Auteur : Stefanie Buchenau

 

Anaïs Delambre : Présences du spinozisme dans l’esthétique allemande du XVIIIe siècle, Paris, L’Harmattan, « Rationalismes », 408 p.

L’ouvrage retrace la réception de Spinoza et du spinozisme dans la première esthétique allemande, de Tschirnhaus, Wolff ou Leibniz à Mendelssohn et Lessing, jusqu’à la querelle du spinozisme en 1780. Dans cette liste d’auteurs, Mendelssohn et Lessing occupent une place centrale, ce qui se reflète dans la structure du livre. Celui-ci est divisé en trois parties, consacrées respectivement à l’introduction du spinozisme en Allemagne (1), à Mendelssohn et son esthétique rationaliste (2), puis à Lessing et à la mise en scène du spinozisme (3).

Cette étude de réception s’attaque à une difficulté méthodologique particulière : comment repérer les traces de l’influence spinoziste ? Comme le dit Jacobi dans une lettre à Mendelssohn en 1785, citée dans l’introduction de l’ouvrage, le spinozisme est une « ombre, qui a pris toutes sortes de formes » : un spectre hantant les Lumières allemandes et européennes. De cette présence souterraine et subversive découle la nécessité d’appliquer une méthode de lecture particulière qui emprunte des éléments à Leo Strauss, mais aussi à Jonathan Israel. Dans son ouvrage vivement débattu Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité de 2001, Israel avait érigé Spinoza au rang de figure centrale des Lumières, en proposant un nouveau récit et une nouvelle périodisation de ce mouvement. L’objectif de Delambre est de prolonger ces perspectives et de combler une lacune repérée dans cet ouvrage, car hormis quelques remarques sur Mendelssohn la tradition esthétique y est peu présente.

Cette hypothèse donne lieu à un nouveau récit, ouvrant des perspectives inédites. La première partie offre une contextualisation fort utile. Son premier chapitre est consacré au spinozisme de Tschirnhaus, philosophe et mathématicien allemand qui, entre 1674 et 1676, entretient une correspondance avec le philosophe hollandais, et réfléchit à la liberté et à la nécessité dans sa Medicina mentis. Delambre se tourne ensuite vers Leibniz et Wolff, considérés comme les fondateurs d’une esthétique rationaliste et comme des lecteurs de Spinoza. Elle montre comment Leibniz oscille entre fascination et distance critique pour Spinoza, et comment persistent, malgré sa condamnation finale, un certain nombre de traces de ses lectures spinoziennes, notamment un rejet analogue de l’interactionnisme cartésien (p. 100 sq.). Wolff, quant à lui, découvre Spinoza par l’intermédiaire de Tschirnhaus et de Leibniz, mais surtout par sa propre lecture. Victime d’une campagne diffamatoire initiée par les piétistes et Joachim Lange en 1721, il se défend contre l’attribution d’un spinozisme dans sa Théologie naturelle en 1737, tout en contribuant à la fondation de l’esthétique à travers ses considérations sur l’architecture, la fable et le plaisir cognitif.

Dans la deuxième partie, Anaïs Delambre se penche sur le cas de Mendelssohn, comme maskil ou représentant des Lumières juives, lecteur de Spinoza, Maïmonide et philosophe de l’esthétique. Elle montre comment Mendelssohn, qui introduit la référence à Spinoza dès 1755, dans ses Philosophische Gespräche, puise dans la doctrine des affects spinozistes pour développer son esthétique. La troisième et dernière partie porte sur Lessing et ses échanges avec son ami Mendelssohn. Elle considère sa théorisation de la tragédie dans ses lettres et dans sa Dramaturgie de Hambourg, mais aussi les signes d’une mise en scène pratique de la philosophie spinoziste dans les pièces Les Juifs et Nathan le Sage.

L’hypothèse d’une rencontre entre Spinoza et l’esthétique allemande semble ainsi pertinente et fructueuse. L’argumentation est bien documentée, équilibrée, et permet de faire découvrir au public français un débat philosophique central du xviiie siècle. À travers le prisme spinoziste, Delambre montre comment le débat sur l’art est aussi une anthropologie qui engage la question des sentiments mêlés. Les passions de l’admiration et de la pitié se trouvent ainsi au cœur de la Correspondance sur la tragédie de Lessing et de Mendelssohn. L’hypothèse aurait même pu permettre à l’auteure d’aller plus loin en intégrant Herder (p. 31), grand théoricien de l’esthétique comme de l’anthropologie et lecteur attentif de Spinoza, qui reste absent de son récit. Delambre déclare en outre « ne pas vouloir réécrire l’histoire de l’esthétique » (p. 32), et elle continue à se servir des grilles de lecture héritées de la tradition. Cependant, ses perspectives spinozistes auraient pu lui permettre de prendre davantage de distance critique par rapport à cette historiographie et de contribuer à un nouveau récit de l’esthétique comme une psychologie des affects.

Stefanie Buchenau

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Pour citer cet article : Anaïs Delambre : Présences du spinozisme dans l’esthétique allemande du XVIIIe siècle, Paris, L’Harmattan, « Rationalismes », 408 p., inBulletin de bibliographie spinoziste XLVII, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 173-202.

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