) ; – le chap. VI porte principalement sur le concept de passion, considérablement renouvelé par les divers éclairages dont il fait l’objet : augustinisme et concupiscence, Senault et l’apologie des passions, Pascal et les passions vertueuses, La Rochefoucauld et la paresse, etc. Le livre de Gérard Ferreyrolles remplit donc le programme fixé par son double titre : celui, de Pascal à Bossuet, d’un demi-siècle d’histoire littéraire et religieuse (ce qui ne signifie pas que le rapport de la littérature à la religion soit celui de noces euphoriques) ; mais aussi celui d’une somme d’histoire des idées, qui analyse la littérature entre théologie et anthropologie. On pourra qualifier sa recherche de transversale et sa méthode de pluridisciplinaire : nous préfèrons dire comme Pascal qu’elles « honorent bien la nature, qui lui apprennent qu’elle peut parler de tout, et même de théologie ».

Vincent CARRAUD (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : FERREYROLLES, Gérard, De Pascal à Bossuet. La littérature entre théologie et anthropologie, Paris, Honoré Champion, 2020, 750 p., in Bulletin cartésien LI, Archives de philosophie, tome 85/1, Janvier-Mars 2022, p. 151-206.</p

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SECRETAN Catherine et FRIJHOFF Willem, dir. Dictionnaire des Pays-Bas au Siècle d’or. De l’Union d’Utrecht à la Paix d’Utrecht (1579-1713), sous la direction de, CNRS Éditions, 2018, 831 p.

Les revues d’histoire ne manqueront pas de rendre compte précisément de ce dictionnaire – couronné par le Prix XVIIe siècle 2018 – consacré à la période la plus brillante des « Provinces-Unies », dont la richesse, le dynamisme économique, l’effervescence intellectuelle, le cosmopolitisme, les beaux-arts, etc. ont émerveillé les contemporains. Nul doute qu’elles le feront a) en approuvant la forme choisie pour l’ouvrage, qui s’imposait en effet pour fournir un « tableau de tous les aspects qui font l’originalité du pays à un moment crucial de son histoire, à savoir celui de sa naissance » : la liste alphabétique des entrées, rédigée par de nombreux spécialistes, mêle ainsi les noms propres, les lieux et les thèmes ou les notions les plus divers pour en faire un véritable Enchiridion qui met à portée de la main le monde en clair-obscur du Gouden Eeuw ; b) et en soulignant que ce dictionnaire n’a pas été traduit du néerlandais ou de l’anglais (quand bien même tels articles le seraient), mais que c’est un livre français, assumé comme tel – l’introduction insiste à juste titre sur le fait que, « tout au long de l’époque moderne, la France demeura pour les néerlandais un aimant, au sens littéral ». Il faut ainsi savoir gré à Willem Frijhoff, maître d’œuvre du dictionnaire (et lui-même rédacteur de nombreuses notices), d’en avoir fait un instrument historique très utile, que l’abondance de la matière n’empêche pas d’être synthétique, en particulier pour les notices consacrées à l’économie, à la politique, à la société et aux si délicates questions religieuses, avec leurs polémiques incessantes et aux frontières mouvantes pendant tout le Siècle d’Or. Les utilisateurs philosophes pourront donc tirer un grand parti du dictionnaire pour y trouver, sur les situations les plus complexes, les informations requises par l’analyse des textes — pour ne prendre qu’un exemple, les cartésiens s’instruiront en lisant la notice consacrée à Bois-le-Duc (s’-Hertogenbosch), prise par Frédéric-Henri d’Orange le 14 septembre 1629, dont on apprend que « les trois-quarts, au moins, de la population, étaient restés catholiques » au moment où D. défend sa Confrérie de Notre-Dame (dont Jérôme Bosch, un siècle et demi auparavant, avait été membre). L’autre maître d’œuvre du dictionnaire est notre collègue Catherine Secretan, à laquelle il faut sans doute attribuer le choix de faire la part belle à l’histoire des idées, à la philosophie politique et à la philosophie tout court. De sorte que, réciproquement, les utilisateurs non philosophes du dictionnaire y puiseront également une information aussi importante que fiable. Elle a elle-même rédigé, parmi bien d’autres, la notice sur le remontrant Caspar Barlaeus, « prince des poètes latins » selon Grotius (et peut-être docteur en médecine de l’université de Caen), dont le discours de 1632 lors de la création de l’Athénée d’Amsterdam, Mercator sapiens, sive oratio de conjungendis mercaturae et philosophiae studiis, qui fait l’éloge de la philosophie « sous l’angle des bénéfices que le marchand pouvait en tirer », est significatif de l’union du commerce et de la philosophie qui caractérise le Siècle d’or en vantant la sagesse des dirigeants de la République des Provinces-Unies. On ne s’étonnera pas que Theo Verbeek ait rédigé, avec la compétence que tous les cartésiens connaissent, les entrées « Athéisme », « Coccejus », « Glazemaker », « Heinsius », « Meyer », « Schoock », « Voetius » et « Wittich » et, bien sûr, « Philosophie » et « Descartes et la diffusion du cartésianisme ».

Le Dictionnaire comporte une chronologie, des cartes (cela va sans dire ici !), une bibliographie générale (outre les bibliographies particulières des notices), un répertoire des notices selon onze grands domaines, un cahier de planches commentées et une table alphabétique des notices, enrichies de notions ou de noms qui ne font pas l’objet d’une notice propre. C’est sur ce point que résidera notre critique principale : ces notions, et surtout ces noms, eussent dû être beaucoup plus nombreux, afin que l’on pût retrouver leurs occurrences dans le dictionnaire. Qu’un exemple nous suffise : comment retrouver ce qui concerne le grand orientaliste Jacob Golius (1596-1667), à la fois titulaire des chaires d’arabe (successeur d’Erpen) et de mathématiques (successeur de Snell) à Leyde (où il a rapporté plus de 200 manuscrits arabes), auteur du Lexicon arabo-latinum, ami de Constantin Huygens et de D. (dans la notice de qui il est mentionné par Verbeek)… ? La table ignore Burman, Clauberg, Erpenius, Golius, Gorlaeus, Heidanus, Snellius (il y a une entrée Rudoph, mais non Willebrord), et même « Mathématique » et « Orientalisme » ! Souhaitons la rapide réédition que mérite ce dictionnaire, augmentée d’un index nominum complet. On ajoutera pour finir un regret personnel : qu’aucun mot ne caractérise, ni même n’identifie, la religion de Rembrandt.

Vincent CARRAUD (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : Vincent CARRAUD, « SECRETAN Catherine et FRIJHOFF Willem, dir. Dictionnaire des Pays-Bas au Siècle d’or. De l’Union d’Utrecht à la Paix d’Utrecht (1579-1713), sous la direction de, CNRS Éditions, 2018, 831 p. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.

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id=”Coqui2019″COQUI, Guillaume, Pascal. Misère et grandeurs de la raison, Paris, Ellipses, 2019, 254 p.

