Auteur : Valentin Wey
Robb Dunphy, Hegel and the Problem of Beginning. Scepticism and Presuppositionlessness, Lanham (Md), Rowman & Littlefield, 2023, 224 p.,
L’ouvrage de R. Dunphy nous invite à lire le problème du commencement chez Hegel à travers un prisme particulier : celui du scepticisme. S’écartant des lectures dominantes et d’emblée fondationnalistes de l’entreprise hégélienne, l’auteur avance qu’il ne s’agit pas, pour Hegel, de trouver un principe premier qui pourrait fonder la Logique, mais plutôt de penser un commencement qui saurait répondre au défi sceptique pyrrhonien. La difficulté, bien connue, prend chez Hegel la forme suivante : tout commencement est soit médiat, soit immédiat ; or s’il est médiat, le commencement n’en est pas vraiment un, dans la mesure où autre chose le précède, risquant la régression à l’infini ; tandis que s’il est immédiat, le commencement n’évite la régression qu’au prix de l’arbitraire, l’immédiateté impliquant aussi l’absence de toute justification préalable. Selon l’auteur, c’est en concevant un commencement qui est simultanément médiat et immédiat que Hegel chercherait à résoudre le problème, évitant ainsi l’arbitraire d’une part, la régression à l’infini de l’autre (p. 120). Deux voies s’ouvriraient à lu pour atteindre un tel commencement : celle de la Phénoménologie, qui prépare l’accès au savoir absolu par une déconstruction progressive de la pensée représentationnaliste, et celle du « scepticisme accompli », mentionné au § 78 de l’Encyclopédie, aboutissant à un pur néant à l’issue d’une destruction systématique de toute présupposition dogmatique. En libérant le savoir immédiat de ses présuppositions illégitimes, chacune de ces deux approches semblerait permettre l’accès à un commencement simultanément médiat et immédiat.
La position de l’auteur est claire : Hegel trancherait en faveur de la première de ces solutions et rejetterait la seconde. Or, pour R. Dunphy, il s’agit là d’un mauvais choix, voué à fragiliser la cohérence du projet hégélien. D’une part en effet, la solution de la Phénoménologie doit échouer, dans la mesure où elle aboutirait à une forme de savoir positif qui viendrait contrarier l’exigence d’absence de présuppositions. Le savoir absolu comme produit d’une série de négations déterminées demeurerait en effet trop lourd en présupposition pour opérer comme « commencement pur » (p. 190). En même temps, nous dit-on, la solution sceptique esquissée au § 78 n’est pas vraiment développée par Hegel. Le pur Néant auquel aboutirait la médiation sceptique pouvant valoir, soutient l’auteur, comme identique au pur Être qui ouvre la Logique. Ainsi, un tel « scepticisme accompli » aurait très bien pu fournir une solution au problème du commencement (p. 188).
Il faut saluer l’audace et l’originalité de l’analyse de R. Dunphy, qui n’hésite pas à trancher fermement sur des questions d’une difficulté notoire. La lecture du problème du commencement à la lumière de sa formulation spécifiquement pyrrhonienne fournit un angle interprétatif de la Logique précieux et rarement exploré. Dans la mesure où l’auteur y restreint délibérément son propos, on ne saurait lui reprocher de passer sous silence certains sujets annexes (le rapport entre Phénoménologie et Logique, le scepticisme de la Phénoménologie, etc.) qui dépasseraient les prétentions de l’ouvrage. Il semble toutefois que cette limitation programmatique implique d’emblée un choix interprétatif plus fort que R. Dunphy ne semble prêt à admettre (p. 140) et force, par moments, une lecture de la Logique que l’on pourrait qualifier de « non-dialectique ». En isolant le commencement de la Logique de sa médiation intrasystématique, l’auteur prive le début de la Logique de sa dimension spéculative, et risque de rendre impensable ce qui fait la spécificité de la réponse hégélienne à ce problème : le fait que l’immédiateté du commencement ne peut apparaître comme telle qu’au cours du mouvement logique qu’elle initie, tandis que, inversement, cette médiation seule peut valoir comme justification rétrospective d’un commencement immédiat. L’attention exclusive portée à un commencement dont, nous dit-on, dépendra la validité de l’ensemble des catégories logiques ultérieures (p. 107), signale une prédilection pour le mouvement linéaire analytique de la Logique au détriment de son versant synthétique, risquant ainsi de réintroduire, par un curieux renversement, des prémisses fondationnalistes que l’auteur était pourtant si soucieux d’écarter (p. 111).
