Auteur : Alessandro Mulieri
Jean-Rémi LANAVÈRE, Loi naturelle et politique chez saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, « Bibliothèque thomiste », 2024, 312 pages.
Le livre de Jean-Rémi Lanavère constitue une tentative – très réussie, selon le présent recenseur – de démontrer que, loin d’être une notion extra-politique ou apolitique, la loi naturelle chez Thomas d’Aquin doit être comprise comme fondamentalement politique. L’intention de l’étude est ainsi de redécouvrir la dimension politique de la loi naturelle chez Thomas d’Aquin, tout en explorant les liens qu’elle entretient avec la loi politique. Pour ce faire, l’auteur propose un cadre d’analyse à la fois complexe et rigoureux, dans lequel la conception thomiste de la loi naturelle est éclairée par ses articulations avec la providence divine, la prudence politique, ainsi que par les liens étroits qu’elle entretient avec la loi éternelle. L’argument central de l’ouvrage – auquel le recenseur adhère pleinement – est que la doctrine de la loi naturelle chez Thomas d’Aquin doit être appréhendée dans une perspective politique. Cet argument est d’autant plus remarquable qu’il permet également d’éclairer la manière dont Thomas d’Aquin comble une lacune présente dans la conception aristotélicienne de la loi naturelle. En effet, comme l’indique Leo Strauss, parmi les auteurs classiques ayant traité de cette notion Aristote est sans doute celui qui adopte la position la plus sceptique quant à sa validité normative dans la sphère politique. Thomas d’Aquin engage alors un travail novateur en mobilisant des catégories proprement aristotéliciennes afin de remédier à cette insuffisance, laquelle est profondément enracinée dans la pensée aristotélicienne elle-même.
Deux aspects importants méritent d’être mis en lumière dans cet ouvrage. Le premier, particulièrement remarquable, est que l’auteur place la notion de prudence politique au cœur de son analyse. Cet aspect, à l’intérêt philosophique certain, est absolument central. Comme le rappelle J.-R. Lanavère, Aristote présente différentes conceptions de la prudence dans l’Éthique à Nicomaque. Il distingue la prudence domestique, la prudence législative et une prudence que l’on pourrait qualifier de politique. Un certain nombre d’auteurs médiévaux, et pas uniquement issus du milieu universitaire, analysent en profondeur ces diverses formes de prudence, notamment entre la fin du xiiie et le début du xive siècle. Ce débat, sur ce que l’on pourrait appeler les species prudentiae, se retrouve dans les commentaires de l’Éthique à Nicomaque, mais aussi plus spécifiquement, en ce qui concerne la prudence politique, dans les commentaires de la Politique. Bien que l’auteur ne se concentre pas sur ce débat, son mérite réside dans le fait d’avoir placé l’idée de prudence politique au cœur de son interprétation de la pensée philosophique et politique de Thomas d’Aquin. En effet, l’un des aspects les plus intéressants de la conception thomasienne de la prudence politique est que celle-ci est également une caractéristique des gouvernés et non exclusivement, comme chez Aristote, une qualité propre aux gouvernants ou une prudence architectonique. Aristote affirmait qu’il n’existe pas de prudence propre aux gouvernés et aux citoyens. En revanche, Thomas explique que, bien que la prudence ne soit pas une vertu caractéristique du citoyen ou du gouverné, celui-ci, en tant qu’être rationnel, participe d’une certaine manière à l’exercice du gouvernement. J.-R. Lanavère va encore plus loin. Il applique la conception complexe de la prudence politique chez Thomas d’Aquin à la relation entre loi naturelle et loi éternelle – une application que Thomas lui-même ne formule pas explicitement, comme le souligne justement l’auteur. Selon ce dernier, la loi naturelle atteste le gouvernement providentiel de Dieu sur l’homme et le « mode également politique par lequel l’homme s’inscrit dans cette providence » (p. 146). Cette démonstration met en lumière, d’une part, la dimension spécifiquement métaphysique qui sous-tend la logique philosophique de la théorisation thomasienne de la prudence politique et, d’autre part, les usages méthodologiques que cette logique peut avoir pour mieux éclairer le système thomasien.
