Auteur : Anne Texier
Henri Krop & Andrea Sangiacomo (dir.) : « The global reception of Spinoza’s thought », Journal of Spinoza Studies, 3 (1) – Special Issue, 172 p.
Ce volume rassemble des contributions issues pour la plupart de deux conférences internationales organisées par la Vereniging het Spinozahuis en 1997 et 2023 et fait le point sur l’état de la réception de Spinoza dans le monde. Les Pays-Bas, la France, le monde anglo-américain, l’Italie, l’Espagne, le Brésil, Israël, l’Iran et le Japon y sont représentés. Chaque contribution, proposée par un acteur majeur de la recherche spinoziste dans son pays, rend compte de l’état de la recherche actuelle dans le pays concerné, après en avoir retracé l’histoire.
On est tout d’abord frappé par la multiplicité et la diversité des figures de Spinoza qui émergent de ces tableaux. Les deux coordinateurs le soulignent dans leur introduction, il est manifeste que les conditions géopolitiques et culturelles spécifiques à chaque nation ou région ont déterminé et façonné la réception de l’œuvre du philosophe. Elles l’ont dans certains cas tout bonnement entravée. C’est le cas de l’Espagne, comme le montrent M. L. de la Cámara et F. J. Espinosa, où il fallut attendre la fin du régime de Franco pour que les études spinozistes se développent, et de l’Iran où, comme le souligne A. Ferdowsi, Spinoza est connu depuis le dix-neuvième siècle, mais n’est véritablement reçu que depuis une vingtaine d’années, avec l’échec de l’islam théologico-politique. La réception n’est donc, selon l’expression de J.-L. Lantoine, jamais pure. Toute réception est disposition, inclination à recevoir tel aspect de la pensée du philosophe plutôt que tel autre. Ainsi, ce sont des motivations patriotiques, souligne H. Krop, qui sont à l’origine des premières traductions néerlandaises et de la fondation de la Vereniging het Spinozahuis, si décisive pour l’institutionnalisation de la recherche internationale, et c’est le Spinoza promouvant la liberté de philosopher que découvrent Van Vloten et Meijer. Selon O. Ueno, c’est un Spinoza moniste et panthéiste qui est reçu au Japon lors de l’ouverture que constitue la réforme Meiji et qui séduit encore aujourd’hui les jeunes Japonais.
Pour autant, et c’est tout l’intérêt de ce volume, l’ensemble des contributions constitue une étude à la fois globale et minutieuse qui montre qu’on ne saurait rattacher chaque réception à un ingenium national. F. Mignini considère que l’internationalisation de la culture requiert de poser désormais le problème en termes de grandes aires supranationales. Les études de T. Cook et J. Steinberg révèlent en effet une communauté de développement tout à fait frappante des études spinozistes anglophones des deux côtés de l’Atlantique, auxquelles il faut même ajouter aujourd’hui quelques chercheurs australiens. Il faut noter également l’extrême proximité entre le spinozisme français et le spinozisme brésilien, qui s’explique, comme le rappellent M. A. Damin Custodio et F. Ferraz, par la véritable mission de transplantation de la philosophie française, livres et professeurs compris, qui eut lieu à l’université de Sao Paolo dans les années 1930. Inversement, A. Sangiacomo souligne le caractère polyphonique des études spinozistes italiennes, à l’image du polycentrisme du pays, mettant ainsi à mal la prétendue méthode historique italienne qu’il propose d’amender en lui substituant l’expression plus nuancée de « reconstruction historiciste ». G. Katz illustre cette absence d’un « Spinoza national » en montrant qu’il n’y a pas un Spinoza hébreu mais deux, l’un théocratique, l’autre sécularisé, ces deux figures contribuant toutes deux à la construction de l’identité israélienne.
Par-delà les différences nationales et temporelles, on peut même voir se dessiner quelques figures transnationales de Spinoza. Un « Spinoza des Lumières » semble ainsi traverser les époques et les cultures. Un « Spinoza idéaliste » semble souvent constituer la figure inaugurale du spinozisme, à quoi s’oppose ensuite un « Spinoza matérialiste ». C’est en effet d’un Spinoza idéaliste que la France hérite, via l’idéalisme allemand, dans la première moitié du xixe siècle, et c’est à lui que les chercheurs français, à partir des années 1960, opposent un Spinoza matérialiste. C’est également un Spinoza idéaliste que celui de Pollock et de Joaquim. Une réfutation matérialiste suit avec Hampshire et Curley. On observe une évolution analogue en Italie où le Spinoza idéaliste de Gentile fait place au Spinoza matérialiste de Giancotti, Cristofolini et Negri. Est-ce le destin nécessaire du spinozisme que ce devenir matérialiste d’une figure initialement idéaliste ? On regrette l’absence de la contribution de M. Walther consacrée à la réception du spinozisme en Allemagne, publiée ailleurs, tant la querelle du panthéisme est l’arrière-fond qui permet de comprendre l’évolution de bien des réceptions ultérieures.
L’amplitude et la précision de cet état des lieux en font un outil irremplaçable et précieux pour qui tente de se repérer dans le paysage mondial de la recherche spinoziste, dont toutes les contributions soulignent l’extraordinaire vivacité. Les lieux, villes, universités, les principaux acteurs, traducteurs, chercheurs, ainsi que les dates des conférences décisives sont mentionnés. Le volume ne se réduit cependant pas à ces données historiques et factuelles. Les principaux enjeux d’interprétation, de méthode, ainsi que les grandes controverses, y sont très clairement exposés.
Anne Texier
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de bibliographie spinoziste XLVII chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Henri Krop & Andrea Sangiacomo (dir.) : « The global reception of Spinoza’s thought », Journal of Spinoza Studies, 3 (1) – Special Issue, 172 p., inBulletin de bibliographie spinoziste XLVII, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 173-202.