Valentin Weÿ (Université de Toronto)
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Pour citer cet article : Robb Dunphy, Hegel and the Problem of Beginning. Scepticism and Presuppositionlessness, Lanham (Md), Rowman & Littlefield, 2023, 224 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXV, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 131-172.
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Folko Zander, “Contradiction Resolves Itself”. An Analysis of the Arguments in the Chapter “The Essentialities or the Determinations of Reflection” in Hegel’sDoctrine of Essence, Leiden & Boston, Brill, « Critical Studies in German Idealism » n° 32, 2024, 224 p.
L’auteur propose une lecture minutieuse du second chapitre de la Doctrine de l’essence, en particulier de la section sur la contradiction. Selon Folko Zander, la contradiction hégélienne naît de l’équipollence de déterminations de pensée opposées. Est contradictoire tout objet porteur de propriétés contraires (p. 37). Or, contrairement à la conception classique de la contradiction, celle-ci n’incarne plus, pour Hegel, un défaut de pensée, mais devient le moteur même de sa dialectique. L’analyse des déterminations réflexives soutient ce constat : ce n’est pas contre ou malgré la différence que l’identité émerge, mais du fait même qu’elle porte la différence en elle (p. 35). Plus qu’un obstacle à dépasser ou une tension à résoudre, la contradiction devient le vecteur de l’autodéploiement conceptuel : elle signale la finitude de chaque détermination de pensée et en appelle la négation (p. 48). La contradiction de chaque détermination « se résout elle-même » par son passage à la détermination suivante, faisant ainsi surgir le système dans son entièreté par une succession de négations déterminées (p. 129). Alors qu’on signale souvent l’héritage hégélien des logiques paraconsistantes contemporaines, F. Zander rappelle que Hegel ne rejette aucunement le principe de non-contradiction : il ne fait qu’en nuancer le statut. Car la contradiction est nécessaire et ne devient un problème que pour l’entendement qui échoue à en saisir la portée spéculative (p. 138). Hegel rend pensable la contradiction alors qu’elle restait l’impensé par excellence de la métaphysique prékantienne.
L’analyse attentive de la section sur la contradiction fournit alors le point d’appui pour une réflexion plus large sur le statut de la contradiction dans le système hégélien. Or la lecture linéaire prenant souvent le pas sur les implications systématiques, l’auteur peine parfois à rendre entièrement explicites les conséquences de son analyse pourtant si consciencieuse. Signalons deux éléments qui auraient gagné à être rendus plus visibles.
- L’analyse des déterminations de pensée à la lumière de leur nature contradictoire permet à l’auteur d’éviter une lecture d’emblée transcendantale de la Logique. La logique n’aurait en effet pas d’autre contenu que la dimension (provisoirement) contradictoire de ses propres déterminations (p. 12). L’analyse de la contradiction a ainsi le mérite de rappeler la critique spécifiquement hégélienne du mythe du donné. Or l’inférence d’une supposée « pureté » de la logique à son caractère « non-métaphysique » est pour le moins douteuse (p. 14), dans la mesure où l’auteur semble par là trancher un peu rapidement la question, pourtant largement débattue, de la eigentliche Metaphysik. On regrette l’absence de développements supplémentaires sur le statut du fini et du contingent chez Hegel qui seraient non seulement utiles à une lecture de la contradiction comme « marque du fini », mais encore aurait pu préciser la nature post-métaphysique du projet hégélien (en esquissant, par exemple, une opposition au traitement spinoziste de la contradiction).
2. L’insistance sur la contradiction comme moteur du mouvement dialectique permet également à l’auteur de s’interroger sur le sens de la fondation qui s’opère dans la Logique. Dans la mesure où le Grund n’émerge qu’au terme de l’autorésolution de la contradiction, le mouvement fondationnel de la Logique n’est ni linéaire ni réductible à une simple pétition de principe, mais toujours le produit d’une série de négations déterminées (p. 189). Il s’ensuit alors que le traitement hégélien de la contradiction cristallise sa réponse au défi sceptique : l’autorésolution de la contradiction relève l’insuffisance des déterminations logiques particulières et opère un véritable scepticisme immanent au développement conceptuel (p. 202 ; signalons que, sur ce point, F. Zander s’oppose assez directement à Robb Dunphy, qui n’est pourtant jamais mentionné).
