Auteur : Steven Nadler

ANTOINE-MAHUT, Delphine, L’Autorité d’un canon philosophique. Le cas Descartes, Paris, Vrin, 2021, 352 p.

Ces dernières années, Delphine Antoine-Mahut (désormais citée DAM) a consacré une grande partie de son attention à mettre en lumière les différentes manières dont se sont élaborés les canons et les héritages philosophiques, notamment cartésiens. Elle s’est intéressée à la fois à la manière dont ces constructions se mettent en place à l’époque du philosophe et à la façon dont elles se développent dans l’historiographie ultérieure, en particulier au cours du XIXe siècle. Ce livre est l’aboutissement bienvenu de ses recherches, contribution remarquable et éclairante à notre compréhension de ce qui reste un ensemble de questions relativement peu étudiées. La question essentielle de l’ouvrage est la suivante : « Comment penser de façon philosophique la canonisation ? » Descartes en est l’objet principal, bien qu’il ne constitue que l’une des figures majeures et canoniques de la philosophie de la première modernité à propos desquelles on pourrait mener une telle enquête ; l’autrice reconnaît en effet qu’une investigation similaire pourrait être conduite au sujet de tous les autres membres du clivage ancien et dépassé « rationaliste/empiriste » (Spinoza, Leibniz, Locke, Berkeley et Hume), ainsi que pour ces catégories historiographiques artificielles elles-mêmes.

Elle commence le livre par une image parlante, une statue de Glaucus découverte après de nombreux siècles. Ce qu’elle appelle « le problème de Glaucus » a trait au dilemme auquel nous sommes confrontés lorsque nous nous trouvons face à une œuvre d’art – ou à un système philosophique – ancienne et aux changements qu’elle subit, que ce soit par l’effet de la nature (dans le cas de l’art) ou par les fidèles, les critiques et les commentateurs (dans le cas de la philosophie) : un « essentialiste » regrettera les changements et le manque de fidélité à l’original alors qu’un « phénoméniste » essaiera de les comprendre, se concentrera sur ce que l’œuvre d’art ou le système philosophique est devenu et pourquoi.

Le problème de Glaucus se pose très tôt dans le cas de Descartes – en fait, de son vivant. Dans la première partie du livre, « La Fabrique du canon : Descartes versus Regius », l’autrice montre comment Henricus Regius et « la Querelle d’Utrecht » forcèrent Descartes à s’engager dans un « autoportrait philosophique » afin de se distinguer de son encombrant disciple et de réclamer ce qui lui revenait de droit en rejetant le reste. Le problème fut que, au cours de la crise d’Utrecht, se produisit une « confusion des noms de Descartes et de Regius », confusion dans laquelle ce que Regius avait dit ou attribué à Descartes – par exemple, concernant la nature de l’union de l’âme et du corps – lui fut ensuite effectivement attribué, « par ricochet ». Au moins Descartes put-il à ce stade exercer un certain contrôle sur sa canonisation, pour le meilleur et pour le pire. Il désavoua Regius (notamment en l’accusant de plagiat) dans sa Lettre-Préface à la traduction française des Principia philosophiae et dans l’Épître dédicatoire à la princesse Élisabeth, lors de ce que DAM identifie comme la deuxième étape de l’épisode. Vient ensuite une troisième étape (« Répliquer ») dans laquelle Descartes répond au placard de Regius par ses Notae in Programma quoddam, en défendant son dualisme et en attaquant l’empirisme de Regius, toujours pour éviter d’être associé à ses thèses. Le dernier moment de cette affaire est le rôle joué par Clerselier pour « rétablir » la réputation de Descartes dans sa préface au premier volume (1657) des Lettres de Descartes, où il montre en substance que Regius n’est pas Descartes, et encore moins bon cartésien. Regius voulut bien sûr avoir le dernier mot, ce qu’il obtint en étant proclamé le meilleur cartésien dans la préface de Carolus Fabricius à une nouvelle édition du Brevis Explicatio Mentis Humanae de Regius.

