Auteur : Ermylos Plevrakis

 

Pirmin Stekeler, Hegels Religionsphilosophie. Ein dialogischer Kommentar, Hamburg, Meiner, « Philosophische Bibliothek » n° 779, 2024, 1 199 p.

Avec ce commentaire, P. Stekeler achève son projet, aussi monumental que radical, d’un commentaire de toutes les œuvres majeures publiées par Hegel qui, à la fois, reste fidèle au texte original et le traduit dans un langage philosophique contemporain. Or il y a, dans cette réalisation ultime, un revirement surprenant. En effet, le texte sur lequel le commentateur se base désormais n’est plus une desdites œuvres majeures, mais les notes d’une Leçon sur la philosophie de la religion (prises par K. G. J. v. Griesheim lors du semestre d’été 1824). Ce changement est motivé par des raisons systématiques. Il était important, pour le commentateur, de mettre en évidence la philosophie religieuse comme « la somme logique et théologique de la pensée spéculative de Hegel » (p. 11) – et cela en plus et différemment de ce qu’il avait pu faire un an auparavant dans son commentaire sur la Realphilosophie (Meiner, 2023), à savoir dans le cadre systématique de l’avant-dernier chapitre de l’Encyclopédie.

Dans l’ensemble, le commentaire présenté ici doit être lu comme une reconnaissance des « formes pratiques de la religion et de la pensée théologique en relation avec la philosophie et la science » et, inversement, comme une critique constante de diverses « fausses certitudes de l’époque des Lumières et de la modernité » (ibid.).

L’une des thèses principales est que, « sans religion, […] on ne se connaît jamais suffisamment en tant que personne » (p. 83), voire que « ce n’est qu’en tant que personnes religieusement adultes » que nous pouvons être des « personnes à part entière » (p. 85). La philosophie de la religion nous aide alors à devenir de telles personnes en « rendant explicite le sens des formes de pratique [religieuse] » (p. 391) et en les « commentant à un niveau supérieur » (p. 167). Ce faisant, la philosophie de la religion adopte une approche « critique du sens » (p. 148) en attirant l’attention sur les problèmes liés à la « forme narrative des mythes religieux » (p. 453) et en rejetant l’anthropomorphisme, la croyance aveugle aux « miracles » (p. 119) ou l’attachement inconditionnel à une « tradition religieuse particulière » (p. 391). Néanmoins, malgré toutes ces critiques, il ne s’agit expressément « pas de remplacer les formes concrètes d’expression de la religion par les formes toujours trop abstraites de la philosophie » (p. 451). La religion est en effet indispensable car elle « lie le sujet à la transsubjectivité transcendantale et donc à lui-même en tant que personne à part entière », c’est-à-dire « dépasse l’étroitesse de la perspective finie du sujet individuel sur lui-même, sur la nature et sur l’humanité » (p. 152). Mais si un tel dépassement et un tel lien ne sont possibles que ou principalement par la religion, cela semble saper le sens et l’autorité de la fonction critique de la philosophie.

Dans les questions purement théologiques, P. Stekeler se prononce en faveur d’un « panenthéisme moderne » (p. 171), selon lequel Dieu « est esprit ou sujet d’une manière telle qu’il n’y a rien à côté ou en dehors de lui. Tout ce qui existe est “en lui” et appartient à son être pour soi » (p. 988 sq.). L’« esprit » désigne ici un « sujet collectif générique » (p. 420) ou la « forme globale de la vie spirituelle au-delà de tout présent » (p. 276). L’imagination (p. 82), voire la « fiction » « d’un discours et d’une pensée dans le mode logique […] de l’avenir achevé » (p. 199), c’est-à-dire « depuis la fin des temps » (p. 198), en font alors naturellement partie.

En ce qui concerne la multiplicité des religions, P. Stekeler souligne l’inclusivisme et la conception du progrès de Hegel (p. 54 sq. ; 100 ; 105). Le christianisme se distingue comme la religion absolue, car il parvient à garantir de manière absolue la position particulière de l’individu au sein de la vision panenthéiste du monde. Cela se fait en reconnaissant que le sujet personnel possède une valeur et un sens qui « dépassent largement la simple personne juridique et économique », à savoir la « dignité absolue » (p. 956). Faire de la dignité humaine la contribution culturelle et historique la plus importante de la religion (p. 45 ; 436-493 ; 1154-62) : voilà sans aucun doute l’un des aspects les plus précieux de ce commentaire.

Ermylos Plevrakis (Ruprecht-Karls-Universität Heidelberg) [trad. G. Marmasse]

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXXV chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : Pirmin Stekeler, Hegels Religionsphilosophie. Ein dialogischer Kommentar, Hamburg, Meiner, « Philosophische Bibliothek » n° 779, 2024, 1 199 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXV, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 131-172.