Publié dans une collection au titre si peu pascalien, « Aimer les philosophes », le premier étonnement du lecteur porte sur le titre même de l’ouvrage. Que la pensée, par sa nature, fasse la grandeur de l’homme (L 759) ou sa dignité (L 756) est chose parfaitement attestée – comme sa misère et sa sottise, par ses défauts. Car « c’est être misérable que de se connaître misérable, mais c’est être grand que de connaître qu’on est misérable » (L 114). La pensée fait la grandeur de l’homme – elle est même « principe de grandeur en l’homme » (L 149) tout en lui faisant connaître sa misère (L 117). Que l’on puisse assimiler pensée et raison, passe (selon L 470 par exemple). Mais qu’il y ait pour Pascal des grandeurs de la raison – par quoi l’homme est grand –, voilà qui rend le propos d’emblée bien discutable, et qui fait craindre que le couple d’origine augustinienne de la grandeur (dignitas) et de la misère (miseria) de l’homme ne soit mal compris. Si ce petit livre requérait d’être recensé en détail dans le Bulletin cartésien, d’autres réserves pourraient être énoncées, en particulier sur le divertissement ou sur le fragment « Infini-rien », à propos duquel P. Costabel avait autrefois montré l’ineptie de multiplier les infinis en posant une équation comme « 1/ 2 ∞ ». Il ne le mérite qu’à titre de double contre-exemple méthodologique, que nous développons à l’adresse des jeunes chercheurs : pour son ignorance feinte ou réelle de la littérature secondaire, qu’elle soit récente ou canonique, et pour sa fatuité.

La bibliographie est très lacunaire, de laquelle sont par exemple absents l’édition Lafuma major, mais aussi les travaux déjà anciens de H. U. von Balthasar, P. Courcelle, M. Serres, ou plus récents comme ceux de T. Shiokawa, J.-L. Marion, P. Force ou A. Frigo (non seulement le livre de 2016, L’esprit du corps. La doctrine pascalienne de l’amour, mais la présentation concurrente de 2015, L’évidence du Dieu caché. Introduction à la lecture des Pensées de Pascalet al. La palme revient à deux commentateurs et à un éditeur : L. Thirouin d’abord, dont G. Coqui déclare péremptoirement, à propos de l’« admirable étude » Pascal ou le défaut de méthode (titre fautif et absent de la bibliographie) commentant le difficile L 926 (« On se fait une idole de la vérité même ») : « Aucune lecture ne pourrait être plus éloignée de la nôtre, et, avons-nous la faiblesse de croire, plus contraire à Pascal » (p. 22) ! L’auteur de ces lignes (V. C.) ensuite, dont les ouvrages sont absents de la bibliographie, mais plusieurs fois sollicités. Le cocasse est atteint p. 159-160 : « On lit parfois [sic] que Pascal aurait, le premier en langue française, substantivé le pronom moi. C’est inexact, même si l’on s’en tient aux seuls philosophes » – la note appelée à ce mot renvoie au « philosophe » (!) Philippe Desportes, cité dans Pascal. Des connaissances naturelles à l’étude de l’homme (p. 123) puis dans L’invention du moi (p. 47) pour un usage parfaitement banal de « cet autre moi, pour qui j’aimais à vivre », alter ego qui n’est précisément pas moi, mais la femme aimée… Quant à l’édition Martineau des Discours, elle est qualifiée, nouvelle ambivalence, du mot péjoratif d’« aventure », auquel s’ajoute l’adjectif « remarquable » (p. 249). Ce qui n’empêche pas l’A de la suivre au titre de sa restitution dialoguée quand il reproduit le texte n° 6, « Qu’est-ce que le moi ? » (p. 231-232) et de l’introduire en reprenant sans les citer Sur le prisme métaphysique de Descartes de J.-L. Marion ou notre Pascal et la philosophie. On nous excusera de ne pas établir la liste des bévues, comme celle qui fait de Pascal, qui en donne la pagination, un usager de l’édition de 1592 des Essais (au lieu de 1652), pour nous contenter de relever que le mot Apologie (qu’aucun texte du XVIIe siècle n’autorise, comme l’ont montré récemment H. Aupetit et L. Thirouin) est employé passim pour parler du projet de Pascal, victime d’un « parti bigot » plus que « dévot » qui va jusqu’à « tordre les faits » (p. 14-17).

Ces omissions, erreurs et confusions, fautes embarrassantes mais péchés véniels, se doublent de la moquerie et de la calomnie, autrement plus graves, envers L. Cognet. C’est ainsi que la n. 4 de la p. 150 reproche à l’éd. des Provinciales procurée par G. Ferreyrolles (Garnier, 2010, désormais CF, qui reprend l’éd. de Louis Cognet, Garnier, 1965, désormais C) de donner une référence fautive à Escobar – qu’après la 5e Provinciale « tout le monde cherche », relève malicieusement Pascal – concernant un passage particulièrement scabreux de la 6e Provinciale qui mentionne la bulle de Pie V du 30 août 1568 contre les clercs sodomites, pour lui substituer « un passage autrement moins croustillant » qui « rend le texte incohérent ». Or Cognet, qui suivait l’éd. de Lyon 1659 du Liber theologiae moralis viginti quatuor Societatis Jesu Doctoribus reseratus d’Escobar (2e tirage, dernière éd. parue du vivant de Pascal, C p. 80, note 2 = CF, p. 195, n. 1 et p. 87) donnait la bonne référence à Escobar (éd. 1659, p. 151 in C p. 99, n. 3 = CF p. 213, n. 3), qui correspond en effet à celle donnée dans le texte même sans indication de la page depuis l’édition in-8° de 1659 : tr. I, ex. 8, n. 102 (C a été suivi par Le Guern, que l’A. crédite d’avoir rétabli la bonne référence !). D’où vient l’erreur ? L’A. n’a sans doute pas vu que CF a utilement transformé en notes de bas de page les variantes données in fine par C, c’est-à-dire les références à A (éditions originales in-4° dans le texte établi par Gazier dans la collection des Grands Écrivains de la France, t. IV-VI), B1 (première édition, Cologne, 1657) et B2 (seconde édition de 1657) : ainsi la note 2 de CF p. 213 indique « est en la p. 117 » (= C p. 487), page qui renvoyait à l’éd. 1644 d’Escobar dument citée par Pascal après Arnauld (GEF, t. V, p. 32, qui donnait, à la suite de Nicole/Wendrock, le passage d’Escobar, GEF, t. V, p. 19 = p. 151 de l’éd. 1659 – l’édition de 1644, restée ignorée de Gazier, GEF IV, p. 286, est désormais disponible sur books.google.fr) ! Il n’y a donc là aucune « correction » de CF, mais l’usage double de l’éd. de 1644 (p. 117, initialement citée par les Provinciales) et de celle de 1659 (p. 151, utilisée par Gazier, C et CF). Quant au passage lui-même, Pascal « n’ose le rapporter, car c’est une chose effroyable » ; Wendrock de même, traduit par Mlle de Joncoux : « Montalte écrivant en français ne l’a touché que légèrement, et je n’oserais moi-même le rapporter si je n’écrivais en latin » – et Mlle de Joncoux de donner, dans la traduction même, un résumé français du propos d’Escobar, qui explicite les « circonstances » du crime contre nature mentionnées par Suárez pour en évaluer les degrés de peccaminité (éd. Berton, Vivès, 1871, t. 23 bis, p. 134, qui commente saint Thomas, Summa Theologiae, IIaIIae, q. 154, a. 11 et 12 et discute Martin de Azpilcueta, le Doctor navarrus), avant de préciser en note : « Escobar explique ces circonstances, mais la pudeur ne permet pas de traduire cet endroit en français. Le voici en latin » (« Doctrine abominable d’Escobar », Note I sur la VI. Lettre, in Les Provinciales…, avec les notes de Guillaume Wendrock…, traduites en français par Mademoiselle de Joncourt, Cologne, 1739, t. II, p. 83) ; de même aussi L. Cognet, qui note « passage peu traduisible en français » (C p. 99 = CF p. 213). Mais G. Coqui prend la pudeur de Cognet (plus loin qualifié de « pudique à l’excès », p. 250) pour une ignorance du latin : « le passage, que Louis Cognet déclare “peu traduisible” (!), l’est en réalité très facilement » (p. 150). Bravo ! Traduisons et croustillons. Que dis-je ? Taillons des croupières. Notre époque n’en est plus à couvrir ce qu’on ne saurait voir, comme tous les tartuffes qui nous ont précédés. – A vrai dire, la traduction du passage est si facile que G. Coqui croit pouvoir la reprendre à M. Le Guern (Pascal, Œuvres complètes, t. I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, note p. 1178-1179 à l’appel 4, p. 638) sans en corriger les erreurs. Commençons par quelques maladresses qui feront sourire : le clerc est innocenté par Escobar, licet non servet debitum vas, « bien qu’il ne conserve pas… » (pour : « bien qu’il ne se serve pas… ») ; exercere sodomiam, c’est l’« exercer » (pour : la « pratiquer ») et les lapsi sont ceux qui y ont « glissé » (pour : y « sont tombés ») ! Plus fâcheux que cet exercice de glissade est le faux sens final : « Colligo clericum… , si sit contritus, etiam retento beneficio, officio, et dignitate, omnino esse absoluendum », « Je conclus qu’un clerc…, s’il est contrit, doit être absous totalement, même s’il retient son bénéfice, son emploi et sa dignité » — le clerc est absous et de plus il conserve ses droits, etc.

