Norman Schultz, Conceptual Realism and Historicity. Brandom versus Hegel, Leiden & Boston, Brill, 2024, 289 p.
L’ouvrage de Norman Schultz s’insère dans les débats contemporains portant sur la « Hegel Renaissance » qui se produit depuis une trentaine d’années au sein du paysage philosophique anglo-saxon, et plus précisément sur la réactualisation dont la philosophie hégélienne fait l’objet chez l’un des représentants majeurs de ce qu’il est convenu d’appeler le « néohégélianisme analytique », à savoir Robert Brandom. L’ouvrage propose de comparer les philosophies respectives de Brandom et de Hegel, à partir d’un point de départ pour le moins original : : loin des lectures dominantes au sujet des rapports entre ces deux philosophies, l’auteur fait de Brandom le représentant emblématique d’une philosophie aux ambitions métaphysiques, et de Hegel le défenseur résolu d’un relativisme historiciste radical et post-métaphysique, proclamant l’historicité de toute prétention au savoir, sans toutefois exclure la possibilité de trouver, un jour peut-être, une vérité ultime et anhistorique (p. 12-13, 195, et 267). L’ambition de l’ouvrage ne s’arrête d’ailleurs pas là, car il s’agit de montrer, de manière sans doute un peu simpliste et à l’occasion d’un examen comparatif des philosophies respectives de Hegel et de Brandom, que le clivage entre les philosophies dites « analytiques » et « continentales » est bel et bien toujours vivace, tant ces deux courants semblent, en leurs représentants que sont Brandom et Hegel, irréconciliables (p. 4). S’il est évident qu’une telle approche aurait pu présenter de l’intérêt, par son originalité, le lecteur ne pourra malheureusement que se désoler face à un livre dont on constate qu’il n’a pas les moyens de ses ambitions.
La partie consacrée à l’œuvre de R. Brandom est la plus réussie : son objectif est de montrer, en analysant le primat accordé par ce dernier à l’assertion dans nos pratiques discursives (p. 85-91), qu’en dépit du projet pragmatiste qu’il défend, qui consiste à ancrer la rationalité dans les pratiques discursives d’une communauté de locuteurs, sa philosophie reste hantée par le spectre d’un réalisme métaphysique pour lequel la connaissance consisterait à refléter une réalité extérieure, en soi conceptuellement articulée mais indépendante de notre esprit (p. 48 sq.). L’auteur nuance cette critique en soulignant de manière convaincante que le réalisme conceptuel reste, chez Brandom, « formel » et « procédural », au sens où la référence à une réalité extérieure à l’espace des raisons n’est rien de plus qu’une présupposition interne à l’échange intersubjectif des raisons (p. 69-70, 104). Il montre par ailleurs que l’intégration – à partir de Tales of the Mighty Dead (2002) jusqu’à A Spirit of Trust (2019) – du thème de l’historicité à son pragmatisme inférentialiste n’implique aucune remise en cause de ce postulat réaliste : ainsi se trouve défendue, à partir d’une étude des textes récents, l’idée d’un objectivisme rémanent chez un philosophe qui, en dépit de son pragmatisme revendiqué, ne parviendrait pas à se libérer du privilège qu’accorde la tradition « analytique » à la théorie sur la pratique, et à la connaissance de la réalité objective sur la création de nouvelles formes de vie (p. 113 sq.).
