Les religions éclairées
Dialogues avec les Lumières
Tome 88, cahier 3, Juillet-Septembre 2025
Charlotte Morel, Avant-propos
Les Lumières, sur le plan religieux, ne sont pas seulement l’époque du déisme : une pluralité de formes religieuses a été développée pour inscrire la foi dans le cadre de pensée éclairée tout en respectant le principe de la révélation. Ces « Lumières religieuses » (D. Sorkin) se déclinent diversement selon différents contextes confessionnels et historiques, et c’est cette diversité qui retient ici l’attention. Quels effets peut-elle produire sur le plan philosophique ? Nous nous appuierons aussi sur le fait que le dialogue avec les Lumières a également eu lieu hors d’Europe, pour ne pas concevoir d’emblée le thème des « religions éclairées » comme un entre-soi européen.
Charlotte Morel, Les religions éclairées : questions pour une orientation
Ce dossier reflète la pluralité de formes religieuses développées, dans différents contextes confessionnels et historiques, pour inscrire la foi dans le cadre de pensée initié par les Lumières. On cherchera ici à éclairer la façon dont cette pluralité se structure. Quel rapport l’idée d’une religion éclairée entretient-elle avec la dimension d’universalité ? Si la raison éclaire la foi, sans en être directement la source, quels différents modèles émergent pour un tel éclairage « latéral », selon les différentes fonctions de la rationalité (logique, théorique, pratique, communicationnelle).
Philippe Hamou, Aux origines de la physico-théologie. De la défense de la science à l’apologie de la religion
Cet article explore la généalogie intellectuelle de la physico-théologie, un genre qui fleurit en Europe au XVIIIe siècle, destinée à défendre sur la base d’arguments tirés des sciences de la nature la providence « contre les athées et les infidèles ». L’article montre que ses arguments furent d’abord forgés au XVIIe siècle dans un contexte défensif où c’est la science qui cherchait à faire valoir sa légitimité face aux attaques des théologiens. Ce n’est qu’au début du XVIIIe siècle que le genre devint une apologie de la religion qui pouvait s’appuyer sur l’autorité nouvellement acquise de la science newtonienne.
Philippe Büttgen, Lumières fétiches Lire Was ist Aufklärung? après Francfort et Foucault
Le dernier Foucault a fait de Was ist Aufklärung? son « fétiche ». Volontairement ou non, le terme pointait vers l’argument spécifiquement religieux du texte de Kant. Was ist Aufklärung? est de fait un anti-traité de théologie pastorale. Que Foucault, philosophe du « pouvoir pastoral », ait manqué ce point est riche d’implications qui vont au-delà de la réception de Kant. Une nouvelle lecture de Was ist Aufklärung? révèle un problème plus vaste : celui de la possibilité, pour nous, de confesser les Lumières.
Ze’ev Strauss, L’éducation juive des Lumières. L’Ecclésiaste et le débat sur l’émancipation chez Moses Mendelssohn et David Friedländer
L’article examine les perspectives pédagogiques et exégétiques de Mendelssohn et de Friedländer au sein de la pensée juive des Lumières, en mettant en lumière la proximité de leurs approches des sources bibliques et rabbiniques. Prenant pour point de départ le commentaire de Mendelssohn sur l’Ecclésiaste et sa traduction allemande par Friedländer, l’article montre comment leurs œuvres visent à promouvoir chez les jeunes juifs une conscience dialectique et éthique universelle qui s’aligne sur les idéaux des Lumières. Il explore en outre la lecture des sources rabbiniques choisies par Friedländer pour défendre l’émancipation juive, en particulier en ce qui concerne le rôle des femmes dans la tradition.
Hubert Bost, Protestantisme et Lumières. La traversée du Désert ou l’élaboration du discours huguenot sur la tolérance
Durant la période du Désert (1685-1787) où le protestantisme est interdit dans le royaume de France, quelques pasteurs ou hommes de lettres se font les porte-parole des revendications et de la réflexion des Églises clandestines. La situation de proscription et de persécution dans laquelle ils se trouvent les amènent à réfléchir à la tension dialectique entre le devoir d’obéissance au souverain et la nécessaire résistance à des ordres injustes ou incompatibles avec leur foi, à promouvoir la liberté de conscience et la tolérance civile, contribuant à l’émergence d’un christianisme éclairé.
Sarhan Dhouib, Les Lumières arabes et la question de la tolérance. Transformations sémantiques d’un concept
Cet article dégage les transformations sémantiques du concept de tolérance au sein des Lumières arabes. La première partie met en perspective la façon dont Îliyâs Naṣrallâh Ḥaddâd a cherché à en retracer les contours dans l’introduction de sa traduction (1932) du drame de Lessing, Nathan le sage, en procédant au croisement de l’usage de deux termes : tasâhul et tasâmuḥ. La deuxième partie examine les différentes significations philosophiques qui se sont attachées à tasâhul. La troisième partie souligne la dimension éthique que revêt la notion de tolérance (tasâmuḥ) dans la théologie musulmane.