L’étape suivante de la canonisation historique du cartésianisme passe par la seconde génération de cartésiens. La deuxième partie du livre d’Antoine-Mahut, intitulée « La canonisation : Clerselier, La Forge, Malebranche », est ainsi consacrée à la contribution de chacun de ces trois auteurs à l’avènement du cartésianisme comme paradigme philosophique du XVIIe siècle. En tant qu’ami de Descartes, exécuteur littéraire et « gestionnaire de la marque » de tout ce qui concerne le cartésianisme, Clerselier – qui avait la main sur un grand nombre de manuscrits de Descartes – joua un rôle crucial dans ce processus. Il n’était pas seulement éditeur, mais aussi interprète, grâce à son organisation de la correspondance de Descartes en trois volumes, aux préfaces à ces volumes comme aux éditions des écrits inédits, et à sa propre correspondance (avec Regius, La Forge et d’autres). Regius hantait toujours la maison, et Clerselier veillait avant tout à ce que ce rebelle soit, comme le dit DAM, « exclu du camp des cartésiens fidèles à Descartes, ou de la famille philosophique de ce dernier » (p. 111). Ce fut notamment le cas lorsqu’il s’agit de maintenir la distinction substantielle radicale entre l’âme et le corps ainsi que la nature strictement mécanique de ce dernier, sous peine de voir l’esprit dégénérer et devenir l’« âme organique » de Regius. Clerselier contribua ainsi à fixer les critères selon lesquels on peut légitimement se qualifier de « cartésien ».

Deux des noms figurant dans le titre de cette partie suggèrent la direction prise par la nouvelle génération de cartésiens et la question que cela soulève pour la canonisation – à savoir si l’occasionnalisme est la manifestation la plus vraie et la plus fidèle de la philosophie cartésienne. Si Descartes a peut-être « ouvert la porte » à l’occasionnalisme, il ne l’a pas vraiment franchie. Toutefois, selon DAM, c’est Regius qui pourrait avoir contribué involontairement à cette nouvelle voie en soulignant la distinction entre la création du mouvement et sa détermination (en particulier en ce qui concerne l’âme). Ceci, affirme DAM, permit à Clerselier d’avoir « le dernier mot […] afin de sauver l’orthodoxie de Descartes » (p. 138). Dans une lettre de Clerselier à La Forge (publiée dans son troisième volume de 1667 des Lettres de Descartes), il suggéra non seulement que les corps n’ont pas le pouvoir de mouvoir d’autres corps, mais que l’âme humaine n’a pas non plus le pouvoir de mouvoir le corps avec lequel elle est unie, et défendit cela comme la lecture la plus fidèle (ou, au moins, l’implication la plus claire) des vues de Descartes lui-même.

Dès lors, il existe, nous dit DAM, trois cartésianismes : « un cartésianisme dogmatique officiel (celui de Clerselier) », compatible avec la théologie, voire fondé sur elle, dans la mesure où il respecte la toute-puissance de Dieu ; « un cartésianisme empirique officieux (celui de Regius) » ; et « un cartésianisme original (celui de Descartes) » (p. 139). C’est ce dernier cartésianisme que les deux autres trouvent « contradictoire et inaccessible » dans la mesure où il ne peut concilier la distinction de l’esprit et du corps avec leur union, ni voir comment la toute-puissance de Dieu est compatible avec le pouvoir causal de la volonté humaine sur le corps tel qu’il est attesté par l’expérience.

