Auteur : Mioko Kawazoe
Baruch Spinoza : Œuvres complètes, sous la direction d’Osamu Ueno et Izumi Suzuki, t. IV, Traité de l’amendement de l’intellect, Traité politique et Précis de grammaire de la langue hébraïque, traduction japonaise et notes par Izumi Suzuki, Osamu Ueno, Kei Akita, avec deux annexes sur le Précis de grammaire de la langue hébraïque par Isaia (Izaya) Teshima, Tokyo, Iwanami, 616 p.
Dans le cadre de la nouvelle édition intégrale des œuvres de Spinoza, dont le premier volume publié était en réalité le tome III, paru en 2022, et depuis lors enrichie de deux autres volumes, ce quatrième tome rassemble les traductions du Précis de grammaire de la langue hébraïque (CGLH), du Traité de l’amendement de l’intellect (TIE) et du Traité politique (TP), à savoir, les œuvres inachevées dans les Opera Posthuma (OP). Alors que le TIE en est à sa cinquième traduction en japonais et que le TP en compte déjà deux, il faut souligner et se féliciter que le CGLH soit ici rendu accessible au public japonais pour la première fois.
La traduction du Tractatus de Intellectus Emendatione par Izumi Suzuki s’appuie principalement sur le texte des OP, tout en intégrant les variantes des éditions Gebhardt (Gb) et Nagelate Schuften (NS) lorsque cela s’avère pertinent. À la différence des langues occidentales, qui disposent généralement de termes correspondant aux mots latins – éternité pour aeternitas, par exemple –, il n’est pas possible d’utiliser de tels équivalents directs dans la traduction en japonais. Il est donc souvent nécessaire d’en préciser le sens concret. Dans le cas de la traduction du TIE, il me paraît que le choix de deux des termes mérite une attention particulière.
Premièrement, concernant objectiva dans l’expression essentia objectiva du paragraphe 33, la traduction antérieure avait opté pour 「想念的」 (sônenteki), qui comporte une connotation quelque peu subjective, mettant l’accent sur le fait que l’objet est projeté dans l’intellect. En revanche, Suzuki choisit 「対象的」 (taishôteki), dans lequel taishô signifie « objet », soulignant que ce qui est en question demeure l’objet pour l’intellect. Avec les justifications données en annotation, ce choix invite les lecteurs à une réflexion approfondie sur l’histoire complexe et entrelacée des notions de sujet et d’objet. Un autre choix terminologique digne d’attention est celui de 「反照的」 (hanshôteki), terme retenu pour traduire reflexiva dans l’expression cognitio reflexiva du paragraphe 38. Le mot reflexiva, pouvant renvoyer à « réfléchir (sur) » ainsi qu’à « refléter », la version antérieure la plus couramment employée utilisait hanseiteki 「反省的」, dont le sens est proche de « réfléchir sur », c’est-à-dire qui suggère une prise de distance par rapport à soi-même. En revanche, Suzuki opte pour hanshôteki, se rapprochant de « refléter », pour dénoter l’absence d’une telle prise de distance. Comme ce terme évoque davantage la réflexion de la lumière, à mes yeux, il met en relief un aspect important de idea ideae.
Dans l’appendice, Suzuki examine la question de la véritable raison du reliqua desiderantur, en prenant en compte le tournant argumentatif des § 103-104. Au lieu de considérer le TIE comme une œuvre inachevée, il estime que son projet a été repris et poursuivi dans sa philosophie ultérieure, à savoir dans l’Éthique.
Le Tractatus Politicus est traduit et commenté par Osamu Ueno, dont le texte de base est celui des OP, mais les éditions Gebhardt et Moreau sont consultées dans les cas nécessaires, et l’édition NS a également été prise en considération concernant le choix des termes. Comme dans les cas évoqués précédemment, et contrairement à des termes tels que « Recht » ou « droit » qui peuvent désigner à la fois le droit (au sens de right) et la loi ou la norme, il n’existe pas en japonais de mot unique englobant ces deux sens. Cette absence ne pose pas de difficulté pour la traduction de « jura », qui renvoie essentiellement à la loi. Cependant, lors de la traduction de « jus », il est parfois difficile de déterminer s’il désigne le droit ou bien l’ordre juridique. Ueno opte, à mon avis de manière appropriée, pour 「権利 (kenri, au sens de droit) dans jus civitatis (6:12) et jus civis (6:32), et pour 「法」 (hou, au sens de loi) dans jus civile (7:25). Dans les cas difficiles, comme jus belli (5:6), il indique l’autre possibilité et ajoute une note explicative sur la large portée sémantique de jus, ce qui aide le lecteur à en appréhender l’ample éventail sémantique. Dans l’appendice de sa traduction, Ueno observe que Spinoza opère une duplication conceptuelle du droit naturel, en distinguant un droit au sens physique et un droit au sens juridique. Cette distinction nous permet de mieux saisir la spécificité de l’État spinoziste, dans lequel le jus naturale au sens juridique cesse d’exister avec la formation de l’État, tandis que le jus naturae au sens physique de l’État, continue d’y opérer. Cette duplication, en d’autres termes la persistance tenace de la dimension physique de l’État, me semble-t-il, est ce qui constitue la différence décisive entre la philosophie politique de Spinoza et celle de Hobbes.
