Auteur : Benoît Spinosa

Philippe CRIGNON, La philosophie de Hobbes, Paris, Vrin, 2017, 203 pages.

Cet ouvrage utile et pédagogique, destiné essentiellement au public étudiant, présente, d’une façon précise et convaincante, les différents aspects de la philosophie de Hobbes. Découpé en trois grandes parties, l’une biographique, la seconde synthétique et la troisième plus directement didactique, il offre un tableau clair, sans digressions inutiles, d’une pensée que l’auteur étudie depuis plusieurs années, à travers des articles et des ouvrages qui se concentrent sur les moments-clés d’une œuvre difficile et sur les failles d’un système qui se brouille quand son architecture rencontre les turbulences de l’histoire ou prend conscience de certaines difficultés qu’une visée architectonique et une épistémologie bien intrépide avaient sous-estimées. Une introduction précise, une synthèse maîtrisée, un résumé intelligent des ouvrages fondamentaux et une bibliographie suffisante, fourniront aux étudiants les points cardinaux qui leur permettront, une fois engagée la lecture du philosophe, de s’orienter efficacement dans le champ des études hobbesiennes.

La première partie ne doit pas être négligée. Même si le contexte ne fait pas tout, il offre les coordonnées indispensables à l’exercice d’une pensée dans une époque si troublée qu’elle réclame quasiment d’être refondée. Crise du politique, crise de la science, crise de la philosophie lancent au penseur anglais le triple défi d’une fondation de l’État, d’une promotion de l’idée de mouvement (émancipé du cadre du changement) et d’une mathesis universalis dans laquelle insérer une doctrine de la vie civile (une branche qui ne poussait pas sur l’arbre cartésien) et une interprétation de la religion. Des années d’étude à Magdalen Hall jusqu’à la triste affaire Scargill, le lecteur trouvera des éléments d’histoire qui prennent en compte les dernières avancées de la recherche.

Dans la troisième partie, intitulée « Les œuvres principales », est proposé un résumé des ouvrages fondamentaux de Hobbes. L’auteur trace ainsi le profil de chaque œuvre, Les éléments de la loi naturelle et politique, les trois livres du projet initial des Éléments de philosophie (Le De corpore, le De Homine, le De cive) présentés dans l’ordre du système (et non, comme chacun le sait, dans celui plus irrégulier de leur publication), puis le Léviathan, les écrits polémiques entre Hobbes et Bramhall, qui sont trop souvent négligés et dont l’auteur rappelle judicieusement l’importance ; enfin le Behemoth qui retrace la guerre civile anglaise et qu’on aurait tort d’isoler du reste. Ce sont là d’utiles résumés présentés le plus rigoureusement possible. Cette partie de l’ouvrage s’arrête toutefois brusquement, sans qu’une conclusion soit proposée, alors que l’auteur avait pris la peine de rédiger une introduction stimulante. Cette partie jouit ainsi d’une certaine autonomie, à la manière d’un glossaire, mais cette contrainte éditoriale fera regretter qu’on ne l’eût pas intégrée dans la présentation principale d’une philosophie qui, quelle que soit l’appréciation qu’un lecteur portera plus tard sur elle, fut le travail vivant d’une pensée à la recherche de sa cohérence et au fait sans doute, comme l’auteur l’a montré ailleurs, de ses scansions, de ses opacités et de ses reprises hésitantes et multiples.

