Auteur : Ariel Suhamy
Mériam Korichi, Spinoza Code, Paris, Grasset, 240 p.
En dépit d’un titre accrocheur, qui lorgne vers le grand public, c’est un livre ambitieux et exigeant que signe M. Korichi. En retraçant le voyage que fit le jeune baron Ehrenfried Walther von Tschirnhaus en Europe, muni du manuscrit de l’Éthique qui finit comme on sait dans la bibliothèque de l’Inquisition au Vatican où il fut redécouvert en 2010, l’auteur brosse un tableau de l’Europe intellectuelle et savante du xviie siècle, en montrant pourquoi, parmi toutes les doctrines et écoles qui se font concurrence, le spinozisme a pu apparaître à ce jeune mathématicien comme l’issue aux apories de la modernité, déchirée entre les grandes découvertes de la science moderne et son insuffisance à satisfaire aux exigences de la religion ; c’est ainsi que Niels Steensen alias Sténon abandonna la recherche pour se convertir au catholicisme, coiffa la mitre et, selon le mot de Leibniz, « d’un grand physicien devint un théologien médiocre », spécialisé dans les conversions des luthériens et calvinistes. Il semble néanmoins que cet ancien proche de Spinoza (lequel a peut-être suivi ses leçons d’anatomie à Amsterdam), ait eu suffisamment d’aura pour obtenir le précieux manuscrit. Mais comment ? Ici commence l’inconnu.
Tableau plutôt que récit, cette cartographie de la République des Lettres s’attache surtout à présenter les diverses écoles philosophiques et scientifiques à partir des capitales (Amsterdam, Londres, Paris, Rome) où Tschirnhaus a séjourné, afin de comprendre les circonstances dans lesquelles le manuscrit s’est retrouvé dans les mains de Sténon. Il en ressort un ouvrage savant, mais quelque peu aride, le format restreint ne permettant qu’une esquisse des systèmes dont les partisans sont étrangement désignés en lettres capitales, comme des « belligérants » (p. 17) envisagés dans leurs oppositions plutôt que dans leurs échanges, esquisse adossée à une approche psychologique des savants eux-mêmes, de leurs inquiétudes et angoisses existentielles, qui les font parfois basculer d’un camp dans un autre.
Le tour d’Europe s’achève avec les entretiens entre l’ambassadeur du spinozisme et le bientôt cardinal Sténon, documentés par une lettre du premier et le compte rendu du second. L’autrice cède alors enfin quelque peu à la fiction en figurant ce dernier « épouvanté », « possédé de mal pestilentiel » après avoir pris connaissance du livre que le jeune homme, croyant peut-être ainsi convertir le convertisseur, a fini par sortir de sa besace, « par hasard », « par accident » (p. 219) – explication un peu décevante d’un point de vue spinoziste, et même au regard de l’ouvrage qui cherche à reconstituer le contexte religieux de pressions, de relations et d’arrière-pensées qui se trouvait nécessairement impliqué entre les deux hommes. Sténon n’aurait donc pas cherché à s’emparer du livre dont il ne soupçonnait pas l’existence (l’existence de l’ouvrage était pourtant connue au moins depuis que Spinoza avait envisagé de le publier en 1675) ; mais, une fois en sa possession, il a manifestement refusé de le rendre.
Ce qui épouvante le prélat, selon M. Korichi, c’est la possibilité d’un « athéisme vertueux », qui se présente comme « une alternative à la religion » (p. 222) – interprétation qui rejoint peu ou prou celle que l’autrice a donnée du spinozisme (voir notamment p. 33-34), dans la perspective polémique qu’elle a adoptée. Il confisque le manuscrit « afin que nul ne soit contaminé à son contact », part à son tour (pour rejoindre Leibniz à Hanovre), et une enquête est diligentée par le cardinal Barberini, de la Congrégation de la Sainte Inquisition, pour savoir si le livre maudit va être publié. Entretemps, l’Éthique était éditée en Hollande, et la confiscation du manuscrit n’avait plus guère d’enjeu. Il pouvait s’endormir, anonymement, dans les caves du Vatican pour trois siècles, avant d’éveiller la curiosité des érudits.
Ariel Suhamy
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Pour citer cet article : Mériam Korichi, Spinoza Code, Paris, Grasset, 240 p., inBulletin de bibliographie spinoziste XLVII, Archives de philosophie, tome 88/4, Octobre-Décembre 2025, p. 173-202.
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Étienne BALIBAR : Spinoza politique. Le transindividuel, Paris, Presses Universitaires de France, 480 p.
