Auteur : Farida Djemaï

 

Eileen M. HUNT (éd.), Portraits of Wollstonecraft. The Making of a Feminist Icon, 1785 to 2020, New York, Bloomsbury Publishing, 2e édition corrigée, 2024, 716 p.

Ce livre a offert au public, pour la première fois, une véritable encyclopédie des représentations et réceptions de Mary Wollstonecraft. Portraits de Mary Wollstonecraft. La naissance d’une icône féministe suit les réceptions de sa pensée politique, comme celle d’une figure emblématique de la lutte pour les droits humains.

Éditée par Eileen M. Hunt, cette première encyclopédie sur les réceptions publiques de la philosophe et écrivaine féministe nous propose plus d’une centaine de représentations, des portraits célèbres peints par John Opie, John Keenan, des gravures et des poèmes de William Blake, un extrait publié des réceptions de Mary Wollstonecraft par Virginia Woolf, et une introduction de Frankenstein – dont l’auteur est aussi célèbre que sa mère, puisqu’il s’agit de Mary Shelley.

Portraits of Wollstonecraft suit les réceptions de ses œuvres, dans une approche historique et multiculturelle, dans le domaine de l’art comme dans celui de l’imprimé en général. Il s’agit d’une encyclopédie qui, comme toute encyclopédie, se donne pour objectif d’être la plus complète possible. Pour cela, elle présente plus d’une centaine de textes et de portraits, des artefacts datant du xviiie siècle jusqu’à aujourd’hui. Chaque réception et représentation de Mary Wollstonecraft est accompagnée d’une analyse contextuelle, qui présente les enjeux historiques, politiques et philosophiques de la réception, que cette réception ait lieu en art, en littérature, en philosophie ou en politique.

L’encyclopédie comporte trois parties, qui suivent un déroulement chronologique, chacune étant composée de deux chapitres. Le premier retrace la réception de l’œuvre de Wollstonecraft de 1785 à 1804 en art, plus d’une dizaine de portraits et gravures étant reproduits et faisant l’objet d’une analyse contextuelle. Le deuxième met en avant sa réception nationale et internationale dans la presse, de 1787 à 1897, alors que Wollstonecraft était encore vivante. La deuxième partie traite des réceptions posthumes dans le monde anglophone, de 1798 à 1884. Le quatrième chapitre examine une série d’analyses internationales sur les écrits et la vie de Wollstonecraft de 1798 à 1913, de la Suède à l’Amérique latine. Enfin, la troisième partie présente les réceptions de sa pensée dans la littérature anglaise. Le sixième et ultime chapitre examine son influence dans la philosophie et l’action politique – notamment à travers l’édition du centenaire des Droits de la femme par Millicent Fawcett, suffragiste anglaise, mais également des discours et des hommages de Ruth Benedict à Virginia Sapiro en passant par Amartya Sen (le tout en relatant leur visite à la National Portrait Gallery à Londres pour contempler le portrait de l’auteur des Droits de la femme).

L’œuvre de Mary Wollstonecraft ne peut être détachée de sa vie, c’est de sa condition que naît la conscience de l’oppression des femmes dans le monde entier. Contentons-nous de rappeler quelques points de repère qui font l’objet d’abondants développements tout au long de l’ouvrage. Née en 1759 dans l’est de Londres, dans une famille assez aisée, Mary voit les violences physiques et psychiques endurées par sa mère, dépendante d’un homme qui la tyrannise. Elle est donc, depuis l’enfance, témoin de l’enchaînement et de la déshumanisation des femmes par les hommes et par la société. C’est ce dont témoigne Maria, or the Wrongs of woman (1798), ouvrage publié de façon posthume par son mari William Godwin. Dans cet ouvrage, Maria est injustement enfermée dans un asile d’aliénés par son mari. Les personnages féminins, aussi bien Maria que les autres qui constituent son entourage, sont assujettis à un homme de leur naissance à sa mort : à leur père, à leur frère puis à leur mari. Une femme est éduquée à se conformer à un rôle subalterne. Elle devient une chose destinée à divertir les hommes, à procurer du plaisir ou tenir un foyer et être de bonne compagnie. Elle est dépendante des hommes non seulement financièrement, mais aussi affectivement, tandis que les hommes sont pour leur part éduqués à la responsabilité, à la méthode, à l’apprentissage de l’exercice de la raison et au travail. L’instruction et l’éducation des jeunes filles et des femmes à la raison, au travail et aux responsabilités est ainsi la première étape dans l’acquisition des droits humains. C’est aussi cette idée politique avant-gardiste que Mary Wollstonecraft soulève au xviiie siècle dans ses écrits philosophiques et romans : l’intime est politique, de même que la vie domestique des femmes et le refus de l’instruction des jeunes filles par la société sont politiques.

