Auteur : Ariel Suhamy

Étienne BALIBAR : Spinoza politique. Le transindividuel, Paris, Presses Universitaires de France, 480 p.

Ce volume rassemble les principales études consacrées à Spinoza par Étienne Balibar sous l’angle de la politique, depuis son Spinoza et la politique (1985), ici augmenté d’un chapitre qui n’existait que dans la version anglaise, jusqu’à l’article intitulé « Les trois dieux de Spinoza », publié en 2014. On y trouve également un texte inédit : « Philosophies du transindividuel : Spinoza, Marx, Freud ». Ce qui frappe d’emblée, à relire l’ensemble de ces textes, c’est la remarquable continuité d’une pensée qui ne cesse de revenir sur elle-même et d’approfondir la perspective ouverte il y a trente-cinq ans.

La première partie comprend l’intégralité du livre jadis publié dans la collection « Philosophie » aux Presses Universitaires de France. Articulant l’ontologie et le politique, la deuxième partie est centrée sur la notion, empruntée à Simondon (et dont il retrouve l’équivalent chez Marx et Freud), de transindividuel. Si elle n’apparaît pas textuellement chez Spinoza, elle exprime bien selon Balibar la façon dont celui-ci échappe à la traditionnelle alternative entre l’individualisme, qui envisage l’individu comme substance autonome ou atomistique (et dont la communauté menacerait l’intégrité), et l’organicisme, qui assigne l’être au collectif, dont l’individu ne serait que l’effet, en sorte que son affranchissement compromettrait l’ensemble dont il fait partie.

En définissant d’emblée l’être comme relation, et l’individu en fonction de ses régimes de communication avec les autres, Spinoza torpille cette alternative et nous contraint à penser autrement. La transformation de ces régimes de communication constitue la « politique de la vérité » qui fait l’objet de la troisième partie, dans laquelle l’auteur montre que l’énonciation de la loi, l’idéalisation de l’amour et la productivité de la nature ne cessent de « fluctuer » entre superstition et rationalité. Il ne s’agit donc pas tant de distinguer les genres (de connaissance, mais aussi d’existence) que de les faire communiquer pour penser la singularité comme « une fonction transindividuelle, une fonction de la communication » (p. 175).

L’ambition de Balibar est ainsi de lire la totalité de l’œuvre spinoziste à la lumière du politique, selon une « présupposition réciproque de la politique et de la métaphysique » (p. 10). La politique n’est pas dans cette perspective une dimension particulière, dont ne s’occuperaient, en marge du système, que deux traités secondaires, l’un de circonstance, l’autre inachevé. Elle est au cœur de l’ontologie, de la théorie de la connaissance, de la physique et de la psychologie, de la théologie même. Spinoza ne pense pas en termes de sujet constituant, ni de classes et de conflits, mais en termes de masses (multitudo), objet qu’il convient de saisir de deux manières simultanément : la « crainte des masses » (objet d’un article de référence, qui ouvre le recueil), c’est à la fois la crainte qu’elles éprouvent et celle qu’elles suscitent : qu’elles suscitent parce qu’elles l’éprouvent, qu’elles éprouvent parce qu’elles la suscitent. Dès lors, « la violence des masses n’est pas ce qu’il faut refouler hors de l’espace public, mais forme l’objet même de la politique », ce dont les institutions tirent leur origine et leurs limites, la multitude et ses affects étant à la base de toute institution, mais aussi ce dont il faut se méfier, ce qui menace la conservation de l’ordre politique et la liberté de philosopher. On ne peut aborder la multitude sans penser l’écho qu’elle produit dans l’imaginaire collectif et sans faire de la connaissance de cet imaginaire l’objet même de l’enquête rationnelle et la voie toujours recommencée vers la liberté commune, qui se confond avec la « démocratisation du savoir ».

Cette optique de la libération des masses, fascinante et terrifiante, demande une lecture fine et non dogmatique du texte. La manière suggestive dont Balibar donne leur relief aux doubles démonstrations – par la raison, par l’imagination – de l’Éthique fait droit à l’énergie interne de la pensée spinoziste, même si cette lecture donne parfois lieu à des interprétations discutables, comme lorsque l’auteur affirme, contre la lettre même du texte, que la distinction entre actes et paroles, qui est censée résoudre le problème de la liberté d’expression à la fin du TTP, est « intenable » (p. 44, 85, 188), au motif que toute parole est, d’une certaine façon, déjà un acte. D’où une lecture tragique, le nécessaire rejoignant l’impossible – « le critère s’avère inapplicable au moment où il est indispensable » (p. 188). Mais c’est aussi bien cette théâtralisation et cette mobilisation du texte qui donnent leur prix à ces quelques trente années d’enquête dont le livre fait état sans prétendre y apposer le dernier mot.

Ariel SUHAMY

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Pour citer cet article : Ariel SUHAMY, « Étienne BALIBAR : Spinoza politique. Le transindividuel, Paris, Presses Universitaires de France, 2018 », in Bulletin de bibliographie spinoziste XLI, Archives de Philosophie, tome 82/4, octobre-décembre 2019, p. 853-890.

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