Auteur : Marta Borgo
Richard Rufus of Cornwall, Scriptum in Metaphysicam Aristotelis I. Alpha to Epsilon, éd. Rega Wood, Neil Lewis et Jennifer R. Ottman, Oxford, Oxford University Press, « Auctores Britannici Medii Aevi » 39, 2022, XX-764 pages.
Richard Rufus of Cornwall, Scriptum in Metaphysicam Aristotelis II. Zeta-Lambda, éd. Neil Lewis, Jennifer R. Ottman et Rega Wood, Oxford, Oxford University Press, « Auctores Britannici Medii Aevi » 44, 2024, XXII-837 pages.
Les premières phases de la réception latine de la Métaphysique d’Aristote et du commentaire d’Averroès demeurent peu connues. Richard Rufus de Cornouailles († ca. 1260) y joue un rôle important qu’on peut désormais caractériser de manière plus circonstanciée grâce à la parution de l’intégralité de son Scriptum in Metaphysicam Aristotelis (par la suite abrégé SMet). On doit cette monumentale édition à une équipe de trois chercheurs : Rega Wood, Neil Lewis et Jennifer R. Ottman. L’ouvrage a été publié en deux temps : le commentaire de Rufus sur les six premiers livres de la Métaphysique d’Aristote, d’Alpha à Epsilon, en 2022 ; puis la section couvrant les livres de Zeta à Lambda en 2024, section qui comprend cinq livres seulement, le onzième (Kappa) n’étant pas encore connu à l’époque où Rufus rédige son ouvrage. Philologiquement, ces deux volumes constituent une unité, c’est pourquoi on les présentera ensemble. Il faut en effet se reporter à l’introduction générale ouvrant le premier volume pour comprendre les critères selon lesquels le texte a été reconstitué et l’apparat critique construit. On notera que certains compléments à l’ouvrage sont consultables sur le site « The Richard Rufus of Cornwall Project » (https://rrp.stanford.edu).
Le SMet est une sententia cum questionibus. Il se développe en suivant l’ordre de la littera d’Aristote, introduite pas à pas, divisée, expliquée et enfin discutée d’un point de vue doctrinal, dans des questions et des remarques (note). C’est « le premier grand traité médiéval sur la Métaphysique d’Aristote » (I, p. 1), sans pourtant être ni « le plus ancien commentaire occidental conservé sur la Métaphysique » (I, p. 2) ni le premier écrit consacré par Rufus à cet ouvrage. Il remonte en effet au moins à la deuxième moitié des années 1230 (I, p. 61) et il fait donc suite au considérablement plus bref Memoriale in Metaphysicam Aristotelis (autour de 1235, voire vers 1231), dont il dépend grandement (I, p. 27). Ce lien permet de corroborer l’authenticité déjà largement reconnue de ces deux ouvrages. Alors que le Memoriale est transmis de manière anonyme, le SMet est explicitement attribué à un magister Ricardus dans le témoin V (Vat. Lat. 4538) et il n’y a pas de raisons majeures, ni doctrinales ni stylistiques, pour douter de cette paternité (I, p. 22-23, p. 27, p. 166).
Concernant la date et le lieu de composition de l’ouvrage, les données objectives sont très limitées et se prêtent à des interprétations différentes. Le principal interlocuteur des éditeurs sur ce sujet est Timothy B. Noone, qui s’est exprimé en faveur d’une origine anglaise du SMet, qui dériverait de l’enseignement de Rufus à Oxford, quand il avait déjà intégré l’ordre franciscain. Les éditeurs, qui plaident pour une datation plus ancienne du SMet répondent point par point à T. B. Noone (I, p. 28-62) et fournissent une série d’arguments probables d’ordres différents, qui les amènent à conclure qu’« il n’y a aucune raison de rejeter » la thèse selon laquelle le SMet dériverait de cours tenus à la faculté des arts de Paris, « qui ont fait de Rufus un célèbre professeur séculier avant qu’il ne devienne franciscain » (I, p. 2). L’hypothèse émise sur ces bases s’avère satisfaisante au vu des nombreuses difficultés qu’elle arrive à résoudre et de sa cohérence par rapport aux données dont on dispose. On a pourtant le sentiment qu’on va parfois trop loin dans un cadre qui reste de l’ordre du vraisemblable, en tirant des conséquences trop précises, comme au sujet de la datation. La date de 1237-1238 pour la composition du SMet est en effet fixée en réduisant progressivement un intervalle temporel beaucoup plus large (après 1231 : fin de la grève à l’université de Paris ; avant 1243 : date approximative de composition des commentaires d’Aristote par Adam de Bocfeld, qui cite Rufus), mais sur la base d’éléments discutables et donc d’un enchaînement globalement faible : « il est fort probable que les cours sur la Métaphysique aient été donnés en 1237-1238 » (I, p. 62), mais à condition qu’on accepte d’un côté (i) la datation des questions sur le De anima (peut-être 1236), dont le style exégétique est proche à celui du SMet, mais moins achevé ; de l’autre (ii) le fait que le SMet soit « le dernier ouvrage que Rufus composa avant de devenir franciscain et de se tourner vers la théologie » (I, p. 61), donc après avoir commenté une première fois la Métaphysique dans le Memoriale (qu’il réutilise ici), mais aussi après ses cours sur la Physique (auxquels il renvoie) et sur les Météores, dont l’exposition « a sans doute précédé » (ce qui est assumé sans explications ultérieures). L’attribution, outre la datation, de ces ouvrages étant controversée, cette précision chronologique s’avère imprudente, d’autant qu’il n’y a aucun besoin de réduire à ce point la fourchette temporelle pour situer l’ouvrage de manière appropriée.