Quand on a affaire à un livre publié par l’éditeur Ellipses, l’expérience fait d’emblée présumer que sa lecture sera inutile – les exceptions sont rares, et, de ce point de vue, Descartes est heureusement bien loti. La seule question qu’un recenseur a à se poser est celle de savoir si le livre est incertain, et, partant, sera nuisible à ses lecteurs, en particulier étudiants. La réponse s’impose ici. Il n’en faut pas moins approuver sans réserve sa conclusion, qui appelle à « lire et relire » Pascal. Pascal lui-même.

Vincent CARRAUD (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : Vincent CARRAUD, « COQUI, Guillaume, Pascal. Misère et grandeurs de la raison, Paris, Ellipses, 2019, 254 p. », in Bulletin cartésien L, Archives de Philosophie, tome 84/1, Janvier-Mars 2021, p. 155-223.

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AGOSTINI, Igor, La démonstration de l’existence de Dieu. Les conclusions des cinq voies de saint Thomas d’Aquin et la preuve a priori dans le thomisme du XVIIe siècle, Turnhout, Brepols, 2016, 704 p.*

Il y a des éditeurs qui ne craignent pas de maintenir une politique éditoriale véritablement scientifique en visant un public qui n’est précisément pas un « public », car composé d’une part des bibliothèques, de l’autre des pairs, chercheurs, professeurs ou doctorants. Ainsi de la nouvelle collection « The Age of Descartes / Descartes et son temps », publiée sous l’égide du « Centro Dipartimentale di Studi su Descartes e il Seicento-Ettore Lojacono » et dirigée par G. Belgioioso, qui, pour son premier volume, frappe un grand coup avec le livre d’I. Agostini, indigeste par sa taille, ses abondantes citations latines non traduites et les nombreux auteurs inconnus des cartésiens qui y sont présentés (plus d’une centaine d’auteurs modernes). Ce livre est évidemment destiné à des lecteurs déjà savants, et qui le seront bien plus encore après lecture. À vrai dire, la notion même de lecture ici ne va pas de soi : on peut prévoir sans risque qu’il aura moins des lecteurs que des usagers, qui recourront à sa table des matières très précise, à sa riche bibliographie ou à son index des noms pour y trouver ce qu’ils y rechercheront grâce à cette immense synthèse désormais mise à leur disposition – non sans remercier in petto l’A. pour le travail fastidieux qui s’offre généreusement au pillage partiel de tous. Ceux qui, en revanche, prendront le temps d’en faire une véritable lecture sauront gré à l’A. de les conduire tel un guide sûr tout au long d’une grande course – mais encore faut-il être capable de suivre son guide ! – dans un paysage complexe et accidenté, souvent regardé de loin ou approché artificiellement, avec les focales qui le réduisent à un corpus étroit, voire avec les miroirs déformants des thomismes du XXe s.

Après plusieurs décennies pendant lesquelles les principales études du cartésianisme ont largement porté sur les cartésiens de la seconde moitié du XVIIe s., les travaux consacrés à la seconde scolastique se sont heureusement multipliés depuis deux ou trois décennies, au terme du temps naturel d’incubation des ouvrages pionniers d’E. Gilson : ils ont réévalué l’importance décisive du scotisme moderne, avoué ou non (cf. ici même le compte rendu du livre de F. Marrone, Realitas objectiva). Quant au thomisme – ou plutôt les thomismes modernes –, officiellement enseigné dans toutes les universités, notamment dans les cours qui commentent la Prima pars de la Summa theologiae, il semblait peu utile de l’étudier pour lui-même, l’arbre Jean de Saint Thomas cachant la forêt. L’ouvrage d’I. Agostini met fin à ce présupposé paresseux, en part. en examinant de très près la théologie dominicaine (mais pas seulement), permettant ainsi de vérifier le mot de Hegel selon lequel « das Bekannte überhaupt ist darum, weil es bekannt ist, nicht erkannt ». Pour ce faire, l’analyse devait être à la fois chronologique et détaillée, mais aussi systématique : d’où son double objet thématique, à la présentation duquel je limiterai ce compte rendu.