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Arilès Remaki, Origine tabulaire de la combinatoire leibnizienne. Lecture projective et rétrospective de l’Historia et origo calcul differentialis
Dans le manuscrit non publié Historia et origo calculi differentialis (rédigé à la fin de sa vie, vers 1714 1715), Leibniz établit clairement le lien entre combinatoire et calcul différentiel. L’article se propose de mettre en lumière comment ce petit traité, existant en deux versions manuscrites – une première, qui insiste sur les fondements théoriques, et une deuxième, qui répond davantage aux accusations de plagiat – témoigne de l’importance des tables et schémas numériques à l’origine de la théorie des différences finies dans ses premières recherches parisiennes.
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Bulletin leibnizien XI
En liminaires, « Éditer, lire, interpréter Leibniz : Paul Schrecker (1889-1963) »
et la traduction française inédite de son article « Leibniz et le Timée ».
Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXVI
Editorial
Cordonnées avec talent, rigueur et finesse par Charlotte Morel, « Les religions éclairées. Dialogues avec les Lumières » conduisent le lecteur au cœur de dialogues intenses noués entre la foi pratiquée et vécue du point de vue du judaïsme, du christianisme et de l’islam, et la rationalité philosophique telle qu’elle prend forme et s’exprime à l’époque des Lumières avec Lessing, Mendelssohn et Kant, en particulier. Le dossier s’appuie également sur des philosophes contemporains tels Foucault et Habermas, lecteurs avisés de ces dialogues. L’enjeu de ces derniers n’est en effet rien moins que l’éducation de l’homme ordonnée à l’accomplissement, pour lui, de son destin d’homme et de son humanité véritable ainsi qu’il lui est permis de l’espérer ; le statut et la position de la femme émancipée des corsets culturels, sociaux, religieux qui l’entravent ; les formes d’un vivre ensemble où le politique est assuré d’un primat sur la religion. Le parti pris d’en passer par l’histoire de la philosophie et d’en rester à des époques et des lieux déterminés est celui de la distance. Elle seule permet de prendre la pleine mesure de l’actualité des questions rencontrées, soulevées, débattues au temps des Lumières et au-delà, quand le dialogue – ou la conversation – est envisagé comme lieu d’une Erhellung promise, c’est-à-dire d’une clarté qui se fait sur ce qui est complexe.
Les dossiers parlent aussi par ce qu’ils taisent. Or « Les religions éclairées. Dialogues avec les Lumières », s’il aborde le dialogue du christianisme avec les Lumières, se limite au luthéranisme et au protestantisme. Il ne traite pas du catholicisme. Pourquoi ?
Sitôt imprimée à Paris, l’Histoire critique du vieux Testament de Richard Simon est mise sous scellés sur ordre de Bossuet en avril 1678, avant d’être détruite en juillet de la même année. De rares exemplaires sont néanmoins sauvés. Une édition pirate paraît en Hollande en 1680, ainsi qu’une première version latine en 1681, une anglaise à Londres en 1682 et une allemande traduite par Leonard Christoph Rühlen en 1713, longuement préfacée par Jacob Friedrich Reimmann, théologien et philosophe luthérien. Cette traduction et cette préface défrichent le chemin de l’exégèse critique de la Bible en Allemagne luthérienne, exégèse qui prendra toute son ampleur avec Johann Gottfried Eichhorn. Plus encore, cette traduction et cette préface posent les jalons d’un nouveau rapport à l’histoire, histoire qui sera désormais appelée à endosser la rigueur d’une science capable de rendre compte de ses principes, quand, par exemple, elle prendra figure de philosophie de l’histoire avec Hegel.
La destruction de l’Histoire critique du vieux Testament à l’instigation de Bossuet, qui avait eu en main, non pas l’ouvrage mais un tiré à part de la table de l’ouvrage, ferme durablement en France la porte du dialogue entre le catholicisme et les Lumières. En Allemagne, l’École catholique de Tübingen inaugurera, dans une réception tardive de Kant, un art de la conversation entre catholicisme et modernité, inenvisageable en Espagne, au Portugal, en Italie… Pourtant, une ville comme Naples est le lieu d’un travail de la modernité, ainsi que Pierre Girard l’établit remarquablement dans le dossier, « L’invention de la modernité à Naples », qu’il coordonna en 2017 pour Archives de philosophie. Mais, enfermé dans une défiance, le catholicisme n’y dialogue pas avec les lumières. Même dans cette ville novatrice, il préfère la disputatio et les réfutations dialectiques.
La Rédaction
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