C’est dans le Traité de l’esprit de l’homme de La Forge, publié en 1666, que l’occasionnalisme reçut pour la première fois une forme systématique. La Forge fut sans doute le plus fidèle de tous les cartésiens, le bon cartésien qui, tout en n’hésitant pas à corriger Descartes à l’occasion, cherche à achever le projet philosophique de Descartes en traitant précisément les sujets – la nature de l’âme elle-même et son union avec le corps – que Descartes avait promis d’aborder, mais qu’il n’avait jamais réussi à examiner de manière suffisamment détaillée. L’intérêt de DAM, cependant, ne porte pas tant sur le rôle de La Forge dans la formalisation d’un occasionnalisme qui n’est, au mieux, que tacite dans Descartes – en réalité il est fait assez peu de cas de l’occasionnalisme dans le livre – que sur deux autres points. Tout d’abord, sa défense de la théorie de la glande pinéale à la fois dans le Traité et dans son long commentaire sur L’Homme (qui, comme le montre DAM, doit être lu dans le contexte de la discussion de Henry More sur la glande) : bien que La Forge soit peut-être le dernier défenseur de la glande pinéale en tant que « siège de l’âme » –, cette idée sera rejetée par des cartésiens ultérieurs tels que Régis et (selon nous) Malebranche –, elle n’en demeure pas moins un élément central dans les représentations ultérieures du cartésianisme. Deuxièmement, son explication du mécanisme corporel derrière le mouvement des muscles, explication dans laquelle, comme le montre l’autrice, La Forge, s’engageant avec More et Regius, s’éloigne d’« une certaine interprétation du cartésianisme », à savoir celle de Clerselier (p. 166). Afin de rendre compte correctement de ces mouvements corporels, La Forge doit corriger la physiologie cartésienne des nerfs et des esprits animaux lorsqu’ils descendent dans les muscles, ce qu’il fait sur une base empirique solide. De telles améliorations dans l’explication du fonctionnement mécanique autonome du corps sont, pour La Forge, essentielles pour défendre la distinction réelle entre l’esprit et le corps. Contrairement à Regius et Clerselier, « La Forge fait de la descente dans le détail du mécanisme la condition de préservation de la véritable souveraineté de l’âme immatérielle en l’homme » (p. 174). L’autre contribution de La Forge au profil du cartésianisme selon DAM concerne la connaissance expérimentale que l’âme a de lui-même. « Avec La Forge, note-t-elle, le cartésianisme se spécifie comme une psychologie empiriste dans laquelle l’activité de l’âme joue un rôle essentiel » (p. 175). Ce qui est remarquable dans la discussion de DAM à ce moment, c’est que la dialectique qu’elle identifie comme le cartésianisme évolue subtilement au XVIIe siècle à travers une « intertextualité » impliquant Clerselier, Regius, More, La Forge et les différentes manières possibles de lire Descartes : « On retrouve les mêmes problèmes, le même lexique, et les mêmes enjeux, mais non les mêmes solutions » (p. 187). Le progrès qu’elle décrit au sein du cartésianisme est beaucoup moins linéaire, beaucoup plus complexe et intéressant que n’importe quelle mythologie standard sur l’ascension et le déclin de ce système – par exemple, la vieille histoire selon laquelle l’évolution ainsi que la fin du cartésianisme seraient dues à son incapacité à résoudre le problème du corps et de l’âme.

Cette dialectique se poursuivit, au début du XVIIIe siècle, avec Malebranche, qui reprend « le travail de Clerselier, avec les armes de Regius, pour les retourner contre un certain La Forge et déchoir l’âme de Descartes de sa superbe » (p. 188). Paradoxalement, l’importance de Malebranche réside ici non pas dans son occasionnalisme, mais dans son empirisme. Ce « cartésianisme empiriste » représente une sorte d’aboutissement, où le « rationalisme » promu par les autres cartésiens est abandonné au profit du témoignage de l’expérience intérieure, surtout lorsqu’il s’agit de la connaissance de l’âme et du pouvoir apparent de l’âme de mouvoir le corps par l’intermédiaire de la volonté. Pour Malebranche, ce n’est qu’au niveau de l’expérience que l’être humain déchu peut espérer se relever et se tourner vers Dieu. Il est ironique que Malebranche, que l’on présente si souvent comme « le prototype de l’idéaliste abstrait, soit au moins tout autant celui qui inscrit une psychologie expérimentale au cœur du canon cartésien ». L’expérience peut néanmoins être trompeuse et, bien entendu, Malebranche ne permet pas à l’âme d’avoir une efficacité causale réelle pour mouvoir le corps. C’est ici que l’expérience se heurte à la métaphysique. « Si Malebranche occupe une place si déterminante dans l’histoire qui nous intéresse, c’est ainsi parce qu’il se situe exactement au moment qui mêle le point de vue expérimental au point de vue métaphysique » (p. 238).