Un certain nombre de documents rassemblés dans Portraits of Wollstonecraft permettent de montrer l’étendue du succès mondial que deux ouvrages de Mary Wollstonecraft connaissent dès leur publication, par Joseph Johnson, son éditeur et ami à Londres : A Vindication of the Rights of Men (1790) et A Vindication of the Rights of Woman (1792) font en effet immédiatement l’objet de critiques littéraires publiques. La première critique de A Vindication of the Rights of Men est ainsi publiée dans la Critical Review (p. 59), en décembre 1790. L’auteur de la critique traite négativement cette Lettre à Edmund Burke (rappelons le titre complet de l’ouvrage : A Vindication of the Rights of Men, in a Letter to the Right Honourable Edmund Burke; Occasioned by His Reflections on the Revolution in France) qui s’appuie sur la théologie chrétienne dissidente de l’ami et mentor de Mary Wollstonecraft, le révérend Richard Price. Dans cet ouvrage, Mary Wollstonecraft défend le droit de tout être humain, quelle que soit sa condition, d’user de sa raison et de posséder des droits civils et politiques. Elle est une admiratrice de la Révolution française et, à ce titre, une philosophe des Lumières, doublée d’une philosophe féministe qui élabore une pensée radicale fondée sur la revendication du nécessaire développement de l’instruction rationnelle pour les femmes et les jeunes filles. Le développement de la raison est une condition de l’apprentissage de la vertu morale, ce sont les deux fondements de l’émancipation de la femme : c’est en devenant elle-même respectable et respectée que cette dernière se placera à l’égal de l’homme.

L’encyclopédie présente notamment une deuxième critique de cet ouvrage publiée en Jamaïque par le Daily Adviser de Kingston, le 1er mars 1791 – le numéro de février 1791 ayant déjà reproduit de longs extraits de l’ouvrage de A Vindication of the Rights of Men. Cette critique littéraire est reproduite telle quelle (p. 61). Parmi les extraits de Wollstonecraft donnés dans le Daily Adviser en février 1791, on retrouve ceux qui mettent l’accent sur le mépris des pauvres dont Edmund Burke fait preuve, mépris qui est dénoncé par Mary Wollstonecraft. En effet, les pauvres n’ont pas de droits civils et politiques au xviiie siècle. Le Daily Adviser met aussi en avant l’attaque de Mary Wollstonecraft contre l’enfer de l’esclavage et de la traite des esclaves, pilier de l’économie mondiale. Comment est-il possible au sein de l’humanité de distinguer entre humains et non-humains, de réduire l’état de certains hommes à celui des animaux en fonction de leur couleur de peau, de leurs origines sociales et ethniques ? C’est aussi contre cette idée que le traité pour les droits des hommes est rédigé. Cette deuxième critique démontre que l’ouvrage de Mary Wollstonecraft a incontestablement eu une réception mondiale dès sa parution, quelques mois avant la révolution haïtienne.

De la même façon, en 1792, la publication de A Vindication of the Rights of Woman fait immédiatement l’objet de nombreuses critiques littéraires dans le monde entier dont un certain nombre est reproduit dans Portraits of Wollstonecraft. La première critique est ainsi publiée à Londres en juin 1792 (p. 62). La critique est favorable et positive, l’auteur William Enfield (1741-1797) soulignant combien il est difficile de relever la moitié de l’espèce humaine d’une dégradation et d’un assujettissement à la mesure des bêtes pour la placer à sa juste place dans la société.

L’ouvrage dans ses différentes dimensions permet de souligner, à la suite de Mary Wollstonecraft, que si les femmes ne sont pas éduquées à la raison elles ne sont de ce fait pas du tout éduquées. C’est par conséquent la raison qu’il convient de développer pour les femmes. Mary Wollstonecraft remet en question l’éducation traditionnelle des jeunes filles et des femmes ; cette éducation doit être réformée afin qu’elles deviennent vertueuses et raisonnables. L’enseignement de la vertu et de la raison est fondamental, car grâce à l’instruction, les femmes comprendront qu’elles doivent s’émanciper moralement et financièrement pour être à égalité avec les hommes – la pauvreté de la condition féminine étant la cause de sa précarité et sa vulnérabilité.

Farida Djemaï

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Pour citer cet article : Eileen M. HUNT (éd.), Portraits of Wollstonecraft. The Making of a Feminist Icon, 1785 to 2020, New York, Bloomsbury Publishing, 2e édition corrigée, 2024, 716 p., in Bulletin de philosophie anglaise IV, Archives de philosophie, tome 88/2, Avril-Juin 2025, p. 167-208.