Le Compendium Grammatices Linguae Hebraeae est traduit et commenté par Kei Akita, qui s’appuie sur le texte des OP en adoptant une position d’épochè et critique à l’égard des corrections proposées dans l’édition Gebhardt. Deux annexes ainsi qu’un tableau rédigé par Isaia Teshima sont ajoutés en supplément. Dans sa traduction, Akita a recours à certaines stratégies. Une amélioration significative est l’addition originale de numéros de paragraphes. Il considère cet ouvrage comme parcouru d’un réseau dense de renvois internes relatifs aux règles phonologiques ; il en mentionne les numéros dans les annotations afin de faciliter la consultation des règles concernées. Dans l’ensemble, Akita s’efforce constamment de refléter l’ingéniosité de Spinoza. Il traduit notamment de manière à mettre l’accent sur l’effort que consacre Spinoza à substantiver tous les mots ; nous pouvons clairement constater sa démarche dans la traduction grâce à l’ajout de l’article grec, tel que to ou bien tou, dans des phrases hébraïques complexes, comme le montre le tableau du chapitre 8. Un autre point à noter est qu’il opte pour 「動詞形」 (dôshikei) en ajoutant 「形」 (kei), tandis qu’on choisit normalement 「動詞」 (dôshi) pour Verbum. L’objectif est de mettre en évidence ce que l’on pourrait appeler la théorie de la mono-catégorisation nominale de Spinoza, autrement dit, la structure selon laquelle toutes les parties du discours sont englobées dans la catégorie du nom. En fin de compte, le principe adopté dans sa traduction s’est avéré plus proche de celui de l’édition de la Pléiade (2022), en ce qu’il respecte les choix d’écriture de Spinoza, y compris les graphies jugées incertaines, et assume un retour à l’édition OP.
Quant au commentaire, en bref, il a pour but de présenter globalement les caractéristiques et le contexte historique de ce texte. Par exemple, Akita suggère que Nil Volentibus Arduum constitue l’arrière-plan du CGLH et considère ce dernier comme faisant partie d’un projet en lien avec le TTP. Il se termine par un examen philosophique et politique de cet ouvrage, en se référant notamment à Gilles Deleuze et Solomon Rubin.
À la suite de ce commentaire, Isaia Teshima propose deux annexes, dont l’une est une vérification de l’inventaire par van Rooijen de la Bibliothèque de Spinoza, concernant trois livres sur la grammaire hébraïque. L’autre esquisse une longue histoire de deux traditions grammaticales, le Dikduk et la Grammatica, auxquelles il ajoute un tableau chronologique des principaux grammairiens. D’une part, le Dikduk met l’accent sur le caractère sacré de l’hébreu, du fait qu’il s’agit de la langue unique dans laquelle Dieu et Adam ont parlé, et d’autre part, la Grammatica considère que toutes les langues partagent des principes structuraux communs, preuve de leur universalité. Lors de la Réforme, les protestants se sont trouvés confrontés à la nécessité d’étudier l’hébreu pour une interprétation adéquate de la Bible. Au cours de cet apprentissage, le xvie siècle a connu un moment charnière, qui a vu un passage de la simple acceptation du Dikduk à la tentative d’explication de l’hébreu par la logique de la Grammatica, à savoir, à travers l’étymologie et la syntaxe. Spinoza était bien conscient de ce virage, comme en témoigne l’inventaire de sa bibliothèque, où les trois livres qu’il semble avoir consultés pour écrire le CGLH figuraient sur la liste des livres interdits par l’Église. Dans le monde judaïque, on s’interrogeait sans cesse sur le critère d’authenticité de la vérité dans l’interprétation de la parole de Dieu : la logique ou la grammaire. Teshima suggère que Spinoza aurait cherché à concilier ces deux disciplines. Quoi qu’il en soit, on peut comprendre que ce n’est qu’à la lumière d’une histoire complexe du Dikduk et de la Grammatica que l’anomalie du CGLH se manifeste pleinement.
Dans l’ensemble de ce volume, les annotations ne prétendent pas intervenir dans les débats interprétatifs. Elles remplissent les fonctions suivantes : premièrement, indiquer les passages correspondants dans l’œuvre de Spinoza ainsi que les références à d’autres auteurs tels que Bacon, Aristote, etc. Au besoin, elles fournissent également des éclaircissements sur les contextes historiques des notions en question. Deuxièmement, lorsque des différences de termes, d’accentuation, ou des lacunes textuelles apparaissent entre les versions OP, Gb, NS et Van Vloten & Land (VL), celles-ci sont systématiquement signalées. Par exemple, quand il s’agit de notions majeures, les deux formes originales – en latin et en néerlandais – sont indiquées. Troisièmement, si des divergences importantes se présentent dans les traductions, les annotations exposent les raisons du choix des termes retenus, en précisant la compréhension grammaticale adoptée, l’accentuation ou l’orthographe des différentes versions, ainsi que l’interprétation du contexte. Enfin, dans les annotations relatives au CGLH, des explications de grammaire hébraïque sont fournies, à l’intention des lecteurs non familiers de cette langue. Ainsi, elles offrent dans leur totalité un appareil critique d’une grande envergure.
Ce volume sera donc non seulement la référence essentielle grâce à son exactitude et à sa richesse remarquable, mais par là même il met aussi en lumière la complexité fascinante de la pensée spinoziste.
Mioko Kawazoe
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Pour citer cet article : Baruch Spinoza : Œuvres complètes, sous la direction d’Osamu Ueno et Izumi Suzuki, t. IV, Traité de l’amendement de l’intellect, Traité politique et Précis de grammaire de la langue hébraïque, traduction japonaise et notes par Izumi Suzuki, Osamu Ueno, Kei Akita, avec deux annexes sur le Précis de grammaire de la langue hébraïque par Isaia (Izaya) Teshima, Tokyo, Iwanami, 616 p., inBulletin de bibliographie spinoziste XLVII, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 173-202.