L’enquête porte sur l’histoire du thomisme du XVIIe s., mal connue donc – à commencer par celui qui rédige ce compte rendu : c’est sans fausse modestie que je fais mien l’aveu qu’É. Gilson adressait au P. de Lubac dans sa lettre du 20 juin 1965, celui de « mon ignorance encyclopédique » de la théologie de la seconde scolastique, de sorte qu’il m’est « difficile de suivre un guide, même aussi savant et précis que vous l’êtes, dans des controverses d’une extrême subtilité. C’est essayer de se représenter, à l’aide d’un guide, un pays que l’on n’a pas vu ». Or cet aveu ne doit pas dissimuler le paradoxe qu’il y a à demander à un cartésien de rendre compte d’une telle enquête, et plus encore sans doute à un cartésien de l’avoir menée. D. disait, en répondant à Burman, que c’est par l’examen des vérités théologiques « que les moines ont donné lieu à toutes les sectes et hérésies, par leur théologie, je veux dire leur théologie scolastique, qu’il faudrait avant tout éliminer (ante omnia exterminanda) ». Dans un esprit de revanche dont on savourera l’ironie, l’A. a pris un malin plaisir à éliminer de l’index des noms celui de… Descartes ! Nous avons donc affaire à un ouvrage qui éclaire a contrario les Meditationes et les Responsiones, en présentant et en donnant à comprendre ce à quoi la philosophie première de D. s’oppose : les interprétations « thomistes », à partir de la problématique cajétane, des preuves de l’existence de Dieu selon les cinq voies de la Prima pars de la Summa theologiae, q. 2, a. 2 et 3 (première partie) ; puis ce qu’elle prolonge en s’en distinguant néanmoins : la possibilité d’une preuve a priori (seconde partie), dont l’A. montre le caractère inattendu et même imprévisible de la part de thomistes, tant elle semble contredire l’explicite de la position de saint Thomas dans le texte canonique qui pose l’exclusivité de la démonstration a posteriori des preuves de l’existence de Dieu. On me permettra de trouver passionnante toute cette seconde partie consacrée à la « décentralisation de l’art. 2 », qui en fait le prétexte à des développements très différents de ce qu’était l’objet de l’art. chez saint Thomas. On pressent d’emblée que ces multiples preuves soient devenues fort « impliquées », pour parler comme Pascal, et on sait gré à l’A. du soin apporté à les dés-impliquer, à les expliquer donc, pour nous en faire comprendre la complexité et l’évolution, en part. dans deux postfaces qui, répondant aux deux préambules problématiques, récapitulent les résultats des analyses en indiquant leurs enjeux principaux. Se trouve ainsi confirmé que « la centralité de la référence à saint Thomas, loin de conduire à une systématisation de sa pensée, se traduit, au contraire, par une pluralité d’interprétations » (p. 15), y compris celles qui vont « à contre-courant ». Pour y faire droit, l’ouvrage combine avec habileté une présentation chronologique (en gros divisée selon les trois tiers du siècle) des thomismes dominicains avec l’examen méticuleux des thomismes non dominicains, par ex. lors d’un chapitre qui aborde l’enseignement, dans les premières années du s., des cisterciens, des carmes, des mercédaires ou des augustiniens, ou avec l’étude de deux des trois célèbres professeurs qui commentaient la Prima pars en Sorbonne, Ysambert et Gamaches – mais sans la mention d’André Duval et de son In primam partem… Summae, resté manuscrit (l’A. a en effet choisi de ne faire porter son corpus déjà immense que sur les imprimés) : selon Hilarion de Coste, Mersenne eut les trois pour professeurs, qui avaient en commun de ne pas retenir l’exposition des cinq voies par Thomas d’Aquin mais aussi de n’utiliser que des preuves a posteriori. Les exemples pourraient être multipliés ad lib. L’histoire ainsi retracée met finement en évidence non seulement le caractère polymorphe du thomisme moderne, mais aussi les profondes différences de lecture entre les différents grands moments du siècle, ainsi que l’identification du « déclin » des preuves jusqu’à leur « dissolution » dans les grandes synthèses comme celles de Labat (1658) ou de Gonet (1659-1669), en partie sous l’effet de disparition de la problématique cajétane et de « l’attention toujours plus grande accordée à la question de l’athéisme » (p. 231), renvoyât-elle davantage à ses figures antiques qu’aux tenants de l’athéisme contemporain (on signalera aussi l’étonnante importance accordée au polythéisme, en part. chez un Gotti, dans un des derniers avatars, à la toute fin du siècle suivant, de la theologia scolastico-dogmatica). De sorte qu’on regrette in fine que ce livre ne soit pas encore plus volumineux, par ex. en retraçant l’évolution des preuves a posteriori prises une à une, notamment celle prise du mouvement jusqu’à son abandon, peut-être due à l’évolution de la physique du mouvement contemporaine et à la perte de toute pertinence pour le couple de la puissance et de l’acte.

De tels éloges ne vont pas sans une pointe critique. On reprochera à un ouvrage aussi scrupuleux d’avoir cité Aristote ou saint Thomas dans les éditions modernes (Bekker, Léonine, etc.) et non de renvoyer aux éditions utilisées par les commentateurs eux-mêmes, comme (c’est une hypothèse que je crois valide pour D., mais que je soumets à l’A. pour les scolastiques étudiés) l’édition par Guillaume Duval (professeur au Collège royal) d’un Aristote complet bilingue en deux folios (1619), qui réunit les traductions latines très diverses qui lui semblent les meilleures.

Cet ouvrage suscitera à la fois défiance et confiance. Défiance de l’utilisateur, qui souhaiterait souvent que les nombreuses citations latines fussent non seulement mises au service de la restitution générale qui fait l’objet du livre, mais aussi, du moins quand une difficulté particulière se présente, éclairées, ce qui implique une évaluation conceptuelle (ainsi par ex. du couple entificans/quiddificans lu chez Mariale, dont on a du mal à savoir s’il s’agit d’une paraphrase jargonnante de saint Thomas ou d’un acquis spéculatif qui mériterait d’être développé). Le livre est un guide, mais le pays reste à arpenter par soi-même. Confiance du lecteur envers la synthèse magistrale de tant d’interprétations délicates de thèses restées jusqu’ici indistinctes, et donc admiratif devant ce qui est un maître-livre.

Vincent CARRAUD (Sorbonne Université)

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Pour citer cet article : Vincent CARRAUD, « Igor Agostini, La démonstration de l’existence de Dieu. Les conclusions des cinq voies de saint Thomas d’Aquin et la preuve a priori dans le thomisme du XVIIe siècle, Turnhout, Brepols, 2016 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.

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DAVIDENKO, Dimitri, Descartes, l’aventurier inconnu, Neuilly-sur-Seine, Les éditions de la Neva, 2018, 328 p.

Chacun a en mémoire le Discours à Madame de la Sablière : « Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu / Chez les Païens, et qui tient le milieu / Entre l’homme et l’esprit… » (v. 54-56). L’A., en épigraphe, substitue « les siècles passés » voltairiens à « l’apothéose rétrospective de Descartes “chez les païens” » dont M. Fumaroli a souligné la double ironie. Ainsi le sel du Discours de La Fontaine en est-il affadi. Il en va à l’inverse pour la vie de D. : fade, il fallait donc lui ajouter du piquant. Le premier chapitre commence fort, avec 9 pages censées porter sur la licence poitevine, qui n’en disent mot (à l’évidence l’A. en ignore tout) pour s’étendre sur la chasse aux sorcières dont un vieux greffier égrillard rapporte à D. et à ses camarades écoliers les aveux de la copulation du diable… Après bien d’autres, et surtout après lui-même (Descartes le scandaleux, 1988 ; Le grand René. La vie d’aventures extraordinaires de Descartes, 1996), l’A., qui ne craint pas l’usage du copié-collé, livre une très « nouvelle » version de la vie de D. On nous permettra de préférer l’ancienne Vie de Monsieur Descartes de Baillet, moins fantaisiste mais tellement plus passionnante.

Vincent CARRAUD

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Pour citer cet article : Vincent CARRAUD « Dimitri Davidenko, Descartes, l’aventurier inconnu, Neuilly-sur-Seine, Les éditions de la Neva, 2018 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.

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GASPARRI, Giuliano, Etienne Chauvin (1640-1725) and his Lexicon philosophicum, Hildesheim, Olms, 2016, 267 p.