C’est la seconde partie qui est la plus substantielle puisqu’elle déploie la riche pensée d’un philosophe qui voulait rationaliser le monde, l’homme et la cité. Dans « La philosophie et ses raisons » (p. 31-52), l’auteur montre comment, récusant la tradition d’une philosophie édifiante, Hobbes décrit l’homme réel, intéressé, industrieux et calculateur des moyens de son bien-être. Seul le miracle du langage le distingue des autres animaux qui, eux aussi, désirent, veulent et délibèrent. Cet avantage décisif de l’artifice sur le naturel a néanmoins sa contrepartie : il disjoint les intérêts particuliers de l’intérêt commun. Décalage que la prudence des premiers temps de l’humanité avait heureusement compensé, mais que l’esprit critique des Grecs devait raviver et accentuer, rendant impérieuse une science rigoureuse du politique. La philosophie proprement dite, qui prend origine dans le logos (le calcul rationnel), dissipe, par un usage réglé des noms, tous les malentendus et accorde le discours rigoureux à l’expérience commune du monde. Ce discours relève d’un raisonnement scientifique qui, à partir de définitions – l’analyse, enracinée dans la sensation, parvient à inventer ces principes grâce au langage – enchaîne logiquement des séries de conséquences. La rigueur n’est pas tout à fait la même selon qu’on étudie la géométrie (au sein de laquelle nous élaborons nous-mêmes les définitions) ou la physique (où nous en héritons pour une part). La science de la nature (p. 53-91) s’adosse à une philosophie première dans laquelle il n’est pas question d’être ou d’étant, Hobbes entendant interdire la possibilité d’une ontologie.

Remarquons ici que si l’on réduisait l’ontologie à une lecture des articulations du réel à partir des catégories d’Aristote, comme s’il ne s’agissait que d’un discours allant directement de l’idée à l’existence, il est vrai qu’on n’en verrait guère la trace dans la doctrine de Hobbes. Mais il existe cependant des textes qui définissent l’étant (ens) comme corps – et la métaphysique (quand elle est ontologique plutôt que théologique) porte sur l’être commun (et non l’être suprême) comme nature commune indéterminée. Pour Philippe Crignon, certains textes peuvent nourrir l’illusion d’une ontologie, illusion vite dissipée, car lorsque Hobbes écrit que le corps et l’étant (ens) sont une seule et même chose, il entend l’étant concevable et non l’étant en soi. Mais cet argument est-il décisif ? Hobbes n’affirme-t-il pas que l’espace réel, qui est le corps en tant que corps, existerait même si personne n’était là pour l’imaginer – etsi nihil esset quod ipsum imaginari possit ? Ce corps pris simplement et connu par son accident essentiel n’est-il pas l’étant en tant que tel ? Pour y répondre tout à fait, l’auteur concède que cette illusion d’une ontologie a cependant une portée ontologique car Hobbes valide toujours l’équivalence du corps et de l’étant (dont il n’était pas question en première approche). Une « ontologie minimale » est alors possible, selon une seconde approche.

L’auteur poursuit en montrant comment l’espace imaginaire, l’espace réel et surtout le mouvement permettent à Hobbes de repenser le réel sous l’angle du mécanisme. Le mouvement est l’unique chose vraie et toutes les sciences se réfèrent à des variétés de mouvement. L’auteur associe une ontologie minimale des corps à une épistémologie générale du mouvement. Le mouvement serait le fondement de toutes les explications : la hantise de Hobbes se serait traduite par cette vision à la fois phoronomique et dynamique. Le mouvement est un concept crucial et sa conservation est affirmée, mais l’auteur précise qu’on doit distinguer ce principe de conservation du « principe de l’inertie » qui se réfère à la résistance inhérente à un corps et que Descartes définit comme « une inclination à se mouvoir ». Cette distinction, assez discutable, n’est pas banale car, de Frithiof Brandt à A. P. Martinich, on a bien cru que Hobbes, même s’il n’en mesurait pas toutes les conséquences, adoptait le principe d’inertie tel que Descartes le formulait (et l’établissait disait même E. Meyerson) dans les articles 37 à 39 de la seconde partie des Principes de la Philosophie à partir de l’immutabilité divine. Ph. Crignon aurait sans doute dû insister davantage sur la différence entre le principe classique d’inertie (qui définit le mouvement comme un état) et la force d’inertie, de façon à ne pas suggérer au lecteur que le principe d’inertie se réduirait à une tendance indolente de la matière (ce que Descartes, qui le tient de Kepler, appelle inertie naturelle dans certaines de ces lettres et à l’article 43 des Principes), voire à un résidu de l’entéléchie. Le texte des Six Leçons auquel l’auteur renvoie ressemble moins à une récusation du principe d’inertie qu’à une protestation morale de l’originalité de la physique hobbesienne et de sa radicalité cinétique. L’auteur rappelle pertinemment que le conatus n’est pas une puissance mais un mouvement réel quoique imperceptible : dès lors, le fait qu’il s’agisse d’un mouvement commençant s’accorde avec la loi d’inertie (qui ne concerne ni la mise en mouvement du corps ni le coefficient numérique de sa masse, comme le rappelait É. Meyerson), alors que la force d’inertie (vis insita) sera déterminée par Newton après une définition du conatus comme obstacle et résistance.