Jusqu’à ce point de l’histoire retracée par DAM, la canonisation du cartésianisme est surtout une affaire intra-muros, opposant cartésien à cartésien (avec l’aide occasionnelle d’étrangers comme More), plutôt qu’une affaire historiographique. La physiologie du mouvement musculaire et d’autres questions d’anatomie mécaniste jouent un rôle étonnamment central dans la division des cartésiens entre eux. Ce n’est que dans la dernière partie du livre, « Retentissements du canon : Destutt de Tracy, Cousin, Renouvier », que DAM s’intéresse à la manière dont les historiens ultérieurs, à partir de la fin du XVIIIe siècle, ont contribué à la formation du canon cartésien. Elle examine ici les écrits d’Antoine Destutt de Tracy (1754-1836) et sa contextualisation du cartésianisme, notamment par rapport à Bacon et Locke, ainsi que, plus longuement, le travail éditorial et interprétatif essentiel de Victor Cousin (1792-1867) dans la « réhabilitation d’un certain Descartes » que, en même temps, Cousin modifie et même « déforme ». Il faut mentionner ensuite Charles Renouvier (1815-1903), qui présente ce que DAM appelle « un Descartes intégratif, c’est-à-dire un Descartes ouvrant la voie à deux filiations opposées […], une filiation métaphysico-idéaliste et une filiation matérialiste médicale » (p. 318).

Cet ouvrage est donc extrêmement riche, et nous n’en avons relevé que quelques thèmes parmi les plus importants. L’autrice aborde bien d’autres sujets et le fait avec une remarquable expertise dans l’histoire du cartésianisme. Nous avons laissé de côté un certain nombre d’acteurs secondaires qu’elle évoque : Carolus Fabricius, Claude Perrault et Condillac, entre autres, jouent un rôle important dans le drame ; Regius en particulier, plus que tout autre personnage ici à part Descartes, est une présence constante ; en revanche, Cordemoy, qui était sans doute plus connu en son temps que La Forge, ne reçoit qu’une brève mention. N’est pas évoqué non plus un acteur historiographique aussi important que Francisque Bouillier et le rôle que sa magistrale Histoire de la philosophie cartésienne (1839) a joué dans la compréhension ultérieure de ce qu’est le cartésianisme (D. Antoine-Mahut a évoqué ailleurs sa contribution au « spiritualisme cousinien ».) De façon surprenante, l’occasionnalisme, auquel le cartésianisme était et continue d’être étroitement associé, n’est abordé que brièvement vers la fin du chapitre sur Malebranche, où il s’agit de saper la confiance dans la capacité de l’âme à mouvoir le corps. Nous aurions pour notre part été enclin à supposer cette théorie remarquable et multiforme de la causalité incluse dans l’histoire de la canonisation du cartésianisme, surtout si l’on considère, une fois de plus, les disputes intra-muros entre cartésiens sur les pouvoirs causaux. Mais ceci n’est que le reflet de nos propres préférences académiques, et n’ôte rien à la cohérence et à l’intérêt de l’histoire que Delphine Antoine-Mahut restitue si brillamment. À n’en pas douter, ce livre fera l’objet de nombreuses discussions scientifiques.

Steven NADLER (University of Wisconsin-Madison). Trad. D. Arbib

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Pour citer cet article : ANTOINE-MAHUT, Delphine, L’Autorité d’un canon philosophique. Le cas Descartes, Paris, Vrin, 2021, 352 p., in Bulletin cartésien LII, Archives de philosophie, tome 86-2, Avril-Juin 2023, p. XXXIII-L.

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MUCENI, Elena & PITASSI, Maria-Cristina, Le Malebranchisme à l’épreuve de ses amis et de ses ennemis, actes de la journée d’étude organisée à Genève par l’Institut d’histoire de la Réformation (27 novembre 2015), Paris, Honoré Champion, 2018, 245 p.