On permettra, une fois n’est pas coutume, à ce compte rendu d’être d’inspiration leibnizienne. On trouve en effet dans une lettre de Leibniz à Spanheim du 6 avril 1696 une expression qui passerait aujourd’hui pour un oxymore : un « journaliste savant ». Pour Leibniz, Chauvin, dans le Nouveau journal des savants, est d’abord un « journaliste savant », c’est-à-dire capable de donner au public des résumés non seulement des bons livres, mais aussi et surtout des « extraits des méchants (livres) qui nous dispenseraient de la peine de (les) regarder davantage » (A I/12, 538). Pouvoir se dispenser de lire les mauvais livres : tel était le vœu de Leibniz – puisse le BC contribuer modestement à l’accomplir. Et non seulement journaliste savant, mais journaliste savant en philosophie. Tel est Chauvin dans son Lexicon philosophicum (deux éd. sous deux titres différents, en 1692 et 1713 – les deux éditions étant consultables sur le site de l’ILIESI) : non en recensant les mauvais livres, mais, notion par notion, alphabétiquement, en choisissant parmi les doctrines anciennes et contemporaines celles qui ont vraiment le droit de cité en philosophie, celles qu’il faut connaître mais exclure d’une pensée sérieuse, celles qui font l’unanimité, celles qui sont fécondes, etc. Mais est-ce là être philosophe ? Peut-on être philosophe dans un dictionnaire, dont l’autorité vient de sa visée d’impartialité ? Peut-on penser un dictionnaire philosophique des concepts de la philosophie ? Un dictionnaire qui laisserait sa place aux interrogations, sans figer le sens de toutes les notions exposées ? Voici la première question à laquelle soumettre le Lexicon philosophicum : les décisions prises par Chauvin en faveur ou en défaveur de telle ou telle définition relèvent-elles d’un projet philosophique d’ensemble cohérent ? La réponse peut être de nouveau leibnizienne. Car non seulement Chauvin est un journaliste savant en philosophie, mais, second oxymore, il est capable d’approfondir, c’est-à-dire de descendre dans toutes les conséquences d’une notion : « De plus Mons. Chauvin a fait voir par son dictionnaire philosophique […] qu’il peut approfondir les choses, au lieu qu’on se contente quelquefois de les effleurer » (A I/12, 538, Gasparri, p. 36). Le livre de G. Gasparri confère toute leur légitimité à ces questions comme au jugement leibnizien en montrant comment Chauvin est capable d’approfondir, et d’approfondir les choses de la philosophie. Il le fait en restituant thématiquement les principales décisions théoriques de Chauvin, présentées, après un premier chapitre biographique et avant un dernier consacré à la fortune du Lexicon, selon 7 domaines : Philosophy and the classification of sciences (II), Logic and the method (III), The mind and its faculties (IV), Theological questions (V), Physics (VI), Anthropology (VII), Ethics and Politics (VIII).

Par nature, un dictionnaire fait feu de tout bois, les sources qu’il emploie sont multiples et son projet est de les faire accéder à la banalité ou à la publicité, au statut de loci communes, en les anonymisant – comme si une définition extraite de sa source ou de son contexte et du corpus de son auteur pouvait plus facilement susciter l’accord et accéder à l’impartialité philosophique. D’où le reproche que Jean Le Clerc, dans sa Bibliothèque choisie, adressait en 1713 à Chauvin : « Il aurait été à souhaiter que Mr Chauvin eût marqué exactement, dans cette édition, les auteurs dont il s’est servi, dans chaque article de son dictionnaire, parce que, n’étant pas possible qu’il s’étendît sur chaque chose, dans un livre de cette sorte, autant que ceux qui en ont traité exprès, les lecteurs, qui auraient besoin de s’en instruire plus à fond, verraient quels auteurs ils peuvent consulter pour cela ». G. Gasparri a satisfait ce souhait en se livrant à la tâche ingrate autant que savante qui consiste à repérer les origines des définitions exposées par le Lexicon, avant d’évaluer (et pour pouvoir le faire) les décisions philosophiques de Chauvin. Bien des origines des définitions de Chauvin sont ainsi identifiées, par exemple : Geulincx, Ethica (entrée « Sapientia »), Sturm, Physica electiva (entrée « Forma »), Sanderson, Logicae artis compendium (entrée « Methodus »), Turrettini, Institutio theologiae elencticae (entrée « Praedeterminatio physica »), Arnauld et Nicole, La logique (les axiomes de l’article « Principium ») ou même les cours de Derodon sur la logique.

C’est sur une autre source récurrente que le présent compte rendu voudrait insister : Pierre Cally, curé et professeur à l’Université de Caen, dont G. Gasparri montre toute l’importance de son Institutio pour le Lexicon. L’Universae philosophicae institutio est littéralement citée dans plusieurs articles essentiels, comme « Idea », « Mens » ou « Materia » : si personne, parmi les minores repris par Chauvin, ne joue un rôle plus important que Cally dans le Lexicon, il arrive que Cally soit même substitué à Aristote. Ainsi, disant citer la Métaphysique d’Aristote, Chauvin donne en réalité non le texte même d’Aristote, mais celui de sa paraphrase par Cally dans son Anthropologia (p. 88). Cette présence décisive de Cally est particulièrement nette dans la reprise de la démonstration du cogito comme premier principe, qui provient textuellement de son Anthropologia (p. 97), ou dans l’article « Relatio », qui provient encore de l’Universae philosophiae institutio (p. 101), ou encore dans l’art. « Libertas » (p. 136). Mais surtout, tout se passe comme si Cally était pour Chauvin un garant d’orthodoxie cartésienne ; et à rebours comme si le cartésianisme ne pouvait entrer dans le Lexicon que déjà pré-scolarisé, pour ainsi dire, ou pré-systématisé sous la forme que Cally lui donne dans l’Institutio. On sera ainsi par exemple sensible, avec G. Gasparri, à la définition de la science, dans laquelle Chauvin ajoute à celle, traditionnelle, prise des Analytiques postérieurs la détermination cartésienne de « cognitio certa et evidens » (entrée « Scientia »). On ne pourra manquer de regretter que d’autres articles du Lexicon n’aient pas fait l’objet d’analyses aussi fouillées que celle de substantia – comme, pour n’en citer qu’un, l’entrée existentia (signalons aussi le petit art. inexistentia) –, tout en convenant que le livre devait rester dans des dimensions raisonnables et que ce qui nous est proposé manifeste un remarquable travail d’explication et de recherche de sources qui font de cette monographie un ouvrage de référence, en même temps qu’un cas exemplaire d’investigation sur les dictionnaires philosophiques qui font florès alors.

Il faut donc remercier l’A. de nous avoir offert ce livre (tout en regrettant que, consacré à un français écrivant en latin à Berlin, il soit publié en anglais), qui non seulement consacre à ce Lexicon novantique une monographie qui faisait défaut depuis longtemps, mais contribue, de façon à la fois originale et savante, à notre meilleure connaissance de l’histoire de l’ontologie (et de celle qui s’inscrit en grande partie dans ces ouvrages si philosophiquement singuliers que sont les dictionnaires) et de son ambivalence principielle, dont on sait qu’elle était a priori vouée à l’échec que diagnostiquera Kant en dénonçant « le nom orgueilleux d’ontologie ».

Vincent CARRAUD

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Pour citer cet article : Vincent CARRAUD, « GASPARRI, Giuliano, Etienne Chauvin (1640-1725) and his Lexicon philosophicum, Hildesheim, Olms, 2016 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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MARTINEAU, Emmanuel, « Les amis inconnus. Pascal et Descartes », Conférence, 44, printemps 2017, p. 391-399.

