Auteur : Pierre Manimont
Marc Nicolas Sommer, Der Herrschaftsbereich der logischen Form. Eine Studie zur Metaphysik des deutschen Idealismus, Tübingen, Mohr Siebeck, 2024, XV-874 p.
Le point de départ du présent volume est l’affirmation d’une « métaphysique » propre à l’idéalisme allemand, qui réélabore la thèse éléatique de l’identité de l’être et de la pensée. La « forme logique » en question n’est donc pas à entendre comme théorie formelle du raisonnement et de la vérité, mais comme forme de l’être lui-même. À travers l’étude de ce rapprochement idéaliste entre être et logos, l’auteur ne vise rien de moins que la réécriture du récit de l’« accomplissement » de l’idéalisme allemand ; il dialogue en cela avec l’historiographie classique (Richard Kroner, Walter Schulz, Wolfgang Janke notamment) pour trancher sur le lieu réel de sa Vollendung, cette fois en tant qu’« éléatisme allemand ». Pour cette raison, l’étude, immense et imposante, présente un intérêt double. D’une part, elle se confronte aux grandes synthèses historiques du champ en donnant une lecture originale de la dynamique d’accomplissement : le point culminant de l’idéalisme allemand est désormais à trouver dans l’affirmation d’un « pouvoir logique » propre au concept, qui élargit le champ de réalité du logique par rapport au seul problème transcendantal de la validité objective. D’autre part, précisément en élaborant ce thème du « pouvoir » logique, l’auteur entreprend de répondre au point où cet « éléatisme » devait rencontrer sa plus grande critique : celle d’avoir reconduit, de manière dominatrice ou violente, toute réalité à son essence logique. Il s’agit donc aussi, pour l’auteur, de répondre à des penseurs aussi différents qu’Adorno, Levinas ou Rosenzweig – pour lequel, par exemple, on sait que l’hégémonie de l’élément logique s’est déployée progressivement « d’Elée à Berlin ».
Après une introduction consacrée à identifier le logos transcendantal à une « logique de la validité », l’ouvrage aborde successivement les trois auteurs de l’idéalisme allemand comme autant de configurations originales du rapport entre pensée, logique et être. Fichte est présenté comme la forme par excellence d’un éléatisme « transcendantal », au sens où, dans la « vision » de la Doctrine de la science, le concept se résout dans l’être dont il n’est que l’expression. Hegel apparaît comme le dépassement de ce point de vue seulement transcendantal, en accordant à la puissance souveraine du concept une réalité naturelle et spirituelle. Schelling, lui, est présenté en marge de cet éléatisme, à cause de son refus d’identifier l’être au concept, qui se cristallise dans l’opposition de la Spätphilosophie entre le savoir rationnel et sa propre facticité empirique.
La conviction de l’auteur est que le véritable accomplissement de l’« éléatisme allemand » se situe chez Hegel, et chez aucun autre. Seule la logique spéculative, qui accorde au concept logique un pouvoir de différenciation, offre une figure conséquente à l’identité de l’être et du logique. Sans penser un tel pouvoir, l’idéalisme reste prisonnier du paradigme de la seule « validité », c’est-à-dire de la séparation entre un registre propre au concept et un autre propre à l’être. C’est ainsi que l’auteur interprète la persistance kantienne de la chose en soi, mais aussi la séparation fichtéenne entre l’être (ou la vie) et le concept, et surtout la scission schellingienne entre le champ rationnel et le domaine de l’expérience (toute « pure » que soit cette expérience).
Le lecteur pourra peut-être, sur certains points, discuter telle ou telle des démonstrations – et notamment l’interprétation résolument hégélienne des textes du dernier Fichte. Mais ces points importent peu : l’intérêt de la recherche d’ensemble sur ce thème, et sa solidité évidente, sont manifestes et ne lui préexistent pas. L’orientation hégélienne du travail n’est pas son défaut, mais plutôt sa qualité ; elle permet de répondre rigoureusement aux critiques adressées à la « violence » du concept – dont la critique schellingienne apparaît ici comme le prototype – en montrant le décalage entre ces critiques et l’acception factuellement hégélienne de la « puissance » logique. La grande qualité de ce travail intéressera donc non seulement les études hégéliennes, mais aussi toute la réflexion sur les liens entre logique (spéculative) et concept (politique) de domination.
Pierre Manimont (Sorbonne Université)
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Pour citer cet article : Marc Nicolas Sommer, Der Herrschaftsbereich der logischen Form. Eine Studie zur Metaphysik des deutschen Idealismus, Tübingen, Mohr Siebeck, 2024, XV-874 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXV, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 131-172.
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Max Gottschlich & Robert König (dir.), Zum Sinn von Religion. Perspektiven mit und auf Hegel, Leiden-Boston, Brill, 2023, 284 p.