Valentin Weÿ (Université de Toronto)
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Pour citer cet article : Folko Zander, “Contradiction Resolves Itself”. An Analysis of the Arguments in the Chapter “The Essentialities or the Determinations of Reflection” in Hegel’sDoctrine of Essence, Leiden & Boston, Brill, « Critical Studies in German Idealism » n° 32, 2024, 224 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXV, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 131-172.
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Andreas Arndt, Die Sache der Logik. Begriff und Realität bei Hegel, Meiner, Hamburg, 2023, 287 p.
L’ouvrage se compose d’une collection d’articles, rédigés au cours des dix dernières années, dont le sujet varie grandement d’un chapitre à l’autre. Le titre signale la trame sous-jacente que l’auteur s’efforce de développer dans sa préface : contre l’affirmation de Marx d’après laquelle Hegel aurait privilégié l’entreprise logique comme sujet d’investigation propre (die Sache der Logik) aux dépens d’une logique concrète de la chose singulière (die Logik der Sache), A. Arndt propose une « réévaluation du rapport Marx/Hegel » qui nuance ce lieu commun d’un Hegel dogmatique, dont la spéculation conceptuelle ne s’accomplirait qu’au prix d’une résorption de toute particularité du réel dans la toute-puissance du concept (p. 18). Le retournement qu’opère cette lecture procède en trois étapes.
i) Le mouvement conceptuel retracé par la Logique n’est pas extérieur aux choses, il est bien plutôt celui de la chose elle-même : la Sache der Logik est toujours déjà une Logik der Sache. De manière symptomatique, le refus hégélien de parler d’un « passage » du logique à la nature peut valoir comme refus de faire dériver la nature du seul concept (p. 101). Dans la mesure où il existe une différence logique entre la logique et la réalité, le concept hégélien ne peut pas s’appliquer à la réalité de manière extérieure et indifférenciée : la fameuse « résolution » d’un libre passage à la nature doit bien plutôt valoir comme ouverture de l’esprit à l’altérité impossible à résorber du réel (p. 119).
ii) Plutôt qu’opérer une imposition conceptuelle aux choses, le développement logique trouve dans la réalité une extériorité constitutive qui le concrétise. L’idée d’un « travail conceptuel » à l’œuvre dans la Logique permet à l’auteur de penser l’approche du réel par le concept comme étant tout autant une formation du concept par la réalité. La détermination conceptuelle de la nature est aussi un devenir déterminé du concept dans la nature (p. 113). L’ouvrage s’inscrit ainsi dans les lectures de Hegel qui, comme celle de Dieter Henrich, valorisent la nécessité de la contingence pour le développement conceptuel lui-même.
iii) Ce qui en découle est que Hegel peut déjà valoir comme philosophe critique en un sens particulier. Le devenir concret du concept dans l’extériorité constitutive qu’est la réalité implique simultanément un krinein, une délimitation, de ce qui n’est pas entièrement conceptuel : autodifférenciation conceptuelle et délimitation conceptuelle du non conceptuel coïncident (p. 255). Mais cette entreprise critique n’est jamais achevée : l’Idée absolue trouve dans la réalité à la fois une extériorité dans laquelle elle se concrétise et une résistance qui empêche son accomplissement définitif, réduisant la méthode logique elle-même à ce que Adorno érigeait, paradoxalement contre Hegel, en « conscience du non-identique » (p. 225).
Aux regards des débats contemporains sur « ce qui est vivant et ce qui est mort chez Hegel », cette contribution est particulièrement bienvenue : du fait de sa proximité avec les textes, sa lecture reste mesurée et économe dans ses prémisses, tout en étant remarquablement efficace et novatrice dans ses conclusions. A. Arndt en vient à montrer que les critiques de Hegel au nom d’un primat de la différence sur l’identité restent elles-mêmes tributaires d’éléments déjà opératoires chez lui (p. 230). Notons qu’il s’agit là d’une inflexion des positions antérieures de l’auteur qui, dans ses premiers ouvrages et de ses propres aveux, lisait le philosophe de manière moins charitable et dans un prisme plus ouvertement marxiste (voir par exemple Dialektik und Reflexion, Meiner, 1994). Le dernier Hegel d’A. Arndt est à la fois critique et spéculatif : c’est seulement l’articulation spécifiquement hégélienne de l’absolu et de la réalité qui lui permet de penser une prise en charge logique du réel ne se réduisant pas à une élimination de la différence au profit d’une identité conceptuelle surimposée.