Si l’amitié est chose rare, exceptionnelle dans la puissance de sa réciprocité est l’amitié entre deux philosophes. Rompant avec l’antagonisme entre les deux génies français imaginé au mépris des textes pendant des décennies, l’A. ouvre avec finesse et discrétion « quelques aperçus inattendus sur la relation personnelle et philosophique de Pascal avec celui qui fut et qui toujours resta son seul et unique maître après Dieu, Descartes » – et, pour tout dire, bien au-delà de la « civilité », sur leur amitié. Pour ce faire, il revient sur deux textes.

Le premier est la lettre écrite par Jacqueline Pascal [= JP] à Gilberte Périer, sa sœur, le 25 sept. 1647, qui rapporte « l’entrevue » de D. et de Pascal des 23 et 24 sept. 1647 (éd. J. Mesnard, OC II, p. 480-482), qui avait déjà fait l’objet des conjectures de G. Rodis-Lewis (« La rencontre de Descartes et Pascal : réalité et fiction », BC XXII, 3.2.16). On sait que le grand homme, si occupé qu’il fût à la toute fin de son séjour parisien, « avait fort témoigné avoir envie » (JP) de voir Pascal : s’ils parlèrent de la machine arithmétique et surtout du vide le premier jour, D., « fâché d’avoir été si peu céans », promit à Pascal de le revoir le lendemain… pour parler de quoi ? Si JP précise alors que « M. Descartes venait ici en partie pour consulter le mal de <s>on frère, sur quoi il ne lui dit pourtant pas grand-chose », elle indique qu’ils « parlèrent de bien d’autres choses […] ; mais je ne saurais qu’en dire car pour hier je n’y étais pas et je ne le pus savoir ». Trois heures de conversation qui nous laissent dans l’ignorance « de ce que Descartes et Pascal ont pu se dire philosophiquement », nous dit E. Martineau (l’après-midi, Pascal « disputa », contre Roberval cette fois, de théologie et de physique, OC II, p. 481). Reste que De l’art de persuader (OC III, p. 424) suffit à prouver que Pascal a « embrassé sans réserve le cartésianisme des deux premières Méditations » (E. Martineau). Et que D., à en croire Baillet que ne cite pas l’A., fut « ravi de l’entretien de M. Pascal » (Vie II, p. 330 ; OC I, p. 801). Trois heures, n’est-ce pas suffisant pour nourrir une amitié que préparait une « estime » réciproque ? (Sur ce point, voir encore Baillet, Vie II, p. 589 et 381 : Pascal « devient son ami ».)

Le second texte est la célèbre méditation de Pascal sur la mort de son père adressée à Florin et Gilberte Périer le 17 oct. 1651. On y lit : « […] pratiquons cet enseignement que j’ai appris d’un grand homme dans le temps de notre plus grande affliction, qu’il n’y a de consolation qu’en la vérité seule » (OC II, p. 853). « Il est difficile de préciser cette allusion », notait J. Mesnard. E. Martineau fournit plusieurs arguments qui permettent d’attribuer une forte probabilité en faveur de l’identification de D. avec ce « grand homme » : non seulement en rappelant les art. 145-146 des PA (publiés moins de deux ans avant la mort d’Étienne Pascal) que Pascal transforme, conformément à son habitude, en un « plaidoyer enthousiaste pour la cause de Dieu », mais en relevant que ce « grand homme » est supérieur à Sénèque et même à Socrate, philosophe donc, et grand philosophe en ce qu’il a « délivré la physique de l’anthropomorphisme et la morale de la superstition […] en refondant l’une et l’autre sur une métaphysique libérée du dogmatisme et du scepticisme [… et] rétabli la concordia discors de la métaphysique et de la physique ». Encore fallait-il prendre au sérieux la grandeur de ce « grand homme », « car la grandeur est une phénoménologie de l’esprit humain advenant à lui-même » : ce que Pascal a le premier reconnu et pensera à son tour.

Vincent CARRAUD

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Pour citer cet article : Vincent CARRAUD, « MARTINEAU, Emmanuel, « Les amis inconnus. Pascal et Descartes », Conférence, 44, printemps 2017, p. 391-399 » in Bulletin cartésien XLVIII, Archives de Philosophie, tome 82/1, Janvier-mars 2019, p. 143-224.


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DELFORGE, Frédéric, Jacqueline Pascal (1625-1661). Biographie, Paris, Classiques Garnier, 2016, 157 p.

Il aura fallu attendre plus de 150 ans, depuis l’imposant livre de V. Cousin paru en 1844, pour qu’une nouvelle biographie soit consacrée à la sœur cadette de Pascal : publiée en 2002 chez Nolin et préfacée par J. Lesaulnier dans la collection « Univers de Port-Royal » (oubli du BC XXXIII), qui vient de la rééditer dans la même collection, mais cette fois aux Classiques Garnier, elle est due au regretté pasteur F. Delforge (1909-2002), bien connu des spécialistes du jansénisme et de ceux de l’histoire de l’enseignement pour sa minutieuse enquête sur Les petites écoles de Port-Royal, 1637-1660 (Cerf, 1985), qui s’efforcèrent de renouveler la pédagogie (en français !) du Grand Siècle, dans un esprit qui se voulait augustinien et dont l’histoire, aussi brève que tourmentée, s’est achevée avant que parussent la Grammaire générale et raisonnée et la Logique de Port-Royal. Ce sont les documents réunis dans les quatre volumes magistraux des Œuvres complètes de Pascal, édités par J. Mesnard de 1964 à 1992, qui ont permis à l’A. d’en proposer une synthèse chronologique qui ne se limite pas à paraphraser la Vie de Jacqueline Pascal rédigée par sa sœur Gilberte (voir OC I, p. 652-675) et complète utilement le n° 31 des Chroniques de Port-Royal (1982) consacré aux deux sœurs. L’A. signale à juste titre l’intérêt de l’écrit – elle avait 25 ans – Sur le mystère de la mort de notre Seigneur Jésus-Christ (OC II, p. 746-762), qui mériterait d’être rapproché de l’Abrégé de la vie de Jésus-Christ et du Mystère de Jésus de Pascal. Rappelons enfin aux cartésiens que c’est à Jacqueline que l’on doit la narration de la rencontre de Pascal et de D. les 23 et 24 septembre 1647, dans une lettre à Gilberte datée du 25 septembre (OC II, p. 480-482). Mais l’A. n’en a pas saisi l’enjeu (p. 40-41) : sur cette amitié, qui n’eut pas besoin d’une « longue fréquentation », car « on peut dire beaucoup de choses en peu de temps » (AT IV 537, 24-27), voir désormais E. Martineau, « Les amis inconnus. Pascal et Descartes » (Conférence, 44, printemps 2017, p. 391-399).

Vincent CARRAUD

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Pour citer cet article : Vincent CARRAUD, « DELFORGE, Frédéric, Jacqueline Pascal (1625-1661). Biographie, Paris, Classiques Garnier, 2016, 157 p.. » in Bulletin cartésien XLVII, Archives de Philosophie, tome 81/1, Janvier-mars 2018, p. 171-223.

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LEBRUN, Gérard, Pascal. Tours, détours et retournements, Paris, Beauchesne, 2016, 103 p.