Les dernières décennies du XVIIe s. français peuvent à juste titre être appelées « l’époque du malebranchisme ». La philosophie de D. demeurait le paradigme philosophique et scientifique dominant, mais le cartésianisme apparaissait sous une version modifiée – étendue, améliorée voire corrigée – par un prêtre oratorien ayant une prédilection pour Augustin : Malebranche [= M.]. M. n’a jamais cessé d’enrichir, modifier, transformer, bricoler son système large et multiforme, depuis la première apparition de la Recherche de la vérité en 1674 à sa dernière édition en 1712. Comme le note E. Muceni dans son introduction à ce volume, on peut voir les Œuvres complètes de M. comme « un véritable laboratoire dans lequel s’est élaborée une pensée qui n’a cessé d’évoluer au fil des ans » (p. 7). Nombre de ces modifications découlaient de motifs « internes », la progressive maturation philosophique de M. ; mais nombre d’entre eux aussi venaient de « l’extérieur », de critiques et alliés. Ces ressources externes déploient une panoplie de positions philosophiques et théologiques caractéristiques de la philosophie moderne, que les protagonistes fussent pro ou anti-cartésiens (Régis, Hobbes), penseurs sceptiques (Foucher), ecclésiastiques orthodoxes ou hétérodoxes (Fénelon, Arnauld) ou inclassables, polymathes intellectuels (Leibniz, Bayle). Les attaques et les défenses de M. eurent un effet non seulement sur M. lui-même, mais également sur la façon dont il était lu par d’autres, y compris par un public s’intéressant à ces engagements polémiques tels qu’ils apparaissent dans des livres et des revues. Ainsi, les débats autour de la philosophie de M. – et donc du cartésianisme – à partir des années 1670 tendent à nous offrir une perspective kaléidoscopique de la vie intellectuelle et culturelle française de cette période. Comme le dit E. Muceni, « dans ce jeu de miroirs sans fin, la philosophie de M. évolue, se disperse en morceaux, est modifiée, adaptée, mais aussi conservée et enracinée dans l’histoire non seulement philosophique mais aussi culturelle de l’époque moderne » (p. 14).