Valentin Wey (University of Toronto)
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Pour citer cet article : Andreas Arndt, Die Sache der Logik. Begriff und Realität bei Hegel, Meiner, Hamburg, 2023, 287 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.
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Jacob MCNULTY, Hegel’s Logic and Metaphysics, Cambridge, Cambridge University Press, 2022, 288 p
Jacob McNulty propose de lire la Science de la logique comme un projet de fondation de la logique. Il s’agirait ainsi pour Hegel de résoudre le logocentric predicament (dilemme selon lequel tout emploi de lois logiques semble déjà en présupposer la validité) par une fondation prélogique du logique, échappant ainsi au double écueil d’une fondation circulaire ou d’une instauration dogmatique. Trois aspects caractérisent, selon l’auteur, cette stratégie hégélienne de fondation de la logique : i) L’identification de principes primitifs antérieurs aux principes fondamentaux des logiques traditionnelles. Ces principes pré ou protologiques émergeraient par autodifférenciation dialectique de la catégorie prélogique la plus primitive : l’Être. La critique hégélienne des logiques aristotélicienne et kantienne (chapitres 1 et 2) fait ainsi simultanément émerger l’exigence d’une fondation ontologique de la logique formelle (p. 56). ii) Une méthode dialectique, comprise comme outil de raisonnement prélogique, car antéprédicatif (p. 124), se passant des lois de la logique formelle, sans pour autant perdre en rationalité (cf. à ce sujet le chapitre 5 et ses développements particulièrement intéressants, bien que trop succincts, sur le rapport de Hegel avec les logiques paracohérentes contemporaines). La dialectique hégélienne, opérant à un niveau plus primitif que la logique classique (au niveau de ce que J. McNulty nomme des « proto-contradictions »), permettrait ainsi de traiter des principes de la logique sans devoir les présupposer de manière circulaire. iii) La réhabilitation de l’argument ontologique comme paradigme du mouvement d’auto-institution ontologique des concepts logiques. C’est en récupérant ce que la philosophie critique identifiait comme summum de la métaphysique dogmatique que Hegel parviendrait, par un renversement ironique, à dépasser le supposé dogmatisme de la logique transcendantale (p. 91-107). La supériorité et l’originalité historique de sa logique se révéleraient ainsi au regard de sa capacité à « se porter elle-même » en s’auto-instituant de manière ni circulaire ni dogmatique (car dérivée d’une ontologie première).
En comprenant la Science de la logique comme fondation ontologique de la logique, J. McNulty s’aligne ouvertement, à l’instar de (ses) deux professeurs de Columbia, Christopher Peacocke et Achille Varzi (p. 27), sur la doctrine du metaphysic first, d’après laquelle toute sphère logique dérive et se construit sur une métaphysique première. Il prend également position dans les débats sur l’héritage kantien de Hegel. Il s’oppose à Robert Pippin comme à Stephen Houlgate en affirmant que l’ontologie hégélienne est radicalement antéprédicative et non inférentielle, en ceci qu’elle se passe de tout type de jugement, même spéculatif (p. 110). L’héritage kantien chez Hegel serait donc bien moindre que parfois supposé : la réponse au problème d’une fondation de la logique n’est pas réductible à celui d’une fondation de nos catégories subjectives (« le predicament logique ne se réduit pas au predicament égologique », p. 37). Par opposition à Béatrice Longuenesse, J. McNulty comprend dès lors le projet hégélien comme relative réhabilitation de la métaphysique classique contre la philosophie critique (p. 168). Mais s’il tend à détacher Hegel de Kant, il n’en fait pas pour autant un métaphysicien précritique, dans la mesure où il ne fait pas coïncider logique et ontologie et que son ontologie demeure bien prélogique.
L’auteur ne cache pas la relative liberté interprétative qui structure sa lecture, prétendant trouver chez Hegel la solution anhistorique à un problème (au moins formellement) contemporain (p. 38). À cet égard, on peut saluer l’audace et l’originalité d’un ouvrage qui se veut plus « philosophique » que strictement historique, mais dont la force demeure pourtant de ne pas faire d’impasse sur une lecture rapprochée du texte et une évaluation détaillée des débats qui l’entourent.
Valentin WEY (University of Toronto)
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Pour citer cet article : Jacob MCNULTY, Hegel’s Logic and Metaphysics, Cambridge, Cambridge University Press, 2022, 288 p, in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.
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Andrès F. PARRA, Das reflexive Absolute. Über die Bedeutung der Metaphysik in Hegels Wissenschaft der Logik, Frankfurt a. M., Klostermann, 2021, 560 p.