Le SMet est transmis par six manuscrits, parmi lesquels seul V contient l’ensemble de l’ouvrage. Les éditeurs les décrivent de manière détaillée du point de vue codicologique et paléographique, afin de les dater le plus précisément possible. La tradition conservée s’avère ainsi chronologiquement très proche de l’original, les témoins les moins récents datant d’environ 1275. Deux divisions complémentaires de ces témoins sont proposées, sans qu’aucune d’entre elles ne s’avère philologiquement dirimante. Une tradition continentale, représentée par V et L (Oxford, Bod. Lat. misc. C.71), est tout d’abord opposée à une tradition anglaise plus ample : E (Erfurt, UB, Dep. Erf. CA Q.290), N (Oxford, New College 285), P (Prague, Metr. Kap. M80), et S (Salamanca, BU, Bibl. General Histórica 2 322). Une bipartition de la tradition est établie ensuite sur la base de la version du SMet dont témoignent les différents manuscrits. Alors qu’E et P contiennent la redactio brevior (par la suite Rb), le reste de la tradition transmet la redactio longior (Rl). C’est cette dernière version qui est reconstituée par les éditeurs, mais selon une ratio edendi qui reste malheureusement floue à plusieurs égards. En effet, en dépit de quelques commentaires éparpillés sur les fautes des différents témoins, les relations entre les manuscrits ne sont pas définies de manière nette. Les éditeurs remarquent que « V n’est pas un manuscrit sur lequel on peut s’appuyer confortablement » (I, p. 170), que « S est le témoin le plus précieux de la Redactio longior […], basé sur un archétype unique » sans contaminations avec d’autres manuscrits (I, p. 199), N étant copié sur un exemplaire ancien, mais finalement à placer « à l’autre extrémité du spectre de qualité de S » à cause des négligences des copistes (I, p. 174, 184). Ce n’est pas affirmé explicitement, mais il semblerait plausible d’en déduire qu’à partir du commentaire du livre III, c’est le texte de S qui a été principalement suivi, corrigé si nécessaire avec l’appui des autres témoins de Rl, V ayant le même rôle pour le prologue (avec L, qui ne couvre que cette partie) et les deux premiers livres.
La situation est plus complexe, au vu de la relation que Rl entretient avec Rb. De cette dernière les éditeurs préparent une édition à part, mais sans renoncer à considérer en même temps E et P aussi comme témoins intermittents, pour ainsi dire, de Rl : « [p]uisq’ils peuvent être collationnés, ils ne proviennent pas de deux reports distincts des cours » de Rufus (I, p. 199). Sur l’origine de Rb, pourtant, les éditeurs restent évasifs. Tout en arrivant à conclure que « la Longior est la première rédaction du SMet » et que « la Brevior est basée sur une copie de la Longior […] modifiée délibérément » pour pallier la suppression de la divisio et de l’expositio textus (I, p. 200), les éditeurs ne soulèvent jamais ouvertement la question de fond de la paternité de Rb, alors que, s’il s’agissait d’une deuxième version provenant de l’auteur lui-même plutôt que d’une abbreviatio par autrui, cela changerait la donne. De même, concernant l’origine de Rl, des distinctions plus soignées auraient été souhaitables. Les éditeurs nient que le SMet soit une reportatio en affirmant que l’intitulé scriptum « indique qu’il a été publié par son auteur » (I, p. 32). Des plans différents sont pourtant confondus ici : alors que postuler une reportatio à l’origine de la tradition relève de la transmission textuelle, la caractérisation de scriptum ramène plutôt à son genre littéraire, et avec une étiquette qui pourrait ne pas venir de l’auteur lui-même. De plus, la notion de complicated text autour de laquelle se joue une grande partie de l’argumentation est très opaque, pouvant porter sur des dimensions et états du texte différents. L’apparat critique subit les conséquences de ces nœuds non résolus. Toute divergence ou presque parmi les témoins y étant signalée (I, p. 217), il s’avère très chargé et difficile à interpréter, car des informations de types différents y sont mêlées, les variantes significatives finissant ainsi souvent noyées parmi les fautes triviales, les ambiguïtés paléographiques, et même les lectures d’éditeurs modernes (qui y sont improprement indiquées à la manière des variantes manuscrites).