Ce volume collectif, dirigé par Max Gottschlich (Linz) et Robert König (Vienne), rassemble les contributions écrites en 2021 pour un colloque intitulé « Warum Religion heute ? Zur Aktualität von Hegels Religionsphilosophie ». L’idée qui les unit est l’affirmation d’une véritable « actualité » de la réflexion hégélienne sur la religion : si l’on en détache, en effet, l’ancrage historique et confessionnel, son caractère « provocateur » demeurerait pertinent pour penser le religieux, y compris de nos jours. Ce caractère « provocateur » de la Religionsphilosophie hégélienne peut se résumer en trois traits : 1) la religion est d’abord à comprendre comme phénomène de la liberté, 2) son processus est celui du concept lui-même, et 3) elle donne un profil logique à chaque configuration religieuse, comme une certaine exposition de l’Idée (elle tendrait même à interpréter les rapports du judaïsme, du premier christianisme et du protestantisme à partir de cette seule structure logique).
C’est de deux façons différentes que les exposés tendent à dégager le noyau d’actualité dans la religion hégélienne. Dans certaines présentations, on trouvera une réflexion immanente : le concept de vérité dégagé dans la Religionsphilosophie est d’abord un concept de présentification individuelle de la vérité, sur le modèle de l’esprit johannique (Robert König) ; ou encore, l’expérience de l’angoisse de l’esclave devant la mort, dans la Phénoménologie, se voit renversée dans l’avènement religieux du sens de la mort, forme absolue et actualisable de la libération (Paul Cobben). Dans d’autres présentations, le sens hégélien du religieux est recherché par une confrontation qui vise à le singulariser : en isolant son sens par rapport à celui des institutions politiques pensées dans les Grundlinien (Morteza Fakharian), en l’opposant à la tendance séculariste de l’Aufklärung (Olga Navrátilová), ou encore en le mesurant à la religion fichtéenne (Gaetano Basileo).
Le texte inchoatif et central, qui tire la notion d’« actualité » de la pensée religieuse hégélienne elle-même, est celui de Robert König, intitulé « Parakletos. Hegel und Johannes ». À partir d’une réflexion sur la Phénoménologie, R. König montre que la religion hégélienne trouve toujours son sens dans une présentification individuelle de l’absolu (« Vollzug der Idee in individuo », p. 41), et jamais dans sa présentation abstraite en une pensée ou une communauté statiques. Hegel aurait donc accompli le geste johannique de présenter la vérité comme une incarnation spirituelle en première personne (je suis la vérité), et non comme un dogme logique ou une simple représentation éthique collective. Même si ce chapitre pourrait ajouter une mention de la longue littérature qui relie Hegel aux études johanniques, son intérêt spéculatif a pour bénéfice de produire un concept d’« actualité » spécifiquement religieux, qui tend à servir de ligne directrice aux différents articles du volume. Un autre article ressort particulièrement du collectif, celui de Paul Cobben (« Die Erfahrung des Todesangst als die Erscheinung Gottes »). Son idée centrale est la suivante : l’expérience de l’angoisse éprouvée dans le rapport de l’esclave au maître (dans la Phénoménologie) est amenée à se développer jusqu’à la figure religieuse de la conscience, qui marque l’achèvement de la servitude, et donc le renversement du sens de l’angoisse devant la mort initialement éprouvée. Si cette interprétation a ses fondements dans une réflexion critiquable sur le plan immanent et philologique, elle permet une confrontation de Hegel à Søren Kierkegaard, ou plus largement à la tradition luthérienne, tout à fait stimulante.
Dans son ensemble, le volume présente un intérêt certain : le travail profond de Walter Jaeschke (Die Vernunft in der Religion, 1986) en est le présupposé assimilé et revendiqué, et il est ici comme complété par la question de l’actualisation. On peut regretter néanmoins que l’impulsion de départ, sur le triple caractère « provocateur » de la Religionsphilosophie, puis sur l’idée d’actualisation (« Religion ist selbst das Geschehen von Aktualität », p. 47) – deux thèmes remarquablement exposés par R. König –, ne soit pas prolongée uniformément. Cette impulsion n’est pas véritablement suivie d’effet : les conférences qui suivent s’y surajoutent plutôt, laissant à l’état programmatique l’annonce initiale d’une actualité forte de la philosophie hégélienne de la religion, et effaçant en partie l’unité visée d’un ouvrage qui n’en demeure pas moins stimulant par d’autres côtés.
Pierre Manimont (Sorbonne Université)
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Pour citer cet article : Max Gottschlich & Robert König (dir.), Zum Sinn von Religion. Perspektiven mit und auf Hegel, Leiden-Boston, Brill, 2023, 284 p., in Bulletin hégélien XXXIV, Archives de philosophie, tome 87/4, Octobre-Décembre 2024, p. 155-192.
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Pirmin STEKELER-WEITHOFER & Wolfgang NEUSER (dir.), Die Idee der Natur. Analyse, Ästhetik und Psychologie in Hegels Naturphilosophie, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2022, 480 p.