En s’intéressant au statut et à la place de la métaphysique dans la Science de la logique, Andrès F. Parra s’inscrit habilement dans les débats contemporains autour de la fonction de la logique hégélienne elle-même. Comprenant celle-ci comme « troisième voie » entre métaphysique classique et idéalisme transcendantal, A. F. Parra se positionne tout autant contre les lectures néoplatoniciennes et spinozistes (défendues notamment par John McTaggart, Charles Taylor, Klaus Düsing, Frederick Beiser, Jens Halfwassen, Herbert Schnädelbach, Klaus Kaehler), que contre les lectures kantiennes de la Logique (Robert Pippin, Terry Pinkard, Klaus Hartmann, Robert Brandom). Selon l’auteur, en effet, Hegel procéderait non seulement à la critique de la métaphysique classique, mais encore à sa réhabilitation sous forme d’une « théorie réflexive de l’absolu », qui lui donnerait le statut d’une « métaphysique processuelle non-ontothéologique » ; en soutenant une telle position, A. F. Parra se rapproche ainsi des lectures d’un Robert Stern et d’un James Kreines.
Les deux premiers chapitres déploient avec grande clarté ce qu’A. F. Parra comprend comme étant les prémisses fondamentales de la logique hégélienne, et qui sont aussi celles de l’analyse qu’il en proposera. Dans le chapitre I, notamment, Parra propose de reconnaître au fondement de la logique de Hegel une conception « non-formelle » de la pensée, ainsi qu’un certain « postulat de l’objectivité de la pensée » (Objektivitätsfähigkeitsthese). Il s’agit là, selon l’auteur, d’un postulat fondamental de la logique hégélienne : la pensée ne serait pas la simple faculté d’une instance subjective isolée, en position de face-à-face avec monde, mais désignerait plutôt le champ de validité dans lequel les choses apparaissent dans leur spécificité et leur objectivité. La logique hégélienne ne serait donc pas une logique des catégories transcendantales, mais de ce que Anton Friedrich Koch et Wolfram Hogrebe, auxquels l’auteur se réfère explicitement, conçoivent respectivement comme « champ logique » (logischer Raum) ou « dimension de distinction » (Distinktionsdimension). Ce premier postulat de la « capacité d’objectivité de la pensée » implique non seulement le dépassement du dualisme sujet/objet, mais encore l’identification d’une dimension performative et fondatrice de la pensée : celle-ci fonde toujours déjà ce qu’elle pense en le pensant et en délimitant un champ de vérité possible.
De cette thèse sur « l’objectivité de la pensée » découle une seconde prémisse de la logique hégélienne, exposée au chapitre II. Selon A. F. Parra, en effet, Hegel se ferait « méta-métaphysicien » (le mot est emprunté à Markus Gabriel), en défendant ce qu’il qualifie d’« impératif méta-métaphysique de réflexivité ». En tant que théorie de l’absolu, la métaphysique hégélienne devrait procéder à l’inclusion réflexive de la pensée de l’absolu dans l’absolu lui-même, contrairement à la métaphysique classique, qui n’aurait l’absolu qu’en tant que simple objet « face à elle ». Une « théorie réflexive de l’absolu » serait donc, de fait, la théorie d’un absolu réflexif : celui-ci ne désigne pas simplement l’unité du sujet et de l’objet, mais prend le sens d’une unité se connaissant elle-même consciemment comme telle. Dans les chapitres suivants (III à VI), A. F. Parra tire toutes les conséquences de ces deux prémisses initiales dans une lecture de passages clés de la Logique, se demandant quel type de continuité entre être et pensée Hegel peut défendre sans tomber dans le naturalisme ou le monisme spinoziste, positions qui contreviendraient à « l’impératif de réflexivité » d’une théorie de l’absolu.
Par son positionnement net dans des débats contemporains, efficacement synthétisés, ainsi que la mobilisation presque exhaustive de la littérature secondaire allemande et anglophone, l’ouvrage de Parra contribue de manière originale à la recherche sur la Logique, tandis que la remarquable clarté des reconstructions argumentatives, ainsi que l’orientation de l’analyse globale par une thèse initiale forte en font un outil pédagogique précieux.
Valentin WEY (ENS de Lyon)
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Pour citer cet article : Andrès F. PARRA, Das reflexive Absolute. Über die Bedeutung der Metaphysik in Hegels Wissenschaft der Logik, Frankfurt a. M., Klostermann, 2021, 560 p.