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Michael Alexander Stewart, Hume’s Philosophy in Historical Perspective, éd. et intr. par J. A. Harris, R. Savage et J. P. Wright, Oxford, Oxford University Press, 2022, 416 p.

Hume’s Philosophy in Historical Perspective est un recueil des études que Michael Alexander Stewart a consacrées à David Hume, de ses premières publications sur cet auteur jusqu’aux dernières parues originellement dans différentes revues. Au total quatorze publications, réparties en quatorze chapitres, replacent la pensée de David Hume dans son contexte historique. Une telle mise en perspective se situe à la jonction de l’histoire et de l’histoire de la philosophie, en prenant notamment en compte le contexte des Lumières écossaises. Ces publications sont précédées d’une introduction rédigée par James A. Harris et John P. Wright. Dans chaque étude, M. A. Stewart met en lumière les contraintes contextuelles et circonstancielles qui ont façonné l’émergence de la pensée morale, politique et historique de Hume. Ainsi, son travail se situe dans l’espace toujours fécond d’une rencontre, que Hume lui-même a souhaitée au fondement de sa philosophie, entre une philosophie empiriste, sceptique et critique à l’égard de la tradition philosophique. Les recherches ici réunies nous permettent de mieux comprendre l’intensité et la profondeur de la pensée du philosophe. Dans le souci toujours constant de replacer ses idées et l’émergence de sa philosophie dans leur contexte historique, cet ouvrage explore également le rôle d’historien de Hume. En tant qu’historien, celui-ci a connu un grand succès en Angleterre, en France et dans toute l’Europe (chapitre 1, « Hume, David (1711-1776), Scottish Philosopher and Historian »). L’Histoire d’Angleterre paraît entre 1754 et 1762. Les premiers volumes la traite au XVIIe siècle en mettant l’accent sur les monarques Stuart. La réception de ces écrits historiques a été positive et a contribué à consolider la réputation de Hume en tant qu’historien (p. 16 et p. 67).

Le chapitre 2, « The Scottish Enlightenment », replace la pensée de Hume dans le contexte du siècle des Lumières et interroge les liens qu’il a entretenus avec les philosophes écossais, particulièrement avec Francis Hutcheson, mais aussi avec les critiques des philosophes de tendance lockéenne (Thomas Halyburton et Archibald Campbell). Sa pensée sceptique a suscité beaucoup de réactions négatives, qui sont analysées dans ce chapitre : citons les noms de Henry Home of Kames, Thomas Reid, Dugald Stewart ou Thomas Brown. L’ouvrage s’intéresse aussi à la place occupée par David Hume dans les débats sur la religion et ses fondements épistémologiques.

Le chapitre 3, « Hume’s Intellectual Development », retrace l’évolution de la pensée du philosophe, depuis son enfance et ses premiers apprentissages jusqu’au dernier écrit biographique (My own Life). L’auteur décrit avec beaucoup de minutie et de références historiques l’évolution de Hume ainsi que ses lectures. Il présente les différentes influences antiques et humanistes qui se sont exercées sur Hume et apparaissent dans sa Correspondance. Est soulignée d’une part l’importance des auteurs grecs et latins dans le développement de la pensée philosophique de Hume, et, d’autre part, la crise existentielle et religieuse qui a conduit Hume à changer ses projets d’études, en 1730. On apprend notamment les raisons de son départ d’Édimbourg pour Londres, puis pour Bristol et la France. Hume a toujours voué une passion aux études philosophiques, littéraires et historiques : il avait une profonde aversion pour ce qui ne concernait pas ses domaines (p. 72-73). On comprend aussi l’impact de l’œuvre de Shaftesbury, Characteristicks of Men, Manners, Opinions, Times, dans le projet de la nouvelle philosophie de David Hume, une philosophie basée sur l’expérience et l’observation (voir à ce sujet la célèbre « Introduction » au Traité de la nature humaine, Livre I). Ce chapitre explique la déception de son auteur à l’égard du manque de succès du Traité de la nature humaine. Cette épreuve humiliante dans sa carrière littéraire (p. 88) l’a amené à vouloir étendre toujours davantage son public et convaincre le plus grand nombre de lecteurs par la rédaction de L’Enquête sur l’entendement humain et de la Dissertation sur les passions, qui s’adressent autant aux savants qu’aux lecteurs éclairés (p. 89).

