Auteur : Charles Girard

 

Federico Viri, Arts du langage et noétique. La notion d’attentio chez Pierre Abélard, Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale » CXVIII, 2024, 176 pages.

Le livre fait suite à un travail post-doctoral soutenu en 2018 à l’EPHE – travail qui avait alors été supervisé par Irène Rosier-Catach et Laurent Cesalli. Il entend considérer le rôle joué par les actes mentaux dans la théorie de la signification d’Abélard. Il poursuit par là un sillage tracé par Irène Rosier-Catach (après Jean Jolivet) et ses travaux sur l’attentio et le modus enuntiandi, et répond à un souhait de Christopher Martin qui soulignait la nécessité d’un inventaire des descriptions des actes mentaux dans l’œuvre d’Abélard. Pour cet inventaire, l’auteur suggère de recourir à une distinction entre deux contextes : le contexte cognitif et le contexte sémantique. On sépare pour l’analyse les cas où Abélard parle d’actes de connaissance engendrés au contact des choses et ceux où il parle d’actes de connaissance suscités par le discours, par exemple l’audition d’un mot. L’utilisation de cette distinction est originale et constitue l’apport principal de l’étude.

Le livre comprend quatre parties et repose sur trois textes clés, identifiés par des lettres grecques.

La première partie introduit l’arrière-plan boécien et suit trois objectifs. (1) Elle rappelle que pour Boèce les mots signifient les concepts (intellectus) et les choses par leur médiation. Ces intellectus sont d’abord issus d’une connaissance préalable du monde. D’où une légitime distinction entre contextes sémantique et cognitif partout où il est question de tels intellectus. Mais cela signifie aussi que pour Boèce tout intellectus semble dériver d’une chose, principe qui sera mis en question chez Abélard. (2) Il faut également faire le tri dans le lexique boécien entre différents termes désignant des contenus mentaux. (3) Il faut rappeler que deux modèles concurrents de la connaissance peuvent se trouver chez Boèce : celui du second commentaire au Perihermeneias, caractérisé par une hiérarchisation des activités des sens, de l’imagination et de l’esprit, et par une certaine passivité ; celui de la Consolatio, où la chose peut être connue directement par les trois facultés et où la connaissance est décrite comme une saisie active. Le texte α (éd. Meiser, p. 32) relève du premier modèle. Mais Federico Viri pense y repérer la trace d’un rôle actif de la raison précédant la volonté de signifier, ce qui préfigure le modèle de la Consolatio.

La deuxième partie introduit la sémantique d’Abélard. Les éléments du discours ont une double signification : l’une concerne les intellectus, l’autre les choses. Viri revient sur l’idée boécienne selon laquelle tout intellectus dépend d’une chose. Car Abélard maintient des intellectus pour tout une série d’items linguistiques n’ayant pas de choses propres : la chimère, homme, « dans », « est ». Est ensuite introduite la notion de dictum, signifié de la proposition du côté de la chose, qui n’est pourtant rien.

La troisième partie propose un inventaire de textes en appliquant la distinction entre contextes sémantique et cognitif. L’inventaire suit une distinction des œuvres d’Abélard selon trois périodes : la section de la Logica ingredientibus consacrée à l’Isagoge, celle consacrée au Perihermenias, le De intellectibus. Les passages de la première période suffisent à établir une typologie des intellections. L’analyse des textes de la seconde période revient sur trois différences principales entre Abélard et Boèce : Abélard pose des intellectus même là où Boèce n’avait que de l’opinion ; il admet des intellectus même lorsqu’il n’y a pas de similitude ; la présence de la chose semble nous dispenser d’images.

La quatrième partie du livre poursuit l’analyse des textes de la seconde période en se focalisant davantage sur l’attentio (chez l’auditeur puis le locuteur) et sur la distinction entre conception, acte lié à l’imagination, et attention, acte lié à la faculté intellectuelle, notamment à travers l’analyse du texte β (éd. Jacobi-Strub, p. 56-57). F. Viri discute également la vis deliberandi dans le De intellectibus (troisième période, texte ɣ, éd. Morin p. 62-67) comme un autre élément relevant de l’activité de l’intellect, puis compare la noétique abélardienne et celle des Glossae doctrinae sermonum.