Une des accusations les plus graves et courantes portées contre M. était d’avoir sapé la liberté divine avec sa notion de « Dieu obligé », c’est-à-dire un Dieu dont les volitions sont « déterminées » par les lois de l’Ordre. Dans son chap. éclairant, « Le ‘Dieu obligé’ : vicissitudes et contrariétés d’un syntagme malebranchien », G. Gori propose de corriger la lecture – défendue par Arnauld, Fénelon et autres, et suivie par les spécialistes – selon laquelle le Dieu de M. est soumis aux lois qui régissent ses choix avec une nécessité mathématique et physique et soutient que c’est une « obligation » morale que Dieu observe, qui est propre à un agent libre et rationnel. Dieu n’est soumis qu’à une loi qui existe à l’intérieur de lui-même et qui est coéternel avec lui. – Dans « Malebranche et Hobbes : anthropologie et politique », R. Carbone aborde la relation intéressante mais peu étudiée entre ces deux grands penseurs. M. ne fait explicitement référence à Hobbes qu’une seule fois, mais on trouve de fréquentes allusions ; et comme le montre Carbone, on peut dresser une comparaison fructueuse entre leurs conceptions respectives de la relation entre anthropologie et théorie politique. – Le chapitre de J.-C. Bardout, « La puissance ou la raison : remarques sur l’anti-malebranchisme de Fénelon », considère la longue « réfutation » du système de M. par l’archevêque de Cambrai, attaque influente trop souvent négligée au profit de la critique similaire (et également longue) de Arnauld. – La relation complexe entre M. et Bayle est le sujet de la belle étude de J.-L. Solère, « Liberté et volonté chez Bayle et Malebranche ». L’A. fait valoir que, malgré la « sympathie » de Bayle pour certains aspects du système de M., en part. sa métaphysique, il ne pouvait accepter les vues de l’oratorien sur le libre arbitre. Surtout, pour Bayle (et contrairement à M. tel qu’il le lit), la liberté de volonté ne se prête pas à une démonstration philosophique ; elle ne peut être qu’une affaire de foi basée sur la révélation. De plus, si elle existe, il ne peut s’agir, au mieux, que d’une liberté compatibiliste. – A. del Prete aborde la question de la relation complexe de Régis avec M. dans « Polémiques manifestes et influences tacites : Régis, Malebranche et la conscience ». Elle considère à la fois la critique par Régis de l’épistémologie de M., en part. la doctrine de vision en Dieu, et son accord tacite avec les vues de M. sur la connaissance de l’âme par elle-même. – Dans « Un plaisir divin : Malebranche, Lamy (et les autres) », M. Priarolo analyse le débat sur le plaisir et l’amour entre M. et François Lamy, un penseur qui mérite plus d’attention qu’il n’en reçoit habituellement. Elle examine en part. le « parcours tourmenté » suivi par un M. soucieux de formuler une notion cohérente de l’amour de Dieu. – Aucun recueil d’études sur M. et ses contemporains ne serait complet sans au moins un chapitre sur Leibniz. Dans « D’une question à l’autre : Leibniz et les adversaires de la noétique malebranchienne », M. Picon affirme que Leibniz était initialement d’accord avec M. sur le fondement des vérités éternelles, et était donc relativement indifférent à la critique sceptique de Foucher concernant la connaissance du monde extérieur ; cependant, vers la fin des années 1680, l’orientation de Leibniz avait suffisamment changé pour qu’il se préoccupe davantage des problèmes soulevés par Foucher. S’appuyant sur les travaux antérieurs de Charles McCracken (Malebranche and British Philosophy, Oxford, 1983), S. Brown, dans « Les admirateurs de Malebranche dans l’Angleterre des années 1690 », décrit un milieu sélectif d’adeptes anglais de M. dans les années 1690, notamment à Oxford et à Londres. Il interroge les raisons pour lesquelles M. a reçu une telle attention dans les îles britanniques durant la dernière décennie du siècle. – Et dans « Quand le Malebranchisme s’invite dans l’histoire de la médecine : la théorie de l’influence de l’imagination maternelle sur le fœtus », E. Muceni examine l’approche de M. face à une question embryologique soulevée dans D. et reprise par M., ainsi que les réponses variées à la solution de M., jusqu’au XVIIIe s., par les « imagionistes » (comme La Mettrie) et les « anti-imagionistes » (Buffon).

Ce court mais riche recueil d’études menés par des chercheurs confirmés nous offre une série de perspectives éclairantes sur M. et sa réception. Un précieux apport à l’histoire de la philosophie moderne.

Steven NADLER (University of Wisconsin-Madison) [trad. D.A.]

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Pour citer cet article : Steven NADLER, « Elena Muceni & Maria-Cristina Pitassi, Le Malebranchisme à l’épreuve de ses amis et de ses ennemis, actes de la journée d’étude organisée à Genève par l’Institut d’histoire de la Réformation (27 novembre 2015), Paris, Honoré Champion, 2018 », in Bulletin cartésien XLIX, Archives de Philosophie, tome 83/1, janvier-mars 2020, p. 151-222.

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PELLEGRIN, Marie-Frédérique, éd., dossier « Malebranche », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 140, 2015, p. 451-542.

