Auteur : Benoît Donnet

Erdal YILMAZ, Hegel, Heidegger et l’historicité du monde, Paris, L’Harmattan, 2018, 374 p.

L’ouvrage d’E. Yilmaz (par la suite l’A.) entend s’attacher au concept de monde, tel qu’il est soustrait à la langue métaphysique de la cosmologie ou à la langue husserlienne de la subjectivité constituante, et rendu à la question de l’histoire, chez Hegel d’une part, et chez Heidegger, d’autre part. Voie double : il s’agira au fond de souligner les différences mais aussi les rapprochements possibles entre les conceptions hégélienne et heideggérienne du monde, étant entendu que s’agissant de Heidegger, c’est exclusivement d’Être et temps qu’il est question, à l’exclusion de la description du « monder du monde », Welten der Welt, intentée dans les Vorträge und Aufsätze, tandis que c’est essentiellement l’Encyclopédie des sciences philosophiques qui, dans le corpus hégélien, est privilégiée.

Presque tout au long du livre, la rencontre entre Hegel et Heidegger, évidemment attendue d’un ouvrage dont le titre les juxtapose, est retardée. Dans tout le développement, sous la forme d’une présentation classique, Hegel et Heidegger apparaissent comme des voies parallèles pour décrire le monde en son historicité : historicité de l’esprit qui se pose dans un monde travaillé d’un côté ; historicité du Dasein qui se projette dans un monde ambiant de l’autre. Tout se passe comme si l’A. avait au fond pour dessein de suggérer une confrontation finale dont les traits sont ébauchés dans la conclusion.

Selon l’A., Heidegger aurait développé dans Être et temps un concept de monde qui, tranchant sur la tradition de la cosmologie, lui aurait fermé l’accès au monde hégélien. Affirmant que « l’esprit doit nécessairement tout d’abord tomber “dans le temps” », Heidegger aurait en effet rabattu le temps hégélien, qui est dialectique – restitution progressive de la totalité – sur le temps vulgaire – succession linéaire des « maintenant ». En vérité, le temps hégélien serait infini, et telle serait l’historicité du monde : l’esprit comme temps, et non pas dans le temps. Mais Heidegger aurait manqué cette souveraineté de l’esprit, n’aurait pu l’entendre, et précisément parce qu’en pensant l’angoisse qui, rappelle l’A., « ouvre le monde comme monde », il soumet le monde historique au monde ambiant du Dasein, et ne saurait ainsi rien savoir d’une épiphanie mondaine de l’esprit qui demeure à ses yeux pour le moins secondaire.

L’A. nous amène ainsi devant un constat d’irréconciliation : le monde ambiant du Dasein, dont la temporalité comme ouverture ekstatique est originaire, ne saurait accueillir l’histoire spirituelle du monde, et réciproquement la conscience inquiète se posant dans le monde ne pourra rien indiquer de l’angoisse du Dasein percé par la mortalité. Hegel et Heidegger auront ainsi pensé l’histoire du monde suivant deux voies rigoureusement parallèles, destinées à s’ignorer sans fin.

Parallèles mais pas sans rapport puisque, note l’A., « le monde ambiant […] est le monde engendré de Hegel ». Heidegger se serait donc inspiré des analyses hégéliennes du monde comme construit par l’homme pour toutefois les soustraire à leur cadre historique-spirituel et les offrir à l’analytique existentiale. Heidegger se trouverait ainsi placé sous la dépendance d’analyses philosophiques de la mondanité dont il aurait pourtant oblitéré le sens, annulé la portée, en procédant à la liquidation de l’esprit du monde au profit du seul être-sous-la-main pourtant dérivé de cette spiritualité.

Avec quelles conséquences ? Puisque le monde hégélien est plus riche que le monde ambiant qui en dérive, il échappe à l’accusation de pauvreté lancée par Heidegger à toute la tradition métaphysique quant au phénomène de monde. L’esprit resterait pour partie inaccessible à l’histoire de l’être, y serait inaudible et ne pourrait dès lors y être soumis. L’esprit serait plus et autre chose qu’une époque de la déchéance du Dasein. Et cette liberté de l’esprit ouvrirait un tout autre espace que l’oubli de l’être, centre dérobé de toute la philosophie selon Heidegger.

On peut toutefois regretter que cette percée vers une véritable explication entre deux histoires de la philosophie qui seraient rivales voire inconciliables, entre deux pensées impensables ensemble, ne soit qu’à peine suggérée par la conclusion, dont la tonalité, à l’image de celle de la totalité de l’ouvrage, demeure à l’enregistrement de constats plus qu’à la véritable méditation d’un problème. En un sens, l’écriture de l’A. – quels qu’en soient les mérites, qui sont d’autant plus grands que celui-ci n’écrit pas dans sa langue maternelle –, demeure elle-même un peu en deçà de ce qu’elle s’efforce de rendre présent, c’est-à-dire d’une part un monde hérité, et d’autre part un monde ouvert : elle tait en effet sa propre provenance, à partir de laquelle un rapprochement de Hegel et de Heidegger trouve seul sa portée. Par ailleurs, on regrette aussi, s’agissant de Heidegger, que le monde de Sein und Zeit ne soit pas mis en perspective avec sa reprise dans la pensée de l’Ereignis, peut-être plus radicalement encore hostile à celle de Hegel.

Benoît DONNET (CPGE, Clermont-Ferrand)

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Pour citer cet article : Benoît DONNET, « Erdal YILMAZ, Hegel, Heidegger et l’historicité du monde, Paris, L’Harmattan, 2018 », in Bulletin de littérature hégélienne XXIX, Archives de Philosophie, tome 82/4, Octobre-décembre 2019, p. 815-852.

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