Un objectif à mon sens moteur dans le développement du livre – et qui a aussi donné lieu à un article paru dans Vivarium en 2022 – est de revenir à partir d’éléments noétiques (p. 164) sur l’interprétation de la distinction entre les différents types d’énoncés chez Abélard, proposée par Klaus Jacobi, Christian Strub et Peter King en 1996. Abélard semble admettre que des discours autres que la proposition puissent signifier le même intellectus que la proposition, comme « homme blanc » et « l’homme est blanc ». K. Jacobi, C. Strub et P. King voyaient alors le dictum, le signifié de la proposition du côté de la chose, comme le trait distinctif de la proposition, en faisant ainsi primer cette signification sur la signification intellectuelle. Une conséquence de l’identité possible des intellectus est le paradoxe suivant : on ne doit pas pouvoir dire que l’intellectus d’une proposition vraie est lui-même vrai, car alors les autres énoncés signifiant le même intellectus que les propositions seraient eux-mêmes des propositions (puisque les propositions seules signifient le vrai et le faux). K. Jacobi, C. Strub et P. King excluaient donc la vérité et la fausseté du domaine des intellectus. Mais les travaux d’I. Rosier-Catach ont montré une autre voie, en insistant sur le rôle joué par le modus enuntiandi dans la distinction de la proposition et des autres énoncés, ainsi que sur celui de l’attentio dans la génération d’intellectus.

Pour F. Viri, il faut en suivant cette piste montrer pour la proposition l’harmonie entre la signification du dictum et de l’intellectus (p. 68), c’est-à-dire que les intellectus des propositions vraies peuvent aussi être vrais. Cela nécessite de prendre au sérieux le modus enuntiandi mais aussi de transformer la notion d’intellectus. Pour résoudre le paradoxe du vrai, il convient de poser que l’intellectus est connecté à ce mode. C’est le cas si l’intellectus n’est pas simplement un contenu, mais quelque chose qui inclut un acte de l’intellect (p. 68).

Le texte β joue un rôle prépondérant dans ce projet d’harmonisation. L’argument de l’auteur est le suivant : s’il existait un écart entre les deux significations, on devrait le repérer chez Abélard (p. 113). Or on a bien un texte dans lequel celui-ci fait un pas vers un tel déséquilibre, il s’agit justement de β. Abélard y rapporte qu’il semble que les intellectus de toutes les propositions au passé et au futur soient faux, même si ces propositions sont vraies. Prenons « Socrate était assis ». L’image Socrate-assis ne correspond pas à l’état du monde actuel. Mais Abélard propose une solution plus convenable : peut-être ne faut-il pas mesurer la vérité des intellectus selon la correspondance des images, mais selon l’attention qui leur est portée. Quand j’entends « Socrate était assis », je rapporte par l’attention Socrate-assis au temps passé, et ainsi l’intellectus des propositions au passé et au futur peut bien être vrai, quand ces propositions sont vraies. F. Viri pense qu’il est non seulement possible, mais nécessaire que ces intellectus soient vrais si les propositions sont vraies (p. 123).

  1. Viri conclut ainsi qu’il n’y a pas d’écart entre les significations de rebus et de intellectibus des propositions chez Abélard. Ainsi, pour l’auteur, si l’intellectus inclut quelque chose en plus que les configurations, comme l’attentio, on pourra distinguer « homme blanc » et « l’homme est blanc », et maintenir que l’intellectus peut être vrai au même titre que la proposition à laquelle il est lié. Toutefois, il est surprenant que dans β, Abélard ne semble pas alarmé par la possibilité que les intellectus de toutes les propositions au passé et au futur soient faux : cela semblerait suggérer que le sort des intellectus des propositions quant à la valeur de vérité qui doit leur échoir, et donc l’idée d’une harmonie des significations, n’est pas un élément central pour son système.

Le livre constitue une contribution intéressante en ce qu’il met sur la table la distinction entre contexte sémantique et contexte cognitif. La dimension active du processus intellectif chez Abélard est bien mise en évidence. L’ouvrage souffre toutefois de certains défauts.

Il est souvent difficile de se repérer dans les deux dernières parties de l’ouvrage. La cause en est, je crois, qu’elles sont censées faire trop de choses en même temps : inventaire des textes œuvre par œuvre, comparaison interne, comparaison avec Boèce, focus sur l’attention, discussion de la littérature secondaire.