Un second aspect mérite également d’être souligné dans cet ouvrage. Il démontre avec justesse que, contrairement à une vision traditionnelle partagée par de nombreux historiens de la pensée politique, qui considèrent Thomas d’Aquin et le thomisme comme des traditions se limitant à réduire la politique seulement à une dimension strictement morale et éthique, son enjeu conceptuel chez Thomas est bien plus complexe que cela. Souvent, lorsque l’on analyse l’importance du Moyen Âge et du thomisme dans l’histoire des idées politiques, c’est par contraste avec la « modernité politique », incarnée par des penseurs tels que Machiavel et Hobbes. Cela correspond en partie à l’approche de Leo Strauss, un auteur fréquemment cité dans cette étude, et cela explique également la perspective de Strauss, laquelle offre une interprétation dépolitisée de la loi naturelle chez Thomas d’Aquin. Selon cette perspective, les penseurs modernes découvrent le rôle des passions et le langage des droits, tandis que les auteurs antiques et prémodernes s’intéressent davantage au langage des devoirs et de la vertu. Or l’étude démontre que cette opposition est excessivement réductrice et que l’on trouve déjà chez Thomas d’Aquin, ainsi que dans la tradition thomiste, une vision plus concrète et orientée également vers la pragmatisation de l’action politique, qui anticipe certains thèmes de la modernité. Cela apparaît clairement ici dans l’analyse de la conception thomasienne de la loi tyrannique. D’une part, Thomas d’Aquin reprend Augustin en affirmant que la loi injuste n’est pas à proprement parler une loi, mais plutôt une perversion de celle-ci, ce qui s’applique également à la loi tyrannique. De l’autre, Thomas reconnaît que la loi tyrannique conserve une certaine ratio legis, dans la mesure où elle demeure le commandement d’un chef à ses subordonnés et aux gouvernés. Ainsi, les lois tyranniques ne sont pas, bien sûr, des lois bonnes simpliciter, mais seulement secundum quid, c’est-à-dire qu’elles sont bonnes relativement au régime dont elles émanent, en l’occurrence le régime tyrannique.
En conclusion, deux pistes de prolongement peuvent être envisagées à partir de ce remarquable ouvrage. Premièrement, comme l’auteur le précise lui-même, le livre adopte une approche strictement interne de la pensée de Thomas d’Aquin et ne s’attarde pas sur la relation complexe entre Thomas et d’autres sources alternatives. Cela implique – ce que l’auteur reconnaît – certaines limites méthodologiques. Compte tenu de la perspective adoptée dans son étude par l’auteur, on aurait pu attendre une approche plus large de la question de l’aristotélisme politique médiéval. Il existe en effet un débat historiographique particulièrement complexe sur ce sujet. Dès lors, on aurait pu se poser la question de savoir quel type d’aristotélisme politique se manifeste dans la pensée de Thomas d’Aquin.
Liée au premier aspect, et en restant dans le cadre de l’analyse de Leo Strauss sur la loi naturelle, l’absence peut-être la plus notable dans l’histoire magistralement retracée ici est celle de Marsile de Padoue. Car ce dernier développe une conception de la loi naturelle à la fois profondément originale et strictement aristotélicienne. Ce n’est pas par hasard que J.-R. Lanavère mentionne l’étude dans laquelle Leo Strauss présente l’interprétation marsilienne de la loi naturelle comme véritablement opposée à celle de Thomas d’Aquin dans le monde médiéval chrétien. L’interprétation marsilienne de la loi naturelle est résolument antithomiste, dans la mesure où, chez Marsile, cette loi ne joue aucun rôle déterminant dans l’élaboration de la loi politique. Comme l’a expliqué Strauss dans Natural Right and History, Marsile suit l’interprétation averroïste selon laquelle la loi naturelle dépend de l’institution humaine et de la convention, et rejette l’idée thomasienne selon laquelle les principes de la loi naturelle sont universellement valides et immuables. Pour Strauss, en niant la loi naturelle, Marsile parvient à priver l’ensemble des lois politiques humaines d’un critère déontologique extrapolitique permettant d’évaluer leur justice, critère qui, selon l’interprétation straussienne de Thomas d’Aquin, trouve son fondement dans la révélation. Ainsi, les lois humaines de Marsile peuvent être établies sans se référer à cette base. Selon Averroès, Aristote entend par loi naturelle une loi naturelle juridique. Ou, comme l’exprime Marsile, la loi naturelle n’est qu’une loi « quasi naturelle ». Il s’agit d’une interprétation hyperpolitisée que Leo Strauss attribue à Marsile de Padoue, mais plus généralement à ce qu’il désigne sous le nom d’averroïsme, dans la mesure où, dans ce cadre, la loi naturelle se trouve entièrement dissoute dans la loi politique. Il aurait peut-être été intéressant d’examiner en quel sens cette conception hyperpolitisée de la loi naturelle se rapporte à celle, politique, de Thomas d’Aquin telle que décrite par J.-R. Lanavère. Mais ceci est un aspect mineur qui ne diminue en aucun cas cette étude magistrale.
Alessandro Mulieri
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Pour citer cet article : Jean-Rémi Lanavère, Loi naturelle et politique chez saint Thomas d’Aquin, Paris, Vrin, « Bibliothèque thomiste », 2024, 312 pages. , in Bulletin de philosophie du Moyen Âge XXVI, Archives de philosophie, tome 88/3, Juillet-Septembre 2025, p. 244-246.