S’il faut saluer l’intérêt de certaines des analyses que l’auteur consacre à la philosophie brandomienne, on sera plus circonspect concernant celles qu’il propose de la philosophie hégélienne qui font suite à un cours chapitre de transition consacré à la critique habermassienne de Brandom et de Hegel. Le but de l’exposé sur Hegel est d’établir qu’à l’opposé de Brandom, Hegel s’est quant à lui parfaitement libéré de toute tentative d’accéder à une vérité absolue et transcendant le contexte historique de son énonciation. On peut d’abord se demander quel est l’intérêt de soutenir une thèse aussi ambitieuse et originale, si elle repose sur une portion extrêmement restreinte du corpus hégélien (l’introduction et le dernier chapitre de la Phénoménologie de l’esprit et l’introduction des Leçons sur l’histoire de la philosophie) sans jamais mobiliser directement la Science de la logique, l’Encyclopédie des sciences philosophiques ou encore les Principes de la philosophie du droit. Lorsqu’il est (très rarement) question de ces textes, l’auteur ne les mentionne que de manière anecdotique ou au travers du seul filtre d’une littérature secondaire bien maigre, et donne ainsi la curieuse impression de ne les avoir jamais lus. Cela ne serait pas un problème si l’auteur ne prétendait pas nous livrer la clef de la pensée de Hegel : il est après tout possible et légitime d’utiliser certains textes hégéliens pour construire une position philosophique originale. Mais là n’est pas l’objectif du livre : il s’agit bien pour l’auteur de nous présenter la pensée du Hegel historique et, dans ce contexte, la méconnaissance de ces textes canoniques dont il semble faire preuve ne peut que causer une certaine gêne, si ce n’est un agacement légitime. Dans ce livre, on fera donc d’étonnantes découvertes : pour Hegel, la vérité (que l’auteur ne se donne pas la peine de définir, que ce soit dans son sens hégélien ou dans un autre sens) est inatteignable pour les esprits finis que nous sommes, et reste donc un simple idéal régulateur (p. 190-191, 195, 234, 264) ; on apprendra également que pour Hegel, le temps est « un outil cognitif servant à organiser les événements sur une ligne temporelle » (p. 216), et que le savoir absolu – qui ne désigne rien de plus que le savoir anthropologique, lui-même relatif à son contexte historique d’énonciation, de notre historicité (p. 173, 207, 230) – consiste à « éliminer le temps comme une contingence » (p. 196). Si le lecteur désire savoir ce que cela veut dire, ou simplement en savoir un peu plus sur les rapports entre temps et contingence chez Hegel, il trouvera plusieurs réponses que l’auteur semble tenir pour équivalentes : la contingence caractérise tour à tour ce qui se produit dans le temps (p. 191), le temps lui-même (p. 191, 196), et le concept de temps (p. 197) – au lecteur de choisir. On sera également surpris de constater qu’après avoir commenté la célèbre critique que fait Hegel, dans l’introduction à la Phénoménologie de l’esprit, de la conception instrumentale du savoir, l’auteur affirme quelques pages plus loin, au mépris de tout ce qu’a pu écrire Hegel sur le concept dans sa logique, que « les concepts sont les instruments dont nous disposons pour notre projet de connaissance » (p. 207). Cette compréhension instrumentale de la conceptualité qu’il attribue de manière récurrente à Hegel (p. 246-247, 251, 256, 261), n’empêche pas pour autant notre auteur d’affirmer, de manière quelque peu mystifiante, que le concept reste un « guide » qui opère activement dans l’histoire (p. 248), un principe « suffisamment puissant pour incorporer la contradiction entre deux côtés » (p. 245).
On l’aura compris, si le point fort de l’ouvrage se situe dans la critique qu’il propose de la philosophie de Brandom, l’analyse qu’il propose d’un prétendu relativisme hégélien est selon nous loin d’être convaincante. L’auteur parvient ainsi, à son insu, à convaincre le lecteur que le clivage entre les philosophies dites « analytiques » et « continentales » est toujours vivace (p. 4), tant l’exposé qu’il consacre à la philosophie hégélienne est inférieur, de par ses incohérences et le manque de connaissance flagrante dont il fait preuve, à celui qu’il donne de la philosophie brandomienne.
Ferdinand Perot (Université Bordeaux-Montaigne)
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Pour citer cet article : Norman Schultz, Conceptual Realism and Historicity. Brandom versus Hegel, Leiden & Boston, Brill, 2024, 289 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXV, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 131-172.