L’ouvrage aurait mérité des introductions et conclusions générales plus fournies. F. Viri revient très souvent sur les « résultats locaux » (p. 165), mais il n’est pas aisé de hiérarchiser ces informations et de se faire une idée claire de ce que l’ensemble de ces résultats impliquent pour la pensée d’Abélard et ses évolutions, même si l’on comprend bien que l’auteur cherche à insister sur les lignes de continuité.

L’intérêt de la distinction entre contexte cognitif et contexte sémantique au sein du livre n’est en fin de compte pas évident, l’attention jouant un rôle décisif dans les deux contextes (p. 85). À deux reprises, F. Viri entreprend de résoudre des tensions relevées entre les textes par Alain de Libera en faisant intervenir les deux contextes (p. 82-85 et p. 145). L’idée semble être qu’Abélard n’insisterait sur les images et ne parlerait d’intelligence qu’en contexte cognitif. Mais les points centraux des exposés auraient mérité d’être clarifiés pour pouvoir mieux juger de leur pertinence. La distinction des contextes est aussi invoquée (p. 20-21, p. 27, p. 165) pour séparer, chez Boèce, l’intellectus (contexte sémantique) des passiones animae et conceptiones animi (contexte cognitif) ; mais son application paraît ici artificielle.

De plus, même si la présence du latin en note peut aider, les traductions des textes sont quelquefois trompeuses. Par exemple, au début du texte α, est attribué à Porphyre ce qui doit l’être à Aristote (p. 26) ; le début du texte p. 62 parle d’intellections de dicta, non d’intellections d’intellections ; le texte p. 67 objecte que si l’existence des choses dont parle la proposition est la mesure de la vérité, alors « Socrate est un âne » sera vraie parce que Socrate et l’âne sont des choses, et non parce que Socrate est un âne. Ces imprécisions ne m’ont cependant pas semblé avoir un impact négatif sur le propos de l’auteur.

Charles Girard

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Pour citer cet article : Federico Viri, Arts du langage et noétique. La notion d’attentio chez Pierre Abélard, Paris, Vrin, « Études de philosophie médiévale » CXVIII, 2024, 176 pages., in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXVI, Archives de philosophie, tome 88/3, Juillet-Septembre 2025, p. 251-254.

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Roger BACON, Des signes, avant-propos, introduction, traduction et commentaire par I. Rosier-Catach, L. Cesalli, F. Goubier et A. de Libera, Paris, Vrin, « Sic et non », 2022, 499 p.

Le volume construit autour de la traduction française du De signis de Roger Bacon, auquel ont contribué Irène Rosier-Catach, Laurent Cesalli, Frédéric Goubier et Alain de Libera, est le point d’achèvement de plus de quarante années de travaux ayant impliqué un grand nombre de chercheurs européens. Il est avant tout extrêmement utile : il présente la traduction française de ce texte important de Roger Bacon, accompagné du texte latin (dans son édition de 1978 par Karin M. Fredborg, Lauge Nielsen et Jan Pinborg, légèrement revue par endroits, en prenant en compte, lorsqu’elles s’y prêtaient, les corrections proposées par Thomas S. Maloney en 2013 à l’occasion de sa traduction anglaise du traité), mais aussi d’un avant-propos, d’une introduction, d’une notice, d’un commentaire paragraphe par paragraphe et d’annexes. Le tout forme un objet – les auteurs le reconnaissent – complexe, mais cette complexité est au service de l’analyse du texte et du bon inventaire de la littérature s’y étant consacrée.

L’avant-propos, signé par Alain de Libera, revient sur la genèse du projet depuis les années 1980 (et avant) et ses aléas, mais surtout envisage le De signis comme un élément, parmi d’autres, permettant d’appuyer, en particulier auprès des non-spécialistes (c’est aussi l’intérêt d’une traduction), la réintégration du Moyen Âge en histoire de la philosophie. Le texte est présenté comme constituant un contre-exemple au récit précédemment dominant selon lequel cette période ne serait qu’une continuation stérile de l’Antiquité, pour le dire trop brièvement.