Quant au chapitre 4, « The Stoic Legacy in the Early Scottish Enlightenment », il décrit et analyse l’influence de l’école stoïcienne dans la tradition philosophique dominante au XVIIIe siècle en Écosse (p. 109). Y sont analysées des références explicitement et généralement hostiles à la philosophie stoïcienne, une hostilité que M. A. Stewart observe depuis la correspondance de Hume avec Hutcheson en 1739, jusqu’à la rédaction de l’Histoire naturelle de la religion et des Dialogues concernant la religion naturelle. Durant ses années universitaires, Hume étudie le stoïcisme (p. 93) et, longtemps, il lit et pratique une éthique et une conduite de vie stoïcienne, qu’il rejette ensuite (p. 93). Même si son scepticisme est influencé par la tradition antique, cette dernière est aussi critiquée en raison de son détachement par rapport à l’expérience : « chacun consultait » alors « davantage son imagination », sans tenir compte de l’expérience pour élaborer des principes sur l’homme, la vertu et le bonheur (p. 93). Ce chapitre analyse l’influence de Cicéron sur la pensée de Hume, le dépassement par les Modernes de la physique aristotélicienne et le rejet des principes anciens (p. 103). Une attention particulière est consacrée aux « Quatre essais » : « l’Épicurien », « le Stoïcien », « le Platonicien » et « le Sceptique ». Ce dernier représente le scepticisme de Hume, et M. A. Stewart le comprend au prisme de l’idée selon laquelle les émotions, les sentiments, ne peuvent exister par eux-mêmes, « en soi ». Il n’existe, en effet, rien de méprisable, désirable, beau, sans que cela découle d’une constitution humaine particulière (p. 98). Ainsi, le scepticisme de la pensée de Hume met l’accent sur les limites de la raison, invitant à ne pas fonder notre connaissance sur ce qui dépasse le champ de l’expérience possible.

Le chapitre 5, « The Kirk and the Infidel », rend compte de l’échec de Hume, à deux reprises, lors de candidatures universitaires : d’abord à Édimbourg, en 1745, puis à Glasgow en 1752 (p. 130). Il décrypte les tensions intellectuelles entre Hume et les principaux philosophes contemporains, dont Francis Hutcheson. William Whishart avait fortement attaqué la candidature de David Hume auprès des ministres et déformé sa philosophie dans une lettre, dont on trouve le résumé dans la réponse de Hume, A Letter from a Gentleman to his Friend in Edinburg. Ces attaques portent principalement sur son scepticisme, considéré selon les normes de l’époque comme de l’athéisme (p. 132). Selon l’auteur, la réponse la plus complète et formelle de Hume sur ce point a été l’Enquête sur l’entendement humain publiée en 1748 (p. 132).

Le chapitre 6, « Two Species of Philosophy, The Historical Signifiance of the First Enquiry », propose justement une étude de l’Enquête sur l’entendement humain, l’une des plus grandes œuvres de la philosophie occidentale. Il situe l’œuvre dans le contexte des relations de Hume en 1740, puis plus particulièrement de celles qu’il a entretenues avec Francis Hutcheson et son cercle (p. 161), mais envisage également l’influence des écrits d’Anthony Ashley Cooper, comte de Shaftesbury, et du contexte intellectuel de la première décade du XVIIIe siècle. L’auteur souligne le fait que l’Enquête sur l’entendement humain est une défense du scepticisme, condition nécessaire d’une compréhension l’entendement humain (p. 169).

Puisqu’il n’est pas possible de discuter tous les chapitres dans le détail, terminons ce compte rendu par une présentation du chapitre 7, intitulé « Academic Freedom, Origins of an Idea ». Il retrace l’évolution de controverses, largement ignorées par les historiens de l’éducation, qui permettent de replacer dans un contexte historique et politique conservateur l’échec de David Hume lors de ses candidatures à un poste universitaire. M. A. Stewart restitue les débats écossais sur la liberté et fait référence à la défense lockéenne de la tolérance religieuse par Francis Hutcheson (p. 188). Mais il souligne aussi que ces idées de tolérance et de liberté de pensée s’effacent quand il s’agit de la philosophie de David Hume : c’est-à-dire d’une pensée qui remet en question la providence divine et analyse la foi comme une croyance, en d’autres termes, comme un sentiment vif et intense (p. 195).

 

Farida Djemaï

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de philosophie anglaise III chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Michael Alexander Stewart, Hume’s Philosophy in Historical Perspective, éd. et intr. par J. A. Harris, R. Savage et J. P. Wright, Oxford, Oxford University Press, 2022, 416 p., in Bulletin de philosophie anglaise III, Archives de philosophie, tome 87/2, Avril-Juin 2024, p. 199-224.

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