Toujours est-il que ce mécanisme hobbesien, fortement affirmé, aboutit à un nécessitarisme et permet de penser la notion de cause entière qui sera cruciale pour résoudre le problème de la coexistence des hommes. L’anthropologie de Hobbes, que l’auteur présente assez longuement, mais avec la précision qu’il importe d’accorder aux notions de conatus, de passions, de mœurs et de désir, de liberté et de nécessité, n’oublie pas la religion qui, avant d’être développée pour elle-même dans son rapport à l’État, est déjà présente dans le tableau que brosse Hobbes de la condition générale de l’humanité, concept plus intéressant sans doute que celui, encore descriptif et statique, d’un état de nature qui dénote mal l’inquiétude qui le porte et les turbulences qui le traversent. La coexistence des hommes (p. 91-101) et L’État (p. 101-115) analysent brillamment la manière dont Hobbes ramène à l’unité la pluralité des hommes, car (et en cela Hannah Arendt est en accord avec le philosophe de Malmesbury) l’homme n’est pas un animal politique (son être-corps n’est pas doté d’un mouvement inhérent socio-politique). La politique est un défi interhumain : initialement absente (comme si la nature épiméthéenne nous avait oubliés), elle doit être établie, instituée, fondée (il nous faut être à la fois Prométhée et Hermès). C’est la notion de représentation qui jouera ce rôle essentiel : notion déterminante, concept flou ou schème configurateur, la représentation rassemble et sépare, unit sans confondre, associe sans inclure. L’innovation du Léviathan est d’instituer, de façon décisive, un pouvoir unanimement reconnu grâce au dispositif de l’autorisation, qui opère une véritable mutation ontologique de l’homme naturellement intéressé en un sujet de droit ou un auteur civil, transformation radicale, principielle et absolue, seule en mesure de conférer une autorité à la puissance souveraine. Loin d’être une copie affaiblie de l’idée ou de porter le deuil des choses, la représentation politique hobbesienne est un choix théorique décisif qui constitue l’être-commun, égalise politiquement les sujets-citoyens, civilise le social et privatise les intérêts individuels. Par sa dialectique de l’identité et de la différence, par la bipolarité morale et politique des pactes et le jeu croisé de la crainte et de la convention (car la « gloire » est trop rare et les mots trop faibles pour obliger), la représentation autorisée produira l’union réelle de tous en une seule personne (le représenté des pactes) dont la souveraineté sera l’âme motrice. Aussi le pacte social ne suffit-il pas. Il faut une identification politique. Les citoyens font ce que fait le souverain, ils sont auteurs de ses actes. Ils veulent ce qu’il veut. Contrairement à la délégation, la représentation ne suppose ni contrat, ni révocation, ni prescription. L’union politique, qui devra constituer une personne civile, ne se réduira pas à une simple soumission. Seule cette identification à une volonté une, impliquant une reconnaissance collective des finalités du politique, permettra de fonder un être commun capable de mobiliser tous les individus en vue de la paix civile et de leur défense commune. « Étant l’auteur des lois, le souverain ne saurait être obligé par elles » (p. 110). La souveraineté, absolue, illimitée, au-dessus des lois, s’exprime dans un souverain (un homme ou une assemblée) seul juge de la signification des situations ordinaires ou extraordinaires de la vie politique. Voilà pourquoi l’auteur précise que cette puissance se dote du cadre légal d’un État de droit. N’est-ce pas cependant assimiler l’État de droit à l’État légal (à l’état du droit ou droit positif, p. 166), et assumer l’anachronisme de l’expression afin, sans doute, de mieux souligner le soubassement libéral de cette philosophie politique ? Quoique cette expression d’État de droit soit fortement connotée, équivoque et peu souvent axiologiquement neutre, la conception instrumentale que s’en fait l’auteur l’éloigne du simple concept historique du Rechtsstaat ou du label d’honorabilité pour indiquer qu’avec cette forme d’exercice de la puissance publique, on aurait peut-être affaire à une figure régulatrice, à un schème configurateur de l’exercice gouvernemental analogue au schématisme de l’union de la pluralité humaine qu’avait opérée l’autorisation représentative.