Ce volume collectif, dirigé par Pirmin Stekeler-Weithofer (Leipzig) et Wolfgang Neuser (Kaiserslautern), rassemble des contributions prononcées entre 2016 et 2019 dans le cadre de l’Internationaler Arbeitskreis zu Hegels Naturphilosophie, qui tournent toutes autour de la notion de « nature » dans les textes hégéliens. Le spectre couvert par « l’idée de nature » telle qu’elle est ici entendue est large : après une partie liminaire qui vise une problématisation générale, on lira des interventions sur la philosophie de la nature à proprement parler (seconde partie), la place de l’idée de nature dans l’esthétique (troisième partie), ou encore sur les aspects psychologiques de la naturalité que sont le rôle de l’habitude, l’animalité de l’âme, etc. (dernière partie). L’angle problématique relativement commun aux différentes approches peut être identifié dans les deux articles ouvrant le premier volet (Pirmin Stekeler-Weithofer, Dieter Wandschneider), et explique le titre de l’ouvrage : la tentative hégélienne de penser la nature, et même de la présenter comme le terrain de la libération et de l’autodéveloppement de l’Idée logique, mènent-elles à une considération du naturel pour lui-même, ou renferment-elles une forme de transcendantalisme nécessaire, selon lequel toute nature est posée par l’Idée qu’elle développe, et considérée seulement en ce sens ?
Dans l’article de Pirmin Stekeler-Weithofer, qu’on lira en priorité pour aborder le volume, le naturel est présenté comme une « présupposition transcendantale » de tout développement spirituel, et c’est en ce sens que chez Hegel, et non chez un Feuerbach ou un Marx, l’on peut trouver une telle correction naturaliste de l’ordre réel entre la spiritualité et ses conditions matérielles. Ce fil de questionnement est encore sous-entendu thétiquement lorsqu’il est question de la « limitation » du savoir hégélien par l’élément naturel (Ermylos Plevrakis, Manfred Wetzel), ou, à l’inverse, de la limitation du savoir naturel par le primat de l’Idée logique. Dans cette veine, le questionnement de Walter Tydecks (« Das gefährdete Denken des Menschen ») est peut-être l’un des plus originaux du volume : si l’Idée est la condition d’apparition de la nature (comme immédiateté sensible), est-ce par subreption que Hegel parle de « nature » de la réflexion, ou même de l’Idée ? Au contraire, Hegel doit poser une consanguinité dialectique entre la nature du concept (la dialectique) et la nature libérée par le concept (le non idéel comme tel), pour que ces deux termes ne soient pas parfaitement homonymes. Tydecks replace cette décision hégélienne sur l’essence double du naturel dans l’horizon luthérien de la théologie de la croix, de manière certes contestable mais stimulante. Il est en cela un bon exemple des rapprochements, parfois inattendus, qu’on pourra trouver dans le volume, et ce surtout en sa partie esthétique et psychologique : l’art serait le point culminant de la Naturphilosophie, puisqu’y paraît l’Idée mieux encore que dans l’« être-là » simplement naturel (Renate Wahsner), ou même le devenir « dionysiaque » de l’Idée logique (Wolfgang Lenski).
Les auteurs ne visent pas à effacer la contingence du séminaire où ils ont d’abord prononcé leurs présentations : le lecteur qui y cherche une unité de ton et de méthode devra se tourner plutôt et uniquement vers les quatre premiers exposés. De manière générale, l’usage constant du terme « transcendantal » pour parler du mouvement de libération dialectique de l’Idée dans la nature, discuté parfois (Dieter Wandschneider), mais souvent adopté sans justification ultérieure, pourra étonner le lecteur français, habitué par plusieurs travaux à penser en retour que le caractère organique de la dialectique déborde justement la question des seules conditions de possibilité de la connaissance. Dans l’ensemble, c’est par sa réflexion sur les rapports du naturel et de l’idéal que le volume mérite l’attention. Il met volontairement en avant l’aspect stimulant de cette réflexion, à titre de travail d’interprétation sur la portée métaphysique ou naturaliste de l’œuvre hégélienne, plutôt que l’exhaustivité historique, qui lui aurait imposé de se construire différemment (notamment via une confrontation à Kant et à la Naturphilosophie schellingienne) ; c’est bien dans cette perspective qu’on peut l’envisager.
Pierre MANIMONT (Sorbonne Université)
Retrouver ce compte rendu et l’ensemble du Bulletin de littérature hégélienne XXXIII chez notre partenaire Cairn
Pour citer cet article : Pirmin STEKELER-WEITHOFER & Wolfgang NEUSER (dir.), Die Idee der Natur. Analyse, Ästhetik und Psychologie in Hegels Naturphilosophie, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2022, 480 p., in Bulletin de littérature hégélienne XXXIII, Archives de philosophie, tome 86/4, Octobre-Décembre 2023, p. 149-186.