Ce volume rassemble les principales études consacrées à Spinoza par Étienne Balibar sous l’angle de la politique, depuis son Spinoza et la politique (1985), ici augmenté d’un chapitre qui n’existait que dans la version anglaise, jusqu’à l’article intitulé « Les trois dieux de Spinoza », publié en 2014. On y trouve également un texte inédit : « Philosophies du transindividuel : Spinoza, Marx, Freud ». Ce qui frappe d’emblée, à relire l’ensemble de ces textes, c’est la remarquable continuité d’une pensée qui ne cesse de revenir sur elle-même et d’approfondir la perspective ouverte il y a trente-cinq ans.
La première partie comprend l’intégralité du livre jadis publié dans la collection « Philosophie » aux Presses Universitaires de France. Articulant l’ontologie et le politique, la deuxième partie est centrée sur la notion, empruntée à Simondon (et dont il retrouve l’équivalent chez Marx et Freud), de transindividuel. Si elle n’apparaît pas textuellement chez Spinoza, elle exprime bien selon Balibar la façon dont celui-ci échappe à la traditionnelle alternative entre l’individualisme, qui envisage l’individu comme substance autonome ou atomistique (et dont la communauté menacerait l’intégrité), et l’organicisme, qui assigne l’être au collectif, dont l’individu ne serait que l’effet, en sorte que son affranchissement compromettrait l’ensemble dont il fait partie.
En définissant d’emblée l’être comme relation, et l’individu en fonction de ses régimes de communication avec les autres, Spinoza torpille cette alternative et nous contraint à penser autrement. La transformation de ces régimes de communication constitue la « politique de la vérité » qui fait l’objet de la troisième partie, dans laquelle l’auteur montre que l’énonciation de la loi, l’idéalisation de l’amour et la productivité de la nature ne cessent de « fluctuer » entre superstition et rationalité. Il ne s’agit donc pas tant de distinguer les genres (de connaissance, mais aussi d’existence) que de les faire communiquer pour penser la singularité comme « une fonction transindividuelle, une fonction de la communication » (p. 175).
L’ambition de Balibar est ainsi de lire la totalité de l’œuvre spinoziste à la lumière du politique, selon une « présupposition réciproque de la politique et de la métaphysique » (p. 10). La politique n’est pas dans cette perspective une dimension particulière, dont ne s’occuperaient, en marge du système, que deux traités secondaires, l’un de circonstance, l’autre inachevé. Elle est au cœur de l’ontologie, de la théorie de la connaissance, de la physique et de la psychologie, de la théologie même. Spinoza ne pense pas en termes de sujet constituant, ni de classes et de conflits, mais en termes de masses (multitudo), objet qu’il convient de saisir de deux manières simultanément : la « crainte des masses » (objet d’un article de référence, qui ouvre le recueil), c’est à la fois la crainte qu’elles éprouvent et celle qu’elles suscitent : qu’elles suscitent parce qu’elles l’éprouvent, qu’elles éprouvent parce qu’elles la suscitent. Dès lors, « la violence des masses n’est pas ce qu’il faut refouler hors de l’espace public, mais forme l’objet même de la politique », ce dont les institutions tirent leur origine et leurs limites, la multitude et ses affects étant à la base de toute institution, mais aussi ce dont il faut se méfier, ce qui menace la conservation de l’ordre politique et la liberté de philosopher. On ne peut aborder la multitude sans penser l’écho qu’elle produit dans l’imaginaire collectif et sans faire de la connaissance de cet imaginaire l’objet même de l’enquête rationnelle et la voie toujours recommencée vers la liberté commune, qui se confond avec la « démocratisation du savoir ».
Cette optique de la libération des masses, fascinante et terrifiante, demande une lecture fine et non dogmatique du texte. La manière suggestive dont Balibar donne leur relief aux doubles démonstrations – par la raison, par l’imagination – de l’Éthique fait droit à l’énergie interne de la pensée spinoziste, même si cette lecture donne parfois lieu à des interprétations discutables, comme lorsque l’auteur affirme, contre la lettre même du texte, que la distinction entre actes et paroles, qui est censée résoudre le problème de la liberté d’expression à la fin du TTP, est « intenable » (p. 44, 85, 188), au motif que toute parole est, d’une certaine façon, déjà un acte. D’où une lecture tragique, le nécessaire rejoignant l’impossible – « le critère s’avère inapplicable au moment où il est indispensable » (p. 188). Mais c’est aussi bien cette théâtralisation et cette mobilisation du texte qui donnent leur prix à ces quelques trente années d’enquête dont le livre fait état sans prétendre y apposer le dernier mot.
Ariel SUHAMY
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Pour citer cet article : Ariel SUHAMY, « Étienne BALIBAR : Spinoza politique. Le transindividuel, Paris, Presses Universitaires de France, 2018 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-décembre 2019, p. 853-890.