La question chrétienne (p. 116-125), d’ordre théologico-politique, montre comment le souverain, qui ne se substitue pas aux Écritures, en est cependant l’interprète autorisé, ce qui n’implique que « de fixer des incertitudes et de trancher des ambiguïtés » (p. 119). Obéir à Dieu dans un monde humain passe par la médiation authentique d’un souverain civil qui détient le monopole de la parole légitime – réconciliant par là l’homme et le chrétien et assurant la paix civile. « Ainsi entendue, l’église n’est rien d’autre qu’un État chrétien. La communauté civile et la communauté ecclésiale se superposent exactement » (p. 124). La concordance des autorités politiques et ecclésiastiques, fondée sur la nature doublement représentative de la souveraineté politique, permet de neutraliser une interprétation séditieuse du Nouveau Testament, au risque d’une théologie discutable qui rapproche dangereusement la figure du Christ de celle de Moïse. Mais Hobbes parvient ainsi à articuler une foi devenue croyance privée à un culte commun qui soumet les raisons privées à la souveraineté publique. Aussi cette théologie irénique conduit-elle à l’absorption de l’Église par l’État sans compromettre la liberté de la pensée.

Ces études de grand intérêt sont autant de parties qui concourent au dessin d’une pensée forte, à la fois cohérente, en tension et qui problématise. Par sa clarté et sa maîtrise, l’ouvrage récompense des années de travail et d’explicitation de la philosophie de Hobbes. Mais le plus intéressant reste sans conteste l’effort fourni par l’auteur pour dépasser l’impératif de pédagogie qui, sacrifiant à l’air du temps, voudrait simplement donner des « repères ». En effet, si l’histoire de la philosophie, comme toute histoire, a besoin de repères, la philosophie, quant à elle, vit essentiellement de problèmes. S’il ne s’agissait que de poser de prétendues évidences comme autant de balises qui délimiteraient le territoire officiel d’une pensée au sein de laquelle il serait permis de circuler en paix, voilà qui constituerait une méprise quant au projet philosophique d’un penseur qui sait que toutes les positions qu’il prend devront être défendues, et non simplement applaudies, que toutes les affirmations qu’il avance sont des réponses personnelles à des énoncés effectifs ou à des convictions implicites. Aussi un philosophe véritable a-t-il conscience que ce qui conditionne chacune des thèses qu’il construit est aussi ce qui exprime leur nécessaire précarité. En dépit de quelques points problématiques (sur l’ontologie, l’inertie et l’État de droit) qui expriment les réserves d’un lecteur ordinaire plus qu’ils ne critiquent le travail d’un auteur reconnu, il faut dire combien l’ouvrage apportera et importera aux lecteurs sérieux de Hobbes. Aucun d’entre eux ne pourra s’exempter de sa lecture, tant il tirera profit des lumières qu’il apporte, des analyses décisives qu’il déploie et des riches problèmes que tant de perspicacité intellectuelle, de rigueur et de ténacité suggèrent.

Benoît SPINOSA

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Pour citer cet article : Benoît SPINOSA, « Philippe CRIGNON, La philosophie de Hobbes, Paris, Vrin, 2017, 203 pages » in Bulletin d’études hobbesiennes I (XXIX), Archives de Philosophie, tome 81/2, Avril-juin 2018, p. 405-448.

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