♦♦♦

 

J. Winfried Lücke, Religion und Denken: Die Epistemologie religiöser Überzeugungen im Spätwerk G. W. F. Hegels, Tübingen, Mohr Siebeck, 2023, 605 p.

Le volumineux travail de J. Winfried Lücke porte sur diverses thèses de Hegel, afin de reconstruire leur contenu épistémologique religieux dans le contexte des débats contemporains. L’objectif principal est de justifier et défendre un théisme d’inspiration chrétienne. L’auteur rejoint des interprètes comme John N. Findlay, Frederick Beiser, Vittorio Hösle et Friedrich Hermanni et critique, par exemple, les interprétations de Dieter Henrich, Klaus Hartmann et Robert Pippin. La conclusion de l’ouvrage met en avant, et c’est son principal mérite, la contribution de l’auteur à un développement « hégélien » des thèses d’Alvin Plantinga, actuellement très discutées.
La première partie met en évidence l’aspect spécifiquement doxastique de certaines attitudes religieuses à l’aide de définitions « provisoire » de Dieu ou de l’absolu, ainsi que de la représentation et de la foi. Selon l’auteur, la justification proprement hégélienne du statut épistémique des attitudes religieuses se rapproche de la théologie naturelle et du kantisme.
La deuxième partie traite en détail des Leçons de Hegel sur les preuves de l’existence de Dieu, avec l’objectif de retracer la théorie hégélienne des formes religieuses de pensée. Cela permet d’obtenir des contenus théologiques fondamentaux, tandis que la pensée religieuse selon Hegel se révèle être, selon l’auteur, conséquente et de nature authentiquement inférentielle. Ainsi, « dans une perspective hégélienne, il n’est guère possible de douter que les croyants puissent ou aient le droit de revendiquer un savoir et une connaissance authentiques et utilisables ». L’auteur attribue à cette approche le label d’« évidentialisme modéré », par lequel il entend souligner la solidarité essentielle de l’Absolu et de la saisie de la structure catégorielle de la réalité.
Enfin, dans la troisième partie, la perspective est élargie à d’autres problèmes de philosophie de la religion et contenus théologiques. L’auteur défend une interprétation théiste de la philosophie de Hegel dans son ensemble, ainsi que l’identité de contenu de la religion et de la philosophie, la nécessité de la pluralité religieuse, la personnalité de l’Absolu et la nécessité de la création.
D’un point de vue critique, il faut remarquer qu’on pourrait attendre d’un travail qui comporte le mot Denken (penser) dans son titre principal et dans les titres de deux de ses parties principales une interprétation rigoureuse des analyses systématiques de Hegel sur la pensée (cf. Encyclopédie, § 465-468). Au lieu de cela, l’auteur assimile la pensée, dès la p. 4 et en ne faisant qu’une vague référence à l’Encyclopédie (§ 467), à « l’incarnation des facultés rationnelles de formation des concepts, des jugements et des syllogismes » ainsi qu’à la raison.
Le début de la deuxième partie réduit la pensée à une faculté de juger et de conclure, alors qu’au cours de cette même partie, seule la nature inférentielle de la pensée est mise en avant. Même si, dans sa dernière partie principale, l’ouvrage concède, dans un chapitre intitulé « Penser et imaginer », que le discours général de Hegel sur la pensée est bien plus complexe qu’il n’y paraît, il tente encore d’expliquer la pensée en la reconstruisant librement et en se référant seulement aux textes introductifs. Des nuances importantes, comme la spécificité de ce que Hegel appelle la pensée conceptuelle – dans un rapport et une différence notables avec la pensée religieuse – ne sont pas prises en compte. L’épistémologie et la théorie de la pensée religieuse ainsi reconstruites ne gagnent guère en plausibilité face à l’ensemble de l’œuvre tardive de Hegel. Car l’ouvrage ne discute pas spécifiquement de la connaissance théorique finie et ne la distingue pas de manière critique et argumentée de la connaissance spéculative infinie, alors que le contraste est déterminant pour la philosophie de Hegel.
Le travail de J. W. Lücke impressionne par le large spectre des questions systématiques qu’il aborde, par sa connaissance approfondie des débats contemporains en philosophie de la religion et par son goût rafraîchissant pour l’innovation. Si l’on en partage la motivation systématique, et si l’on fait abstraction de certaines difficultés exégétiques et factuelles concernant les idées centrales de Hegel, sa reconstruction systématique peut sans aucun doute être lue avec profit.

Ermylos Plevrakis (Universität Heidelberg) [trad. G. Marmasse]

Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin hégélien XXXIV chez notre partenaire Cairn

Pour citer cet article : J. Winfried Lücke, Religion und Denken: Die Epistemologie religiöser Überzeugungen im Spätwerk G. W. F. Hegels, Tübingen, Mohr Siebeck, 2023, 605 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.

♦♦♦