Le remarquable spécialiste de Kant et de Hegel qu’était G. Lebrun n’a pas dédaigné de publier en 1983 en portugais un petit livre pour grand public, plusieurs fois réédité (éd. Brasiliense). Sa rétroversion (le texte français original est perdu) et sa publication sont dues à la piété de F. Wolff, qui a enrichi le livre d’un certain nombre de notes et de références, à commencer par celles aux Pensées elles-mêmes (p. 81-82, une allusion, explicitée et corrigée par l’éditeur – mais lire dans la note « p. 1202 sq. » et non « 1252 »), à une lettre que Pascal écrit à Domat en 1661 (fragment d’une lettre aux Périer, OC II, p. 1205-1207) permet de savoir que Lebrun utilisait encore la célèbre édition Brunschvicg minor de 1897). Si le rapport de Pascal à D. est traité de façon extrêmement conventionnelle (chap. 2 « Descartes inutile et incertain »), les six chapitres allègres qui composent ce petit livre sont souvent suggestifs ; ils ont pour objet un thème fondamental privilégié (1, « La raison des effets » (et le divertissement) ; 4, « Le point imperceptible » ; 5, « Signaux dans la nuit » (le Dieu caché) ; 6, « Faites vos jeux » (le pari) et un « Intermède satirique » (chap. 3) évoque Les provinciales). Mais surtout, la brièveté de cette présentation, qui correspond bien à son sous-titre, ne l’empêche pas d’être à la fois gouvernée par une question, celle du point de convergence de toutes les « facettes » de Pascal, et orientée vers une thèse que Lebrun oppose à l’édulcoration de la Pascaldeutung : « cet antimétaphysicien demeura obsédé par l’idéal d’une sécurité que la métaphysique – il fut le premier à le voir – ne pouvait plus apporter à l’homme occidental ».

Vincent CARRAUD

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Pour citer cet article : Vincent CARRAUD, « LEBRUN, Gérard, Pascal. Tours, détours et retournements, Paris, Beauchesne, 2016, 103 p. » in Bulletin cartésien XLVII, Archives de Philosophie, tome 81/1, Janvier-mars 2018, p. 171-223.

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FOISNEAU, Luc, avec la collaboration de DUTARTRE-MICHAUT, Isabelle et de BACHELIER, Christian, Dictionnaire des philosophes français du XVIIe siècle. Acteurs et réseaux du savoir, Paris, Classiques Garnier, 2015, 2138 p.

La publication en français d’un Dictionnaire des philosophes français du XVIIe siècle semble une excellente chose : et de fait il est probable que ce Dictionnaire, qui ne fait pas double emploi avec l’admirable Grundriss der Geschichte der Philosophie, Die Philosophie des 17. Jahrhunderts, 2 (éd. par J.-P. Schobinger en 1993), rendra bien des services aux doctorants et aux chercheurs français en leur évitant d’avoir à le consulter en anglais (New York/Londres, 2008 ; la version française est augmentée ; certains articles, traduits de l’américain, conservent des expressions peu intelligibles en français, comme celle du refus du sacrement au duc de Liancourt). Ses deux mille pages en un volume, comprenant près de 700 notices, en font un instrument de travail aussi commode que riche, surtout grâce à un index historique et raisonné de près de 350 p., qui, outre les différentes fonctions habituelles de renvois internes d’un tel index, propose des notules biographiques pour les auteurs dépourvus de notices dans le Dictionnaire. Le nombre des collaborateurs (plus de 160) est impressionnant, même s’il laisse d’emblée présager du caractère scientifiquement disparate des notices et des bibliographies, insuffisamment harmonisées. Le XVIIe siècle s’entend ici de l’ensemble des auteurs qui ont « publié un ouvrage ou rédigé un manuscrit entre 1601 et 1700 ». Il y a peu d’oublis (du moins concernant les auteurs qui ont publié), peu d’ajouts indus (Huygens, mais pas Zuylichem !) et les notices sont le plus souvent bien informées ; elles sont principalement historiques, voire souvent purement biographiques : ce n’est pas un dictionnaire philosophique des philosophes, et l’on reste souvent sur sa faim lorsque l’on cherche ce que les auteurs ont pensé (cette règle est presque générale ; mais pour ne prendre qu’un exemple, on chercherait en vain dans l’affligeante notice « Camus » une caractérisation, même sommaire, de la « sceptique chrétienne » longuement développée dans les Diversités). Les citations données sont le plus souvent exactes, ce qui imposera aux utilisateurs de les vérifier : « les sons […] peuvent signifier tout ce que l’on voudra, si l’on en excepte la métaphysique », écrit Mersenne, et non « si l’on exempte la métaphysique » (p. 1212, dans une notice par ailleurs sérieuse).

Les bibliographies des études, capitales dans ce genre d’ouvrages, sont étonnamment présentées selon l’ordre alphabétique de leurs auteurs et non selon l’ordre chronologique de leurs publications : c’est nier de facto l’idée d’une progression de la recherche et de la discussion argumentée nourries par les diverses interprétations successives (à titre d’exemple, on regardera celle de la notice « Malebranche », qui commence ainsi : Alquié 1974, André 1886, Bardout 1999, etc., sans que rien n’indique que c’est par le P. Ingold qu’a été publiée en 1886 la Vie du P. Malebranche d’André, antérieure d’un siècle et demi) ; d’où aussi l’incommodité de devoir parcourir toute la colonne de noms pour relever, par exemple, les premières études ou au contraire les plus récentes consacrées à tel philosophe. Ces bibliographies sont en outre elles aussi très inégales ; certaines omissions étonnent, en particulier quand il s’agit d’auteurs sur lesquels peu d’études philosophiques ont porté (on constatera que la notice « Lesclache » ignore les travaux de R. Ariew, pourtant contributeur du Dictionnaire, ou que l’étude de J.-R. Armogathe sur « An Deus sit. Les preuves de Dieu chez Marin Mersenne » est oubliée des notices « Gamaches » et « Duval » – quant à l’autre Duval (Guillaume), le grand éditeur d’un Aristote complet bilingue publié à Paris en 1619 (et dont les synopsis sont si importants), professeur au Collège Royal, il est purement et simplement omis. C’est également le cas des bibliographies primaires, qui oublient souvent les reprints contemporains (par exemple, dans la notice « Clerselier » comme dans « Descartes », la précieuse réédition des Lettres dans l’exemplaire de l’Institut parue chez Conte à Lecce en 2005).

L’éditeur reconnaît que la définition de « philosophe » et « philosophie » pose des problèmes importants puisque l’usage de ces mots au XVIIe siècle « excède largement les bornes de leur usage contemporain » (p. 28). Certes. Mais enfin, parmi les disciplines appelées « frontalières », l’éditeur nomme en premier lieu la théologie, et consacre à cette « difficulté » une petite page et demie (p. 28-30). On s’étonne donc particulièrement que, parmi les monographies qui ouvrent le Dictionnaire et en fixent la méthodologie (cartésiens, scolastiques, libertins, pensée clandestine, sciences, arts, controverses religieuses, sociabilités), aucune ne soit consacrée à la théologie ut sic, pudiquement évoquée dans la rubrique « Philosophies et théologies scolastiques » ! Il y a là un présupposé méthodologique discutable, car il faut bien reconnaître que la plupart des auteurs auxquels une notice est consacrée furent des théologiens. Prenons l’exemple de la lettre A, qui comporte 38 entrées :

— Sont purement théologiens (apologistes, controversistes, moralistes, biographes, abbesses etc.) : Abbadie, Abelly, Adam, Ailly, Alexandre, Allix, Ameline, Amelote, Amyraut, Andéol, Annat, Arnauld (Chaumes), Arnauld Angélique, Arnauld Agnès, Arnaud d’Andilly Angélique, Arnoux, Aubert de Versé, Aubertin.