L’introduction présente notamment le statut ontologique du traité : conservé dans un unique manuscrit, Oxford, Bodleian Library, Digby, 55, le texte fut retrouvé par J. Pinborg et identifié comme une partie manquante (III, 3, 1) de l’Opus maius de Bacon (traité composé à partir de 1260, s’inscrivant dans la deuxième vague de traités baconiens), sur la base des descriptions fournies par Bacon lui-même ailleurs, notamment dans l’Opus tertium. Mais cette partie retrouvée est elle-même incomplète, à deux titres : d’une part, parce que le texte s’interrompt en plein milieu d’un exposé (celui sur la répétition inutile, nugatio), d’autre part, parce que certains des résumés indiquent qu’une autre section devait suivre. Le volume pèse prudemment les différentes hypothèses existantes quant à la nature de l’un et l’autre manques (surtout du premier, pour lequel aucun indice clair ne subsiste). Cela dit, il est rappelé à diverses occasions au lecteur que, même incomplet, le De signis se suffit à lui-même. On peut difficilement ne pas partager cette impression du fait que la construction de l’ensemble apparaît cohérente : les distinctions initiales mises en place par le traité ont déjà trouvé leur utilité dans la résolution d’un certain nombre de questions philosophiques avant l’interruption.

Le volume met d’ailleurs particulièrement bien en valeur la richesse philosophique du texte : double relation de signification du signe, l’une à l’interprète, l’autre au signifié ; priorité de la relation du signe à l’interprète ; réimposition quotidienne (et souvent insoupçonnée) des signes institués volontairement ; les mots imposés pour signifier les choses en dehors de l’âme les signifient directement elles-mêmes ; un mot peut donc perdre son signifié ; impossibilité pour un même signe de signifier une chose existante et une autre non existante sans réimposition. Le commentaire propose une interprétation originale du fameux passage baconien dit du cercle de vin, signe institué volontairement pour signifier le vin disponible dans la taverne, d’après Bacon. Dans ce passage, Bacon affirme que, s’il n’y a plus de vin dans la taverne, le cercle posté à l’extérieur de la taverne perd sa signification, et si un promeneur, par habitude sans doute, continue de le prendre comme signe, il doit être réimposé pour signifier du vin imaginaire. Le problème central vient ici du fait que le promeneur ignorant la pénurie est poussé à réimposer le signe du fait de cette pénurie, ce qui semble contraire avec l’idée que le cercle de vin est un signe institué ad placitum, selon le bon plaisir de l’impositeur. Le commentaire propose l’idée que la liberté est maintenue, dans la mesure où le promeneur est toujours libre de valider ou non la perte du signifié. Sur l’interprétation, d’ailleurs toujours discutable, de ce difficile passage, le lecteur pourra aussi consulter, par contraste, les autres études récentes touchant à ce sujet publiées par Irène Rosier-Catach (« Multa vocabula ceciderunt ab usu. Les mots, le cercle de vin, et le beneplacitum du locuteur », dans P. Borsa et al. (dir.), Per Enrico Fenzi. Saggi di allievi e amici per i suoi ottant’anni, Florence, La Lettere, 2020, p. 25-41) et Frédéric Goubier (« Ad illud cui significat. Le locuteur-roi et courroie », in L. Cesalli et al. (dir.), Ad placitum. Pour Irène Rosier-Catach, t. II, Canterano, Aracne, « Flumen sapientiae », 2021, p. 355-364).

En dehors de l’impression d’exhaustivité qui se dégage du volume, deux points méritent tout particulièrement d’être relevés. D’une part, le fait que la traduction privilégie la clarté. En témoigne, par exemple, l’utilisation de « représentation mentale » pour rendre species au sens non porphyrien du terme. D’autre part, le parti pris fructueux d’insister fréquemment sur la présence souterraine d’Augustin (palpable déjà dans le lexique, signum étant préféré au boécien nota).

Le volume constitue une introduction hors pair au texte baconien, et suscitera, sans nul doute, de nouvelles études sur Bacon et ses contemporains.

Charles Girard

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Pour citer cet article : ROGER BACON, Des signes, avant-propos, introduction, traduction et commentaire par I. Rosier-Catach, L. Cesalli, F. Goubier et A. de Libera, Paris, Vrin, « Sic et non », 2022, 499 p., in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXV, Archives de philosophie, tome 87/3, Juillet-Septembre 2024, p. 199-202.

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