La présentation du texte latin est très soignée. Différents dispositifs ont été adoptés pour guider le lecteur à travers un texte aux articulations complexes. Les sections sont ainsi distinguées typologiquement et numérotées, avec un système de paragraphes et de retraits de ligne qui permettent de visualiser la structure de chaque lectio. Les notes en pied de page font fonction d’apparat des sources et véhiculent une grande quantité d’informations. Pour des raisons d’espace tout à fait compréhensibles, le texte d’Aristote commenté par Rufus, à savoir la traduction arabo-latine de la Métaphysique faite par Michel Scot (et ayant circulé comme partie intégrante du commentaire à la Métaphysique d’Averroès), n’est pas donné in extenso au début de chaque leçon. Des références aux lignes Bekker et aux textus correspondants sont systématiquement données tout au long du commentaire. Si ce choix des éditeurs rend moins immédiate la comparaison entre SMet et la Métaphysique, il valorise l’ouvrage de Rufus en sa dimension de texte autonome par rapport à celui d’Aristote, comme réflexion personnelle sur la métaphysique en tant que science. Les éditeurs s’attardent à juste titre sur la version de la traduction arabo-latine effectivement suivie par Rufus et ils l’identifient non pas comme la traduction de Scot « en sa forme pure », mais plutôt comme « la version en usage à Paris dans les années 1230 » (I, p. 63). Rufus semble se tenir strictement à ce texte, même s’il y a quelques indices amenant à penser qu’il aurait pu avoir accès, de manière ponctuelle ou indirecte au moins, à une traduction gréco-latine, notamment à la Media (II, p. 3 et p. 10).
Parmi les sources de Rufus, un rôle important revient au Commentateur. Tout en reconnaissant le lien que Rufus entretient avec son exégèse, les éditeurs soulignent à quel point le but de son commentaire est différent de celui d’Averroès. Sont apportées notamment des clarifications importantes sur la manière dont il se rapporte au philosophe qu’est Averroès (I, p. 84-90). Cela permet de comparer sur une base plus solide l’approche de Rufus avec celle d’Adam de Bocfeld, dont l’attitude envers la littera d’Aristote et d’Averroès est différente (I, p. 68-69, p. 84). De ce dernier les éditeurs fournissent en note un grand nombre de transcriptions. Il en va de même pour le Sapientiale de Thomas d’York. Ces ouvertures sur des auteurs encore largement inédits comptent parmi les apports les plus précieux de cette édition, qui offre ainsi une vision renouvelée sur les débats métaphysiques autour du milieu du xiiie siècle. L’analyse doctrinale du texte est également très poussée, avec beaucoup d’attention aux nuances, aux véritables points d’évolution et aux passages parallèles de Rufus et de ses contemporains. En plus d’une synthèse introductive visant à situer l’auteur dans les traditions respectivement aristotélicienne et franciscaine, on lira avec profit les approfondissements monographiques portant sur la vérité et la matière première d’après Rufus. Différentes tables annexées aux deux volumes, dont un index doctrinal très détaillé et une liste des questions ordonnées livre par livre, rendent plus aisé l’accès à l’ouvrage.
Fruit de décennies de travail de Rega Wood et de son équipe, ce double volume mérite notre admiration et notre gratitude. Même si l’on peut discuter de nombreux points de détail, il reste que la mise à disposition de l’intégralité du SMet et d’une série d’extraits d’autres textes qui le complètent marque incontestablement une avancée substantielle dans l’histoire de la philosophie médiévale et notamment dans l’étude de la réception d’Aristote et d’Averroès dans l’Occident latin.
Marta Borgo
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Pour citer cet article : Richard Rufus of Cornwall, Scriptum in Metaphysicam Aristotelis I & II, Oxford, Oxford University Press, « Auctores Britannici Medii Aevi » 44, 2024, in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXVI, Archives de philosophie, tome 88/3, Juillet-Septembre 2025, p. 268-271.