— Libertins, clandestins : Anti-bigot, Art de ne rien croire.

— Savants, médecins et alchimistes : Abraham de la Framboisière, Alary F., Alary J., Arçons, Atremont, Auzout, Aubery du Maurier (la notice consacrée à ce dernier est particulièrement défaillante).

— Divers non-philosophes, historiens, avocats : Amelot de la Houssaye, Ancillon, Arnauld d’Andilly Robert, Aubery A., Aubignac.

— Restent à la philosophie (non exclusivement, car ils sont d’abord théologiens) : Abra de Raconis, Ansillon, Arnauld A., Arnou, Arroy si l’on veut, soit moins de 15 % des entrées… Certains contributeurs, comme ceux déjà cités, l’avouent aisément : ainsi de Jean Adam, qui « n’était pas à proprement parler un philosophe » (p. 110) ou de Jean d’Alary, dont les œuvres « ne concernent pas la philosophie, sinon par le platonisme mondain qui s’en dégage » (p. 116). Avouons que nous avons un peu de mal à ranger Mère Angélique, Abelly et bien d’autres parmi les « philosophes ». Plus grave peut-être, les notices consacrées à quelques grands théologiens, fussent-elles précises, échouent à dire l’intérêt proprement philosophique de leurs œuvres (ainsi par exemple de « Condren » et même de « Bérulle », dont le néo-platonisme n’est pas caractérisé ; l’article « Duval », déjà mentionné, se contente de dire que son commentaire de la Summa theologiae est « classique », p. 649 !). Ce Dictionnaire est donc un dictionnaire culturel ou intellectuel qui donne une idée assez représentative des contextes théologique (y compris polémique) et scientifique contemporains d’un nombre relativement petit de philosophes – encore eût-il fallu le dire. En ce sens, le sous-titre « Acteurs et réseaux du savoir » paraît plus pertinent que le titre de Dictionnaire des philosophes. Il est en tout cas difficile de ne pas voir une part de prévention idéologique dans le présupposé méthodologique qui gouverne la présente entreprise, malgré un souci scientifique indiscutablement premier.

Venons-en rapidement aux cartésiens et anticartésiens français, dont la responsabilité à été confiée à E. Faye, et d’abord à la notice « Descartes » – même si l’on ouvre sans doute rarement ce genre de dictionnaire pour s’informer sur D. lui-même. Quoi qu’il en soit, on est en droit d’attendre d’une notice de dictionnaire à la fois des informations correctes et la présentation impartiale de l’état des recherches. Nous en sommes très loin, comme la bibliographie choisie suffit à en prendre conscience – elle ne mentionne par exemple qu’un seul ouvrage de J.-L. Marion ou ignore ceux de G. Rodis-Lewis, L’œuvre de Descartes (Paris, 1971), de J.-R. Armogathe, Theologia cartesiana (La Haye, 1977), de G. Olivo, Descartes et l’essence de la vérité (Paris, 2004), de D. Rabouin, Mathesis universalis (Paris, 2009) ou de F. de Buzon sur La science cartésienne et son objet (Paris, 2013), comme les importants colloques organisés depuis vingt-cinq ans à la fois par le CEC et le Centro de Lecce – au demeurant, la bibliographie des œuvres est également loin d’être impeccable (L’homme de 1664 n’est pas la traduction française du De homine de 1662 ; le commentaire du DM par Gilson est précédé de son « texte », mais non pas de son « édition » ; D. n’a pas écrit les Regulae en néerlandais, ni en français dans l’édition (sic) de K. S. Ong-Van-Cung, etc.). Quant à la notice elle-même, elle est tellement partisane qu’après avoir suscité l’agacement à la lecture des trois colonnes consacrées à Gassendi (il y a évidemment une notice « Gassendi » par ailleurs), elle ne peut que faire sourire à celle de phrases qui tronquent le propos de D. jusqu’à lui faire dire le contraire de sa pensée. Ainsi p. 538, « Descartes combat dans les Principes l’anthropomorphisme de la théologie pour laquelle “Dieu a créé toutes choses pour l’homme” (III, 3) ». Mais en III, 3, on lit « Quo sensu dici possit omnia propter homines facta esse » : c’est que, si D. rejette l’opinion d’un usage de la création réservé à l’homme et tient son hypothèse comme « ridiculum et ineptum in physica consideratione », il ne juge pas moins que dire que « tout ait été fait pour l’homme » est « pium in ethicis », qui invite à rendre grâces et à « brûler d’amour » pour Dieu ! Mais sans doute cela se concilierait-il mal avec l’idée maîtresse d’une « pensée de la perfection de l’homme considéré dans toutes ses dimensions » (p. 539) – on glisse allègrement de l’habitus non errandi en quoi consiste la maxima et praecipua hominis perfectio à la « pensée de l’hominis perfectio », absolument parlant. On apprend aussi que, dans les Meditationes, « le doute s’appuie désormais sur le double argument d’un Dieu trompeur et d’un mauvais génie » (p. 535) ou que, selon les Passions de l’âme, « toute pensée est liée à quelque mouvement du corps » (p. 539).

Il ne saurait être question de passer en revue ici toutes les notices consacrées à des « cartésiens », qui, comme je l’ai dit du Dictionnaire dans son ensemble, sont de style et de qualités très diverses (il y a aussi beaucoup de répétitions dans les bibliographies, non seulement celles des « écrits contemporains », mais aussi dans celles des études, la plus haute fréquence étant atteinte par le tome 37 de la revue Corpus sur « Cartésiens et augustiniens au XVIIe siècle », il est vrai édité par le responsable de ces rubriques). Il en est donc d’excellentes, et on comprendra que le présent compte rendu évite les comparaisons et la distribution des bons points – même si quelques perles sont tentantes, comme celle qui voit dans le Durand commenté un « ouvrage portant sur le théologien de Bayeux Barthélémy d’Antibes (XIe siècle) ». On regrettera la minceur de certaines notices (Chauvin) et plus encore l’absence d’autres, qui eussent été légitimes dans un dictionnaire des philosophes, comme celles qu’eussent mérités Jean Du Hamel, dont les Réflexions critiques sur le système cartésien de M. Régis de 1692 sont seulement mentionnées à l’article « Régis », ou Jean-Robert Chouet (exclu parce que genevois ?), voire « Jean Gayot », auquel ses Synopses ex philosophia decem, Lyon, 1674, ne valent même pas une notule. Et il va de soi que l’Hyperaspistes reste introuvable.

Quoi qu’il en soit, voici un Dictionnaire appelé à devenir vite un usuel, fruit d’un travail collectif qui suscite l’admiration. Il n’est pas nécessaire de rêver pour formuler avec D. « l’espérance qu’il pourra… être fort utile » – et le serait plus encore en version informatique.

Vincent CARRAUD

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Pour citer cet article : Vincent CARRAUD, « FOISNEAU, Luc, avec la collaboration de DUTARTRE-MICHAUT, Isabelle et de BACHELIER, Christian, Dictionnaire des philosophes français du XVIIe siècle. Acteurs et réseaux du savoir, Paris, Classiques Garnier, 2015, 2138 p. » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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