, in Bulletin de littérature hégélienne XXXII, Archives de philosophie, tome 85/4, Octobre-Décembre 2022, p. 167-204.</p
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Klaus VIEWEG, The Idealism of Freedom. For a Hegelian Turn in Philosophy, Leiden, Brill, 2020, X-230 p.
L’ouvrage de Klaus Vieweg regroupe seize articles indépendants, publiés sur une durée de plusieurs décennies. Très critique à l’égard des lectures contemporaines qui « hantent » le système hégélien, ainsi que des préjugés qu’on lui surimpose habituellement, l’interprétation avancée par Vieweg opère en deux temps : commençant par une lecture de la Logique sous le prisme de sa dimension proprement « libératrice », l’auteur s’engage, ensuite, dans une relecture des autres sphères de l’esprit – notamment de l’esprit objectif – à l’aune de ce soubassement logique.
Dans une première partie en effet, il s’agit pour Vieweg d’étendre la question de la liberté au-delà du seul champ de la philosophie pratique et de la comprendre comme une dimension centrale du système hégélien, entendu comme véritable « idéalisme de la liberté ». Le passage de la conscience à la conscience de soi de la Phénoménologie est ainsi identifié comme mouvement libérateur d’un « scepticisme se perfectionnant lui-même » (ch. 3). Par ce progressif dépassement du scepticisme et de l’idéalisme dogmatique, la Phénoménologie préparerait alors une « troisième philosophie », dont la Science de la Logique retrace le déploiement sous forme d’idéalisme absolu. La logique hégélienne se voit alors requalifiée en « théorie logique de la liberté » (ch. 2).
Ce faisant, K. Vieweg suit l’injonction méthodique, avancée par Hegel lui-même, d’après laquelle les différentes parties du système ne peuvent être comprises qu’à la lumière de leur structure logique sous-jacente. Partant de la relecture de la Logique et de la Phénoménologie, l’auteur consacre ainsi la deuxième partie de son ouvrage à une approche renouvelée de la philosophie pratique hégélienne, et en souligne les apports aux débats contemporains. La mise au jour de la structure logique des § 5 à 7 des Principes de la philosophie du droit révèle en effet la remarquable modernité de la théorie hégélienne de l’action : l’imputabilité de l’acte criminel ainsi que la punition ne prennent sens que par rapport au déploiement ultime du concept de personne dans une structure éthique (ch. 6 et 8). Mais l’analyse de ces mêmes paragraphes permet aussi à l’auteur de relever l’apport hégélien au débat sur la durabilité, tant écologique – l’appropriation du « naturel » dans l’objectivation du vouloir devant aller de pair avec une conservation de et un souci pour cette extériorité (ch. 7) – que sociale : l’idée d’un État-providence moderne et le principe d’une régulation publique du marché fournissent une alternative au néolibéralisme de notre époque (ch. 9).
L’originalité d’une lecture croisée de l’esprit objectif et de l’esprit absolu apparaît encore plus clairement au ch. 10. Selon l’auteur, la description de l’État hégélien en tant que triple structure syllogistique entrerait en contradiction avec sa résolution ultime dans la monarchie constitutionnelle, exposée au § 275 des Principes. Or l’apparente incohérence interne doit être comprise, d’après Vieweg, comme une simple stratégie d’évitement de censure de la part de Hegel. Une relecture de la structure syllogistique des Principes à l’aune de la Science de la logique révèle alors Hegel comme héraut non pas du totalitarisme prussien, mais bien d’une république de constitution démocratique.
Si l’assemblage d’articles autonomes entraîne un certain nombre de redites et fragilise quelque peu l’unité globale de l’ouvrage, l’originalité méthodique de Vieweg en assure la continuité. La lecture des différentes parties du système par renvoi à la Logique se révèle indispensable à leur compréhension, et se distingue largement des lectures contemporaines de Hegel. Ce n’est aussi qu’en parlant d’un idéalisme de la liberté en un sens d’abord logique, que Vieweg peut défendre un « tournant hégélien » dans les débats contemporains, tout en restant fidèle à l’exigence de systématicité de la pensée hégélienne.
Valentin WEY (École normale supérieure de Lyon)
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXXI chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Klaus VIEWEG, The Idealism of Freedom. For a Hegelian Turn in Philosophy, Leiden, Brill, 2020, X-230 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXI, Archives de philosophie, tome 84/4, Octobre-Décembre 2021, p. 141-180.</p