Constituant une manière de commémoration du 300e anniversaire de la mort de Malebranche [= M.], les articles réunis dans ce numéro abordent la question de l’actualité de sa pensée : en somme, la philosophie de M. est-elle aujourd’hui vivante ou morte ? Et que signifie qu’une philosophie soit encore « vivante » (ou « morte ») plusieurs siècles après la disparition de son auteur ? De manière fort bien sentie, le volume s’ouvre par une très pertinente préface de M.-F. Pellegrin inspirée des réflexions de M. sur la mort dans ses Entretiens sur la mort (« Malebranche mort ou vif », p. 451-455). (1) Dans sa contribution (« Il filosofo e la sua famiglia. Contributo alla storia di Malebranche vivant », p. 467-472), G. Gori étudie diverses influences des cercles familiaux et intellectuels sur l’évolution philosophique et religieuse de M. Loin d’en proposer une étude archéologique, l’A. mobilise des sources jusqu’à présent inexploitées, notamment s’agissant du rôle de l’oncle maternel Jean de Lauzon et de son frère aîné, pour accroître notre connaissance de l’évolution intellectuelle de M. en le remettant dans son contexte et dans son époque. (2) Dans son étude « M. et les mondes impossibles » (p. 473-490), J.-C. Bardout, reconnaissant dans les figures de M. et de Leibniz des acteurs cruciaux de « la première époque des mondes possibles », examine un problème qui mine sérieusement la théodicée malebranchienne dans la mesure où elle exige que Dieu choisisse le monde actuel parmi une série infinie de mondes possibles. L’A. soutient que, du fait de certains « ingrédients doctrinaux et réquisits théoriques » auxquels il est astreint, M. ne peut rendre compte de l’individuation des mondes possibles non actuels. Il est impossible non seulement de concevoir ce qui distingue le contenu de chaque monde possible, mais même simplement de concevoir qu’il y ait une multiplicité de mondes possibles. (3) L’étude de V. Geny, « Le plaisir et la grâce chez Malebranche » (p. 491-504) étudie la manière dont la théologie de M. est fondée sur son interprétation de la nature humaine, même si cela implique le rejet d’un élément traditionnel de la pensée chrétienne : l’A. met en effet l’accent sur le rôle du plaisir dans la théodicée de M. Ce dernier met l’âme en mouvement et constitue l’invariable objet du désir et donc l’essentiel du bonheur. L’ « hédonisme chrétien » de M. constitue ainsi une révision originale et philosophiquement motivée de la morale de la religion chrétienne, ce qui aura amené Fontenelle à le surnommer « Le protecteur des plaisirs ». (4) D. Arbib, dans « Malebranche, le stoïcisme et les trois erreurs de l’orgueil » (p. 505-524) pose la question du rapport de M. à la philosophie stoïcienne (et aussi bien cartésienne) relativement à la question des passions. Il analyse les articulations subtiles de la critique malebranchienne, formulée d’un point de vue chrétien en dépit de nombreux éléments apparemment stoïciens, du motif stoïcien du contrôle des passions et du fait qu’une passion puisse être corrigée par une autre. La principale coupable, aussi bien dans la philosophie stoïcienne que dans la morale cartésienne (encore stoïcienne) est l’orgueil. (5) Enfin, l’article de D. Antoine-Mahut, « Malebranche sur le terrain des théories contemporaines de la reconnaissance : un révélateur » (p. 525-538), propose d’étudier les aléas de l’appropriation et de l’interprétation de la philosophie de M. Il analyse l’absence de M. dans les études récentes portant sur les antécédents philosophiques du concept de reconnaissance avant Hegel, ou dans le processus de formation du self individuel en tant qu’il est confronté aux autres. Le point de vue de l’étude est donc à la fois interne aux études malebranchistes – leur incapacité à prendre en compte la dimension politique du corpus malebranchiste – et très contemporain puisqu’il se confronte aux théories récentes de la « reconnaissance ». L’acteur central de cette histoire est A. Honneth, du fait du rôle joué par sa « reconstruction empirique » de Hegel dans la postérité de la philosophie de M., autour de la question du moi.

Alors, à la fin, M., mort ou vivant ? Cet intéressant recueil d’études provocatrices plaide de manière convaincante pour la seconde option.

Steven NADLER [trad. D.A.]

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Pour citer cet article : Steven NADLER, « PELLEGRIN, Marie-Frédérique, éd., dossier « Malebranche », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 140, 2015 » in Bulletin cartésien XLVI, Archives de Philosophie, tome 80/1, Janvier-mars 2017, p. 147-224.

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Du même auteur :

  • Steven NADLER, « L’ombre de Malebranche. Providence divine et volonté générale dans la correspondance entre Leibniz et Arnauld », 3, 2015, 152 p. », Archives de Philosophie, 2015, 78-1, 131-151.