Auteur : Marcus Döller

 

Ralph Mayer, Lukas Schildknecht, Julia Sperschneider & Miguel Zulaica Y Mugiaca (dir.), Mit Hegel. Bildungs- und gesellschaftstheoretische Auseinandersetzungen, Weierswist, Velbrück Wissenschaft, 2024, 264 p.

L’ouvrage collectif Avec Hegel tente de réactualiser la théorie hégélienne de la culture (Bildung) à la lumière d’interprétations issues de la philosophie sociale, telles que celles proposées par Robert Brandom et Terry Pinkard. Les éditeurs conçoivent la liberté comme libération – ce qui signifie penser la culture de manière radicalement transformatrice. Ils affirment, dans le même temps, l’ancrage et la réalisation de cette libération dans des pratiques sociales. Prises ensemble, la transformation de la subjectivité et la socialité des conditions de cette transformation constituent le fondement et la source d’une théorie critique de la culture. Cette théorie devient critique à l’endroit même où elle rappelle le caractère fondamentalement structuré par la domination des formes de pratique sociale – formes qui ne sont pas extérieures au processus d’initiation à une culture (Bildung), mais qui le façonnent de l’intérieur. C’est pourquoi l’ouvrage interroge les formes de participation sociale capables de politiser institutionnellement cette structure de domination – précisément là où la domination se reproduit et se stabilise.

La contribution de Birgitt Sandkaulen met très bien en évidence combien le concept de culture, en tant qu’il est apparenté à celui de Lumières (Aufklärung), est récent. B. Sandkaulen souligne à quel point la conception hégélienne de la culture est radicale, puisqu’elle ne consiste en rien d’autre qu’en l’approfondissement et la mise en œuvre de la division qu’est l’esprit (Geist). Elle montre que le concept hégélien de l’esprit ne doit pas seulement être compris par opposition à la nature, mais aussi comme un concept intrinsèquement brisé et scindé. Deux descriptions permettent d’expliciter ce point. La première est celle de la lutte de l’esprit avec lui-même contre lui-même (p. 73), la seconde est celle de la division radicale de l’esprit, qui se manifeste sous le mode de la « déchirure absolue » (p. 78).

La contribution d’Andreas Gelhard comprend la « théorie de la culture » (Theorie der Bildung) chez Hegel comme une « théorie de la libération » (p. 85). Il conçoit le « monde de la Bildung » comme une rupture radicale « avec le monde antique de l’éthicité » (p. 89). Dans ses réflexions finales sur l’émancipation, Gelhard lit Hegel avec Weber, afin d’interroger le moment anticorporatiste comme point dialectique de reproduction de la domination, dans la tentative même de s’en libérer. « Le moment anticorporatiste dans la conception tardive de la culture chez Hegel aurait – si cette thèse est correcte – contribué réellement à la reproduction de structures corporatives » (p. 106). Cela me semble constituer une radicalisation de la dialectique hégélienne de l’émancipation par la culture. Elle va au-delà de Hegel pour revenir à lui. Le dépassement de la domination dans des structures corporatives produit de nouvelles formes de domination corporative. C’est précisément ici que réside le point de départ d’une politique prenant pour base une « théorie de l’apparaître social » (sozialen Erscheinens) conçue comme une « extériorisation » du social à partir de ce qui « n’apparaît pas », selon l’argumentation de Gelhard se réfèrant à Frank Ruda (p. 107).

Les deux auteurs insistent ainsi sur une rupture radicale de la culture avec des processus qui en sont la condition première et la rendent possible. Ils proposent également un argument dialectique pour interroger la reproduction de la domination, qui se perpétue jusque dans son propre dépassement. C’est pourquoi tous deux s’interrogent sur le moment anti-institutionnel de l’institution de la culture.

On pourrait ici se demander si la rupture avec l’ordre de l’éthicité ne va pas encore plus loin, et ne doit pas être pensée comme une rupture avec l’éthicité dans sa forme moderne (et non seulement antique), puisque la culture possède toujours un moment qui ne se laisse pas absorber par la forme institutionnelle, et ne devrait pas l’être – comme le souligne aussi B. Sandkaulen. Dans l’ensemble, les contributions auraient pu faire encore un pas supplémentaire en allant au-delà des lectures sociales de Hegel qui jouissent d’une grande popularité depuis quelques années. En effet, on ne trouve pas chez lui un positivisme de l’immanence. Le concept de moment immanent de l’absolu dans la culture, que cite aussi à juste titre B. Sandkaulen, devrait être développé davantage, en interrogeant les possibilités de dépassement offertes par la culture – non seulement dirigées contre elle-même, comme B. Sandkaulen le montre bien dans le combat de l’esprit avec lui-même, mais aussi mobilisées de manière polémique contre la forme institutionnelle de la culture. La Bildung réussirait alors si elle parvenait à réaliser le moment immanent de l’absolu. Ce dernier demeure toujours une écharde dans la chair des institutions réifiantes, notamment dans le capitalisme tardif, où celle-ci semble de plus en plus fonctionnalisée, réduite à produire une main-d’œuvre interchangeable, et ainsi un nouveau prolétariat massif. C’est justement à ce seuil que s’arrête la réflexion d’A. Gelhard sur la dialectique de l’émancipation. Lorsque Hegel, dans l’introduction à la Science de la logique, parle de « culture (Bildung) et discipline (Zucht) absolues de la conscience », c’est pour désigner l’« étude de cette science » comme un « séjour et […] travail dans ce royaume de l’ombre » (Werke 5, p. 55). De telles considérations disparaissent dans les réductions du concept de culture à sa dimension sociale, où la théorie hégélienne est limitée à une théorie de l’esprit objectif et subjectif. La dimension critique de la théorie hégélienne de la culture doit donc être repensée à partir de sa théorie de la « culture et discipline absolues de la conscience ».

Marcus Döller (Universität Erfurt) [trad. S. Vitel]

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Pour citer cet article : Ralph Mayer, Lukas Schildknecht, Julia Sperschneider & Miguel Zulaica Y Mugiaca (dir.), Mit Hegel. Bildungs- und gesellschaftstheoretische Auseinandersetzungen, Weierswist, Velbrück Wissenschaft, 2024, 264 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXV, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 131-172.

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